samedi 13 mars 2010
La France-des-Cavernes
posté à 13h54, par
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Chroniques d’un éducateur de rue dans un quartier populaire de la banlieue parisienne. Aujourd’hui, l’on retrace cinq ans de vie avec un jeune du quartier et, à la lumière de Nietzsche, l’on se rend compte que quand on parle des autres, on ne parle jamais que de soi. « Jadis, le moi était dissimulé au sein du troupeau : et maintenant, c’est au sein du moi que se cache le troupeau. »
« Il n’y a pas d’éducateurs. – Comme penseur, on ne devrait parler que de l’éducation de soi par soi-même. L’éducation de la jeunesse par des tiers est ou bien une expérience réalisée sur un être encore inconnu, inconnaissable, ou bien un nivellement de principe destiné à adapter un nouvel être, quel qu’il soit, aux habitudes et coutumes régnantes : dans les deux cas, donc, quelque chose qui est indigne du penseur, besogne des parents et instituteurs qu’un homme de ceux qui ont la sincérité hardie a appelé nos ennemis naturels. – Un jour, quand on est, de l’avis du monde, depuis longtemps formé, on se découvre soi-même ; alors commence la tâche du penseur, maintenant il est temps de l’appeler à l’aide – non pas en qualité d’éducateur, mais d’homme qui, ayant fait sa propre éducation, a de l’expérience. »
Frédéric Nietzsche,
Humain trop humain, II, Le Voyageur et son ombre, 267
Tu n’étais ni le pire, ni le meilleur, il y a cinq ans. Tu étais banalement comme les autres. Tu étais jeune alors – on n’est pas sérieux quand on n’a même pas 17 ans – l’âge des conneries habituelles pour un gosse de cité indifférencié. Jeune diplômé, j’arrivais sur le quartier. Toi et tes amis, vous nous regardiez de haut, de ce regard infatué du fric et du pouvoir sur la cité. Vous aviez envoyé vos petits frères essuyer nos plâtres, tester notre cohérence et essayer de nous faire craquer. Sur la durée.
Plus d’une année durant laquelle tu n’étais plus là. N’ayant pas encore la confiance de tes amis, les rumeurs de Radio Cité parlaient d’un voyage à l’étranger. A ton retour, vos petits frères cessaient un peu de nous faire chier et commençaient à nous parler de leurs problèmes scolaires. Nous échangions dès lors des bonjours plus courtois que méfiants quand je te croisais avec tes amis, à l’entrée des halls d’immeuble qui ne s’ouvraient que pour les clients et les mères de famille ; jamais pour nous.
Il faut croire que nous avions fait nos preuves quand ton meilleur ami me demanda, plus de deux ans après mon arrivée et sentant le boulet du glaive de la justice, de l’accompagner chercher un boulot. J’ignorais qu’il devait être jugé un mois plus tard et que je témoignerais pour attester de l’existence d’un suivi socio-éducatif. J’ignorais que je devrais franchir les grilles de la maison d’arrêt et que je te donnerais de ses nouvelles après chaque visite.
On est puceau de l’horreur comme on l’est de la cité.
Toi et tes potes m’aviez défloré.
Les confidences ne venaient pas encore mais, à la nuit, à l’ombre des tours et des sirènes, vous n’hésitiez plus à parler devant moi de tel ou de tel autre, des raisons de leur incarcération ou de leur cavale, des kilos et des années en jeu. Mon silence pour seule arme.
Tu étais des trois de ceux qui étaient à la libération de ton pote, sans compter sa famille. Tu m’adressas un salut quand je sortis derrière lui. Matin de janvier, vent glacial, sa maman sortit la Thermos de café et quelques croissants. Vous n’êtes restés que pour la première tasse, vous saviez bien que nous avions nombre de démarches à accomplir, et laisser ce moment à la famille.
Quand tu fus serré à ton tour, six mois plus tard, je veux croire que c’est naturellement que tu m’écrivis de prison pour que je vienne te visiter. On était l’été et dans le bus pour Fleury-Mérogis, la clim’ faisait défaut. Au matin, les odeurs de curry, de couscous et de vêtements bien lavés que les familles essaieraient de faire rentrer au parloir. M’être levé à 5 heures pour arriver à notre rendez-vous de 10 heures, parce que préparer une réinsertion et une recherche de taf, c’est le matin.
Au gré des parloirs d’un été à Fleury, tu m’appris que le voyage était en fait une sanction familiale. Six mois aux Comores dans la famille et six mois en Syrie dans une école coranique. Juste pour te mettre du plomb dans la tête. Et qu’à tout prendre, tu préfères encore être là, dans ce nouveau bâtiment de Fleury – une douche par cellule – plutôt qu’aux Comores. C’est l’époque où l’avion de Yemenia s’écrase, tu es sans nouvelles de ta famille.
Je connus ta mère, tes dix frères et sœurs, leur expliquer le fonctionnement de l’Administration Pénitentiaire, qu’icelle ne tolère pas qu’on écrive à un détenu dans une autre langue que le français, a fortiori l’arabe, comment faire pour laisser rentrer un tapis de prière, et le budget à prévoir pour aller à Fleury : quinze euros aller/retour par personne, deux fois par semaine, trois personnes par visite, trois cent soixante euros par mois ; sans compter les mandats.
J’étais en vacances pour ta sortie de préventive. Tu m’appelles et veux écouter le bruit de la Méditerranée, depuis la Grèce où je suis. On décide de se faire un chouette restau à mon retour. Quatre-vingts euros en poche, on pousse la porte d’un truc qui nous semble bien classe à La Défense. On ne regarde même pas les prix. Au mitan d’une horde de costars-cravatés, nous mangeâmes fièrement dans nos sweats-capuches respectifs, deux entrées, un pichet de blanc, et un café pour deux.
Tu es revenu une fois sur le quartier. Je n’étais pas là. Considéré pour être celui qui a balancé le réseau, tu n’as pas attendu que tes anciens potes apprennent ta sortie et viennent te chercher. Tu es revenu pour te faire casser la gueule, une fois, consciencieusement, méthodiquement.
On attend ton procès. Tu postules à des boulots moisis avec la Mission Locale. Intérim de magasinier, devoir batailler pour obtenir un financement de permis cariste.
Il y a deux mois, à un de nos rendez-vous, tu es venu accompagné d’une demoiselle. Vous n’étiez qu’un sourire. « Ubi, je te présente Salima, une amie. Salima, je te présente Ubi, mon éducateur ». Je souris encore à ce non-dit de présentation officielle où je crus voir dans tes yeux l’attente d’une validation.
On attend et on prépare tranquillement le procès. Tu ne viens plus aux rendez-vous qu’accompagné de ta chérie. Vous allez emménager ensemble, vous commencez à parler de mariage. Je rêve secrètement d’être invité.
Tu risques au bas mot cinq ans de taule, peines planchers et tout le bordel. Autant d’années que celles où remonte le début de notre histoire. Je ne sais lequel de nous deux a fait le plus grandir l’autre. Ça prend du temps, tout ça, la fin de ton adolescence, mon arrivée sur le quartier. Je repense à Nietzsche. Peut-être t’en parlerais-je la prochaine fois qu’on se verra. Ou sans doute pas ; nous avons encore tellement à découvrir, tous les deux.
1 Que les amateurs de ces petites chroniques se jettent illico sur le splendide livre de Jane Sautière, à qui j’emprunte à peu près le titre de ce billet. Ça s’appelle donc « Fragmentation d’un lieu commun », c’est publié aux éditions Verticales depuis 2003 et ça raconte des bouts de vie d’une éducatrice en milieu pénitentiaire. Et je m’engage officiellement à rembourser les 7,50 euros de quiconque n’aura pas aimé ce chef d’œuvre. Vraiment.