mercredi 16 septembre 2009
Littérature
posté à 09h47, par
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Si le grand bluesman Robert Johnson a signé un pacte avec le diable pour devenir virtuose, Peter Guralnick en a sans douté paraphé un autre, beaucoup plus tard. Pas d’autre moyen d’expliquer comment celui qui a livré - entre autres - une indépassable biographie sur Elvis peut aussi bien écrire sur la musique. Avec « Feel like going home », Guralnick revient sur l’épopée du blues. Grandiose.
« J’ai dit à ma femme, ne m’attends pas tôt à la maison
Je vais faire la noce, danser avec une jeune femme
Je vais m’en payer une tranche
Je suis un fêtard et je me fous de ce qu’on en pense1. »
Robert Pete Williams, « Free again »
« Si tu changes le son, alors tu changes l’homme. »
Muddy Waters
D’abord, il y a l’auteur. Peter Guralnick, passionné de musiques populaires doté d’une culture démente, grand manitou de l’histoire musicale américaine du XXe siècle et énième preuve - s’il en fallait une - de ce curieux phénomène de domination culturelle que l’on pourrait résumer ainsi : les ricains et les britons savent écrire sur la musique (Lester Bangs, Greil Marcus, Jon Savage, Nick Tosches, Nick Hornby, la liste pourrait s’étaler sur des pages) et pas nous. Les hauts faits de Guralnick ? Innombrables. Qu’il ait écrit sur la soul (Sweet Soul Music, éditions Allia), sur Robert Johnson (Searching for Robert Johnson, éditions Le Castor Astral), ou sur Elvis (biographie monumentale et indépassable en 2 volumes : Last Train to Memphis & Careless love, Le Castor Astral), le résultat a toujours été à la hauteur, voire au-dessus. De sorte qu’avant même d’attaquer Feel like going home, on sait que Guralnick écrivant sur le blues, sa toute première passion musicale, c’est un peu comme Glenn Gould s’attaquant aux Préludes de Bach : ça ne peut pas être mauvais.
Non pas que le style de Peter Guralnick soit exceptionnel : ce n’est ni Nick Tosches, ni Lester Bangs, et sa plume ne fait pas particulièrement d’étincelles. Mais Guralnick a une approche tellement passionnée des musiques populaires américaines, il est si honnête et exhaustif dans son travail d’exégète musical que ses livres se lisent d’une traite. Sans respirer.
Ce livre-là (publié en France aux éditions Rivages Rouge, avec une traduction de Nicolas Guichard), tout particulièrement, est à placer entre toutes les mains, mélomanes ou pas. Parce qu’il ne se penche pas seulement sur le blues en tant que musique, il parle également des conditions de sa naissance, des raisons de son existence, des trajectoires lumineuses ou sombres qui y prirent leur essor, des petits riens (le décor de la maison de Muddy Waters, l’hospitalité de Robert Pete Williams, la modestie de Johnny Shines) et des grandes épopées (le destin mafieux de Chess Records, la rivalité épiques opposant Howlin’ Wolf à Muddy Waters, la carrière mouvementée de Skip James). Cette histoire a été écrite en 1971 et pourtant elle n’est jamais poussiéreuse. Car Guralnick écrit son livre comme on rend un hommage à une époque formatrice, avec une franchise absolue. Il commence par décrire l’explosion du rock’n’roll, ce moment qu’il vécut adolescent avec une intensité absolue. « A-Wop bop a lu bop a lop bam boom » crachotaient les postes de toutes les bagnoles des teens désoeuvrés et l’époque prenait un sens, soudain ils vivaient sur une planète que leurs parents ne pouvaient arpenter. « Hail hail rock’n’roll, deliver us from the days of old », chantait Chuck Berry, et le rock’n’roll l’a fait, il a écrasé la naphtaline qui régnait en maître au pays de l’oncle Sam. En vivant ce moment précis où la musique s’est faite arme de jeunesse massive, Gurlanick semble avoir emmagasiné assez d’énergie pour toute une vie, énergie fascinée qu’il n’a pas tardé à investir dans le blues. Très vite, c’est dans cette direction que sa quête se matérialise.
Guralnick a pris la route pour rencontrer les acteurs du blues avant qu’ils ne disparaissent (évidemment, pour certains comme Robert Johnson ou Charley Patton, c’était trop tard, ils avaient déjà tiré leur révérence). Il a rencontré Johnny Shines, l’homme qui avait suivi Robert Johson avant de lui même devenir une légende du blues. Il a reçu l’hospitalité de Robert Pete Williams, le doux géant condamné pour meurtre et repéré en prison pour son génie musical2. Il a bavardé avec Howlin’ Wolf, le maître absolu des Rollings Stones, a écouté les jérémiades incompréhensibles du génie Skip James, les délires parano de Jerry Lee Lewis, les confessions désabusées de Charlie Rich, l’homme qui devait rivaliser avec Elvis Presley mais a fini sa carrière en jouant dans des boîtes minables pour camionneurs. Tous, des impitoyables frères Chess au bassiste Willie Dixon, de Muddy Waters à l’harmoniciste Walter Horton, prennent consistance sous le récit de Guralnick, finissent par tracer une histoire cohérente, aussi mouvementée que séduisante. Rock’n’roll et blues finissent par voir leurs destins liés inextricablement. Comme le déclarait Big Joe Turner :
En un sens, le rock ‘n’ roll n’était pas différent du blues. On lui a juste redonné du piment. Mec, cette musique a toujours été dans les bagages du blues… Toutes ces tendances, ça va et ça vient. On dirait que tous les vingt ans le monde fait un bond et s’en satisfait. Ça va exploser encore. Faudra être là au moment où ça va sauter.
Avec le blues, la planète avait « fait un bond », mais pas grand monde ne s’en était rendu compte, sinon les acteurs de cette épopée, essentiellement noirs. Vampire en chef, le rock est plus tard venu s’approprier le blues, imposant un autre bond, un « rebondissement ». Guralnick met à jour ces liens, cette spoliation culturelle, sans jamais désigner de coupable ni de supérieur hiérarchique : cette histoire n’est pas si simple qu’on a voulu nous le faire croire. Le blues n’était pas que le chant d’un pauvre Noir ramassant le coton au fond de la Louisiane et mettant en musique sa détresse quotidienne. De même que le rock ne s’est pas contenté de piller le blues en le blanchissant, il lui a apporté une énergie différente, plus frontale.
Pour le reste, on serait bien en peine de retranscrire ne serait-ce qu’une infime partie des histoires contées par ce livre, d’en mettre à jour la magie. Une seule certitude, Guralnick a atteint le but qu’il s’était fixé en se lançant dans l’écriture de Feel like going home. Dans sa préface à l’édition de 1971, il écrivait :
Au fond, la musique seule compte. Si ce livre vous pousse à en écouter, s’il vous persuade de rendre cet hommage minimum à l’œuvre de chaque artiste, alors il aura servi un dessein authentique. Sinon il ne s’agira que de rhétorique stérile, et tout le monde sait que nous n’en manquons pas.
Mission accomplie3.
1 Well, I told my wife, don’t look for me back home soon When I Get to balling, swinging out with a little old teenager gal I’m gonna have myself a ball I’m a balling man, and I don’t care what you men say.
2 Comme le grandiose Leadbelly, Williams a vu son séjour à l’ombre abrégé parce que sa musique plaisait au directeur.
3 Ma médiathèque peut en témoigner…
4 Précision façon HS : Lémi étant parti vendanger joyeusement, en des contrées champenoises si paumées que les cyber-cafés y sont encore choses inconnues, il ne pourra participer à la conversation passionnante, trépidante et cultivée qui ne manquera pas de naître - éventuellement - sous ce billet.