jeudi 20 janvier 2011
Littérature
posté à 15h01, par
39 commentaires
Dur à admettre. Personne n’aime reconnaitre la partialité de ses enthousiasmes et dégoûts littéraires. Comme si - en ce domaine - un jugement ne pouvait se concevoir autrement que 100% objectif. Un non-sens. Rares ceux qui naviguent en toute innocence en librairie, ne jugent que par l’écrit pur, hors de toute autre considération. Ce n’est peut-être pas plus mal.
D’abord, je l’ai snobé, Monstres invisibles. Bassement. Quand on me l’a offert pour cause de Christmas, je lui ai à peine jeté un coup d’œil, le temps de m’enquérir : « Tiens, Chuck Palahniuk, ce n’est pas le type qui a écrit Fight Club, le bouquin qui a engendré la bradpitterie cinématographique du même nom ? » - « Si si, m’a-t-on répondu, j’ai visé juste, hein ? » Bah tiens. S’il n’y avait pas eu tous ces regards familiaux embusqués, il n’aurait pas tardé à rejoindre la poubelle, le Chuck.
Il y a ce passage croustillant à souhait dans Pierrot le Fou de Godard, quand Anna Karina revient d’emplettes et que Belmondo pique une colère parce qu’elle a acheté des vinyles : « La musique, après la littérature !!! », hurle-t-il, avant de balancer les disques en question dans la nature, mesquin et théâtral. Exactement ce que j’aurais aimé faire avec Monstres invisibles, en adaptant mon discours au contexte, toute mauvaise foi sortie : « Un auteur qui s’offre déjà à moi en film avant de me revenir sous forme imprimée ne mérite aucune estime ! Dehors ! » Et Chuck de s’envoler par la fenêtre comme une grive lépreuse.
Über-caricatural. D’autant que je n’avais aucun élément pour étayer ma position : je n’avais jamais lu le moindre bouquin de Palahniuk et dézinguais au hasard, par pressentiment. Cerise sur ma nazitude et confirmation de mes penchants au jugement à l’emporte-pièce, je viens de lire Monstres invisibles pour cause d’enlisement dans l’ennui sans autre dérivatif et... madre dia, je l’ai trouvé méchamment démoniaque, aussi drôle que glauque. Une des mes meilleures surprises littéraires depuis un bail (ou comment une héroïne au visage arraché - littéralement - rencontre une égérie vaporeuse en quête de vaginoplastie pour un road-novel sous hormones ; le tout magistralement écrit). Or, sans quelques coups de pouce du sort (Noël + boulot abrutissant d’ennui derrière la réception d’un hôtel désert + pas d’autre bouquin sous la main), jamais je n’aurais lu Chuck Palahniuk. J’aurais continué à penser « Ah oui, c’est le gars qui a écrit Fight club, hmmm, gentillet, mais m’intéresse pas, un type qui couche avec Hollywood »... Et ma planète littéraire aurait continué à tourner sans se poser de questions, confortablement engoncée dans ses molles certitudes. Alors que là, non, elle hésite, giration en sursis.
Les gros sabots néfastes du jugement à l’emporte-pièce
Généralement, on évacue vite ce genre de révélations. Comme si cela relevait de l’exception, d’une erreur de jugement erratique, peu représentative. Le jour où j’ai découvert que Duras était lumineuse après de longues années à la taxer de vieille soulée soûlante, je n’ai pas trop approfondi la question, ni cherché à savoir d’où venait ma caricaturale position de départ. Pourtant, par un biais étrange, j’en étais venu à détester un grand écrivain dont je n’avais pas lu une ligne. Comme le gosse qui abhorre le pastis sans jamais l’avoir goûté. Hérésie.
On se voudrait toujours détachés de ce genre de clapotis neuronaux. Esprits purs ne jugeant que sur pièces, le cervelas vide de tout préjugé, de toute considération autre que littéraire. Bah non. Et je ne pense pas que grand-monde échappe à ce type d’erreurs d’aiguillages. Une simple couverture ratée peut dégoûter à vie de l’auteur qui saurait le plus vous enthousiasmer1. Ou bien c’est votre pire ennemi du lycée qui se pâmait pour un auteur qu’en représailles vous avez illico catalogué comme monstrueusement niais. Ou la photo au dos du bouquin qui a déclenché votre ire (pour qui il se prend, ce péteux, avec sa gomina ?). Ou bien votre habitus qui fait des siennes, votre misogynie enfouie qui dicte vos rejets, votre enlisement dans une mono-culture, votre manque de curiosité, votre pedigree littéraire qui vous snobinardise...
Combien de livres et d’auteurs géniaux chacun de nous relègue-t-il - consciemment ou non - sur un a priori stupide ? Pourquoi n’ai-je jamais été capable de me plonger dans un bouquin écrit par un auteur chinois si ce n’est par caricature inconsciente de la sino-culture (des types qui se branlent shintoïsement pendant des pages et des pages devant des nénuphars, très peu pour moi) ? Pourquoi je considère Tahar Ben Jelloun comme un auteur pour ridés mous alors que je ne sais même pas à quoi ressemble sa prose ? Pourquoi, à l’inverse, je continue à penser que Roberto Bolano est un grand auteur quand je n’ai jamais réussi à finir un de ses bouquins ?
Il serait triste de ramener ces élans à une question de posture. Il n’est pas question ici des décérébrés qui achètent le dernier Éric Holder parce qu’il fait chic sur la table du salon et rejettent tout ce qui n’est pas estampillé Inrocks. Ou des endives bipèdes qui ne lisent que les prix littéraires. Ceux-là étaient perdus dès le départ, finis au pipi social. Nan, je parle de ceux qui s’immergent vraiment dans les livres comme le bourdon dans le pistil, voracement, et se bouchent pourtant certains horizons à coups de stéréotypes. Maladie récurrente contre laquelle il n’existe à ce jour qu’un seul remède connu et certifié : la curiosité fouinante, modeste et non formatée. L’amour avec un(e) libraire fonctionne aussi, paraît-il.
Nécessaire coup de balai subjectif
Là où le débat devient intéressant (plus que dans l’auto-flagellation consistant à se lamenter sur le thème ouin-ouin, je suis un mauvais lecteur, jetez-moi des pierres), c’est lorsqu’on interroge les cas où la mauvaise foi est bienvenue, voire nécessaire. Posture d’auto-défense. Quand plus de sept cents livres déboulent dans les étals en une seule rentrée littéraire, quand des impostures moisies tiennent le haut du pavé depuis si longtemps2, une réaction guerrière s’impose. Question de logistique. Et de flair. Faut-il vraiment avoir lu le dernier Angot pour le descendre en flammes ? Même : est-il nécessaire d’avoir lu un seul bouquin d’elle ? Ne peut-on se contenter de ses apparitions médiatiques et d’un rapide feuilletage ébahi (Wahou, toujours plus profond que le fond) pour la vouer aux flammes de l’enfer littéraire ?
Je les ai très peu lus, et pourtant ; je méprise Beigbeder, déteste Camille Laurens, grimace devant Camille de Toledo, baille avec Paulo Cohelo, geint d’ennui à la simple vue d’Alexandre Jardin, et je m’estime en position de le faire, presque honnête dans ma position. Presque parce que, comme tout le monde, j’aime en rajouter dans le négatif (et le positif), prends un plaisir certain à descendre en flammes les impostures et à souffler sur les braises de la critique fielleuse. Mais ce n’est jamais totalement gratuit.
Parce qu’il y a des a priori valables, une mauvaise foi ayant raison de se revendiquer comme telle. Houellebecq n’est pas le pire écrivain du monde, surnage largement au-dessus des bulbeux mous précités, mais il est trop tard désormais pour le traiter comme un porteur de mots : il appartient au barnum spectaculaire, ne porte plus que des images de lui-même, des refrains louches & prémachés. Itou pour Nothomb. Ceux-là prennent tellement de place eu égard à leur talent (réel mais pas transcendant, et en chute libre) qu’il est logique de ne pas entrer dans la danse, de tourner la barre vers d’autres horizons - moins rebattus, moins monoformés et moins enclins à la complaisance mass-typée.
La défiance envers les stratégies médiatiques des gros éditeurs et les impostures du monde du livre ne doit évidemment pas primer sur toute autre considération - postuler qu’un livre (ou un film, un disque) est mauvais simplement parce qu’il se vend bien, snobisme inversé, n’a jamais été un grand signe d’intelligence -, mais reste éminemment nécessaire pour qui entend se forger une vision des choses personnelle. Quand 100 moutons chiants squattent mon abreuvoir, j’en cherche un autre. Traduction : même si le dernier Houellebecq n’est peut-être pas une bouse infâme (remember Extension du domaine de la lutte, potable), ça m’écorcherait les neurones d’aller claquer vingt euros pour un livre si omniprésent dans des lieux où le verbe est mort et l’esprit enterré.
Où l’on se rassure (un peu vite), avant de conclure à l’inanité de ce billet
Reste que la subjectivité à l’emporte-pièces ne déborde pas seulement sur les huitres médiatiques, mais aussi sur d’autres écrivains, moins évidemment détestables. Si bien que ce débat n’a pas de fin. Face à la mauvaise foi, on se persuade toujours qu’on appartient à la catégorie des subjecteurs de conscience, ceux qui trichent pour la bonne cause, trient par amour de la vraie littérature. On se rassure en parcourant sa bibliothèque (réelle ou mentale) et en y découvrant des auteurs qui, pour une raison quelconque (politique, sociale, géographique), ne s’inscrivent pas dans une évidence identitaire. Pour un gauchiste invétéré, par exemple, posséder les meilleurs bouquins du proto-facho Maurice G. Dantec (ceux où il science-fictionnise avec classe sans déblatérer politique3) ou de Céline offre à peu de frais la conviction que les œillères n’empiètent pas sur le jugement. Pour un contempteur du cirque médiatique, admettre que Nicolas Rey ou Brest Easton Ellis ont eu une sacré plume à leurs débuts offre le même genre de réconfort. Et ainsi de suite.
Mais ce n’est pas toujours si simple, far from, et les exceptions ne suffisent pas à contredire la règle. D’ailleurs, cette troisième partie de billet s’appelait originellement Les vrais auteurs finissent toujours par passer la barrière des préjugés. Même (surtout ?) les connards finis, avant que votre serviteur ne se rende compte du ridicule de l’affirmation. Même le meilleur lecteur du monde ne saurait juger chaque ouvrage en toute pureté, sans un système de valeurs déjà établi. Ce dernier peut bien sûr évoluer, mais il serait illusoire d’imaginer l’effacer. Ma main à couper que le lumineux Borges, lecteur entre les lecteurs, n’aimait pas le grand Bukowski. Logique. Et alors ?
Cul-de-sac. À bien y réfléchir, ce billet est sûrement contre-productif, voire totalement stupide. Trop réfléchir à ses goûts & emballements, c’est la meilleure manière de les figer. Et s’il existait une échelle de valeur infaillible permettant de classer la littérature, cette dernière deviendrait aussi insipide qu’une réunion de travail du Goncourt. Nope, à chacun sa propre échelle, et les vaches stylistiques seront bien gardées. Ce qui permet d’ailleurs de briller dans les soirées mondaines, raffinement suprême : « Oui, le dernier livre de Jane Sautière, Nullipare, m’a décoiffé, un mistral littéraire de force 10 sur l’échelle de Lémi. » À la terrasse du café de Flore, en tout cas, ça fait toujours son petit effet...
1 L’huître Jbb en est toujours à refuser de lire Le Seigneur des porcheries, signé Tristan Egolf, livre qu’on penserait écrit pour lui, tout ça parce que la couverture lui semble rébarbative.
2 Relire encore et encore le jouissif La Littérature sans estomac, signé Pierre Jourde.
3 Comme le fantôme d’un jazzman dans la station Mir en déroute, par exemple, mérite plus qu’un regard dégoûté