samedi 31 mars 2012
Entretiens
posté à 16h48, par
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Retracer la trajectoire d’un homme, figure de la résurrection de l’extrême-droite. Et dire une époque, celle des années 1970, pour mieux saisir la nôtre. Les auteurs du webdocumentaire « François Duprat, une histoire de l’extrême-droite », et d’un ouvrage récent consacré au même sujet, Joseph Beauregard et Nicolas Lebourg, reviennent ici sur leur travail autour de l’activiste de la droite radicale, grand inspirateur du FN.
1970, brutale décennie. Les flammes de 68 brûlent encore. Les gauchistes de tous poils montent au front, notamment contre l’extrême-droite. Combats de rue, manifestations offensives - l’engagement ne se mégote pas. Pour symbole : le 21 juin 1973, une manifestation antifasciste, emmenée par la Ligue Communiste, prend d’assaut un meeting d’Ordre Nouveau, organisé à la Mutualité. Paris sous les battes.
Si les gauchistes remportent quelques beaux combats, ils se trouvent surtout confrontés à une violente répression, menée de 1968 à 1974 par le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin. Surnommé Raymond-la-matraque, initiateur de lois « anti-casseurs » de sinistre mémoire, il s’appuie sur le conservatisme larvé d’un Parti Communiste encore puissant et sur l’envie d’en découdre des groupuscules d’extrême-droite.
Au centre de ce marigot, une figure nationaliste traverse les années 1970 comme un parfait résumé des temps. Aventurier et magouilleur, antisémite forcené et négationniste, esprit brillant (quand même), informateur de la police, anti-communiste obsédé et grand manipulateur. Alias : François Duprat. De la fin des années 1950 à sa mort dans un attentat à la bombe jamais élucidé (en mars 1978), il est partie prenante – voire moteur – de la plupart des groupuscules de la droite radicale (Jeune Nation, le Parti Nationaliste, la Fédération des étudiants nationalistes, Occident, Ordre Nouveau et le Front National). Et il joue un rôle essentiel dans la résurrection idéologique et organisationnelle de l’extrême-droite. Se faisant marche-pied d’un Jean-Marie Le Pen en pleine ascension. Lui soufflant le thème à succès des décennies à venir - la dénonciation de l’immigration. Et martelant sa certitude que la reprise des mots d’ordre de l’extrême-droite par la droite ne pourra profiter qu’à la première.
Le parcours du néo-fasciste Duprat est ainsi doublement emblématique. Il dit beaucoup sur une époque assez méconnue : la décennie post-1968. Et il se révèle essentiel pour comprendre notre triste temps – radicalisation droitière et haine générale. Le réalisateur Joseph Beauregard et le chercheur Nicolas Lebourg1 l’ont parfaitement compris. Via « François Duprat, une histoire de l’extrême-droite », webdoc produit par Le Monde.fr et l’INA2, ils revenaient brillamment sur ce que la trajectoire de l’activiste d’extrême-droite conte de son temps et du nôtre. Un sujet qu’ils approfondissent dans François Duprat, l’homme qui inventa le Front National3.
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On sent un évident parallèle entre les destins de deux radicaux que tout oppose, Pierre Goldman4 et François Duprat....
Joseph Beauregard : « Je me suis justement intéressé à François Duprat à partir de Pierre Goldman. J’avais essayé de conduire une longue enquête sur la mort de ce dernier ; celle-ci n’a finalement pas abouti. À l’époque, je menais ce raisonnement : c’est Goldman qui a fait sauter Duprat, et ce sont des réseaux d’extrême-droite qui ont ensuite vengé le nationaliste. J’ai donc passé un bout de temps à travailler sur le sujet. Sauf que je n’étais pas le seul. Il y a finalement eu quelqu’un d’autre pour publier un très bon livre, Pierre Goldman, le frère de l’ombre, et pour réaliser un film sur cet assassinat. Il s’appelle Michaël Prazan, il est devenu un ami et c’est lui qui m’a encouragé à travailler sur Duprat. Pour résumer la thèse de Michaël Prazan : Goldman se serait lancé dans le trafic d’armes, se rapprochant des autonomistes espagnols. Et certaines personnes dangereuses auraient un peu trop pris au sérieux son côté mythomane et fantasque. Il l’aurait payé cher.
Nicolas Lebourg : « Les trajectoires d’un Goldman ou d’un Duprat doivent être replacées dans un contexte. Elles prennent sens si tu considères que mai 68 ne dure pas un mois, mais dix ans. Qu’il y a un long 68 qui s’achève symboliquement avec les assassinats de Goldman et de Duprat. C’est-à-dire qu’il y a d’abord dix ans où la société française dit à ses minorités activistes, radicales : vous pouvez vous agiter ; on va vous poursuivre, vous dissoudre, vous envoyer les CRS, et en même temps vous laisser une réelle liberté d’action. Cela se termine en 1978-79. Retour de bâton. Le discours implicite devient alors celui-ci : vous vous êtes bien amusés, c’est fini ; les trotskistes ou les maoïstes, vous n’avez qu’à devenir patrons de presse ou députés PS ; les fachos, vous vous investissez à droite ou vous vous lancez dans le business.
Les trajectoires de Duprat et Goldman permettent d’appréhender ce qui travaille alors la société française, ce passage de toutes les difficultés de la décolonisation – qu’elles soient vues du côté pro ou anti – jusqu’à la désindustrialisation. C’est-à-dire la manière dont, sous les coups de l’atomisation sociale, les radicalités politiques se désagrègent et explosent, avec des gens échouant dans le gangstérisme ou chez les barbouzes. C’est tout ce trajet, France gaullienne devenant post-industrielle, qu’il s’agit de comprendre. Sorti de ça, il reste des histoires fascinantes, mais qui ne permettent pas de saisir la désagrégation d’une certaine France. Pis, elles construisent du mythe – le premier étant que la génération du baby boom, celle de mai 68, aurait été la dernière à rêver avant l’arrivée d’une « génération bof ». Le discours d’auto-représentation de la génération baby boom est ici d’une rare malhonnêteté intellectuelle. »
Joseph Beauregard : « Ce webdoc, nous aurions pu l’appeler « François Duprat ou une histoire française ». C’est vraiment une histoire française - et les mythes et légendes associés à sa trajectoire ont pour fonction de le faire oublier. Parfois, il faut ramener tout le monde au niveau du plancher des vaches. »
Que faut-il retenir, alors ?
Nicolas Lebourg : « Ce qui est, entre autres, intéressant chez Duprat et Goldman, c’est qu’ils défendent des idéologies de la société industrielle - le fascisme ou le communisme. Et ils le font justement au moment où la société industrielle explose. Ils ne peuvent donc pas toucher les masses avec de tels discours – encore moins dans le cas de Duprat, dont les idées sont disqualifiées par la Seconde Guerre mondiale – et ils ne correspondent pas à la structure économique, sociologique de leur temps. C’est en réalité un moment clé. Celui où des idéologies de masse, reflets d’une structure économique, se font idéologies de marge à l’intérieur d’une société devenant elle-même une société des marges, avec l’atomisation sociale et le début de la financiarisation de l’économie.
Goldman et Duprat insufflent, en une ère se faisant celle de la rationalité et de la matérialisation à outrance, un romantisme qui est celui du XIXe siècle. Ils sont, pour reprendre la formule de Julius Evola, « des hommes au milieu des ruines ». Parce qu’être romantique politique dans les années 1960, rêver d’une révolution brune ou d’une révolution rouge, est finalement très anachronique au regard de la structure sociale de la société. »
La violence, par contre, est bien dans l’esprit du temps...
Nicolas Lebourg : « Il faut en effet souligner la capacité de la société française à accepter de très violents affrontements, notamment entre Ordre Nouveau et la Ligue communiste, à accepter les morts du métro Charonne ou ceux du 17 octobre 1961. Elle admet alors la violence - celle de l’État contre la société et celle des minorités contre l’État. Cela paraît aujourd’hui très surprenant. Va voir un gamin contemporain, non politisé, et explique lui le 17 octobre, Charonne, les bastons dans Paris : il aura les yeux qui tombent... Parce que la période qui a vu l’élimination des idéologies de la société industrielle est aussi celle de l’élimination du recours légitime à la violence politique de la part des marges. Cela fait système.
Il y a d’ailleurs, en parlant de « système », une sorte de gentleman agreement entre le Parti Communiste et Ordre Nouveau. Duprat analyse assez finement le rôle du PC, une fois qu’il cesse d’évoquer avec grandiloquence « le danger gauchiste », et il pointe la sainte-alliance du gaullisme et du communisme. Il a bien compris le rôle qui lui est ici dévolu : taper sur les gauchistes. Cette fonction de répression, reconnue à Ordre Nouveau par l’État et le PC, permet au groupuscule de ne pas se faire interdire5. Il y a là des intérêts concordants.
Sur ce point, Duprat se révèle très pragmatique. Il a d’ailleurs une formule : « L’action politique consiste à occuper le maximum de terrain possible, le reste n’est que littérature, mauvaise de surcroît. » Elle dit bien sa conception très utilitariste de la politique. Duprat a connu tellement de dissolutions – Jeune Nation, Occident, etc – qu’il est très conscient de l’hétéronomie s’exerçant sur les forces politiques de la droite radicale. Et il sait qu’il faut s’entendre avec l’État pour éviter la dissolution. Pour lui, la politique n’est que rapport de forces. »
Il y a un « rôle social » dévolu à Ordre Nouveau ?
Nicolas Lebourg : « Si on se penche sur les affrontements entre Ordre Nouveau et la Ligue Communiste, il importe de dépasser le constat basique - il y a de la baston, Duprat y joue tel rôle, il entretient tels rapports avec les services de police, Ordre Nouveau est manipulé par Marcellin, etc. Tout cela est vrai, mais ce qui est moins dit, c’est que les affrontements entre gauchistes et fachos sont très ritualisées, permettant de canaliser la violence dans certaines limites. Après la dissolution d’Ordre Nouveau en 1973, il y a une explosion de cette violence, avec des bombes posées dans des cafés arabes, des morts. Et cinq-six ans d’attentats racistes suivent.
Si on s’intéresse aux statistiques, on se rend compte qu’Ordre Nouveau permettait d’une certaine façon une stabilisation de la société et une réduction des troubles à l’ordre public – justement par sa violence. Et cela revient à interroger des choses beaucoup plus compliquées que la représentation simpliste généralisée. Il faut alors retourner le miroir sur la société plutôt que de dresser une histoire policière de François Duprat, en mettant l’accent sur la baston ou les liens avec le ministère de l’Intérieur. »
- Len Pen aux funérailles de Duprat.
La fin des années 1970 est sanglante, avec de nombreux assassinats politiques non élucidés....
Nicolas Lebourg : « Les Français sortent alors d’une longue et sale guerre, la droite est au pouvoir d’une manière qui paraît être de droit divin, et l’horizon planétaire se résume en partie à la Guerre froide, avec le risque d’un grand holocauste nucléaire... On a oublié ce climat prégnant de violence, ce cauchemar d’annihilation. L’anticommunisme avait été auparavant un mythe mobilisateur d’une extrême puissance ; il joue un rôle fondamental dans la dynamique des fascismes, et dans les motifs d’enrôlement d’une Waffen SS dont la moitié des 900 000 membres à la fin de la guerre étaient des non-Allemands. Le communisme avait, quant à lui, lui été un mythe mobilisateur assez puissant pour permettre à des millions d’individus de fermer les yeux sur le goulag, l’écrasement de Prague et Budapest, etc. Cette espèce de gigantomachie, d’affrontement de géants dans une ambiance d’apocalypse, a façonné tout le XX siècle. Dans ce contexte ces assassinats ne sont pas ressentis avec la même force que cela eût pu être ensuite, après l’alternance, la glasnost etc. : game over. »
Duprat reste assez méconnu. Mais vous montrez bien comment l’extrême-droite actuelle lui doit énormément...
Nicolas Lebourg : « Le talent d’un Le Pen, c’est d’abord d’avoir réussi à fédérer des courants complétement épars, d’avoir tracé un lien entre les néo-nazis à un extrême et les branches populistes. Quelque chose d’unique dans l’histoire de l’extrême-droite. Duprat joue, lui, le rôle de machinerie, mais il n’a pas les qualités de fédérateur d’un Le Pen. Et avec son corps rondouillard, il n’a pas non plus le physique du chef – ça compte, à l’extrême-droite. Ça ne l’empêche pourtant pas de faire forte impression. Nous avons rencontré 135 témoins, gens qui l’ont approché ou fréquenté ; les deux mots revenant le plus quand ils l’évoquent sont « fascination » et « perversité ».
Au-delà, Duprat a légué une pratique politique à l’extrême-droite. La volonté de réussir et non de témoigner. La compréhension que la prise du pouvoir par l’extrême-droite passe par des jeux de billards à trois bandes. Exciter les gauches pour se légitimer auprès des droites. Faire avaliser son discours anti-immigrés par les droites pour se légitimer comme une offre politique normale. Dénoncer le mondialisme de droite pour se légitimer après des classes populaires. Bref, donner des signes à tout le monde pour faire lentement exploser le système politique à son profit : c’est du Duprat. »
1 Tous deux participent par ailleurs au très bon site Fragments sur les Temps présents.
2 Et toujours consultable sur le site du Monde.fr, ICI. Son visionnage est vivement conseillé.
3 Aux éditions Denoël.
4 À la fois membre du banditisme et figure de l’extrême-gauche, Pierre Goldman a été assassiné en septembre 1979. Revendiqué par un obscur groupe, Honneur de la Police, son exécution n’a jamais été tirée au clair.