samedi 3 décembre 2011
Le Cri du Gonze
posté à 11h33, par
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Ils étaient clinquants, immoraux et méchamment formatés rock FM. Régnaient sur l’empire MTV de la fin des eighties et du début des nineties. Et se tiraient la bourre avec Nirvana pour la conquête des cerveaux adolescents de l’époque. Les Guns N’ Roses, parfaits représentants d’une culture de masse heavy-metal aujourd’hui disparue, n’ont rien à faire sur A11. Et pourtant...
Dans le duel à distance que se livraient Nirvana et Guns N’ Roses (ou plutôt Kurt Cobain et Axl Rose, tant les deux leaders/chanteurs dominaient leurs ouailles de la tête et des cheveux) pour la suprématie sur les cerveaux adolescents ahuris du début des nineties, une chose a toujours été claire : Cobain était le bon, l’ange du bourrin, aussi intelligent que sensible, alors qu’Axl Rose était le méchant, un gros crétin mégalomane et machiste saturé de stéroïdes mélodiques. Cobain disparut peu ou prou quand il ne supporta plus son statut planétaire, Rose disparut (des écrans) quand il tenta de dépasser cette stature planétaire pour grimper d’un palier, devenir quelque chose comme le Raël incontesté de l’univers MTV, vampirisateur de cerveaux boutonneux jusqu’à Saturne. Starway to nowhere.
C’est une drôle d’époque, quand on y repense. Une période où les rois des charts étaient des mecs qui balançaient des mélodies si lourdes et sirupeuses que l’appellation metal ne suffisait plus, il fallait rajouter un « heavy » pour bien montrer la pesanteur du truc. Où des groupes comme Bon Jovi, Judas Priest ou Guns caracolaient en tête des ventes avec un mauvais goût absolu et des capillarités from outer space. Ça avait de la gueule, certes, plus que les fadasseries made in MTV actuelles, mais il reste malgré tout une part de mystère, de sourcils levés : il fallait que cette enclave temporelle soit bien disjonctée pour que l’hideux « Jump » de Van Halen reste cinq semaines le single n°1 des USA (mars 1984). Ou pour qu’en octobre 1988, les trois disques les plus vendus de la planète soient New Jersey de Bon Jovi, Hysteria de Deff Leppard et Appetite for destruction de Guns N’ Roses. Un non-sens esthétique planétaire. Un peu le même genre d’absurdité que tu observes les yeux comme des soucoupes quand, de passage au Laos ou en Bolivie, tu te rends compte que la préoccupation numero uno des mômes du coin c’est le catch ricain. Blam, où sont les neiges d’antan ? Plus dans Babar, c’est certain.
Pour en revenir au heavy metal FM, un livre sorti récemment piste joliment les modalités de son explosion planétaire : Fargo rock city, confession d’un fan de heavy metal en zone urbaine, signé Chuck Klosterman1, retrace les envolées lyriques d’un jeune bouseux du Dakota du Nord envoûté par une musique balourde, et qui, plus tard, devenu critique rock respecté, n’en démord pas, jolie fidélité autant que pesant fardeau social (essayez donc de briller dans un dîner mondain en dégoisant benoîtement sur Mötley Crue entre poire et dessert...). Ton serviteur étant issu des Vosges (l’équivalent français du Dakota, I guess) et anciennement fan adolescent de Guns et ACDC, il lui est difficile de persifler. Nous autres, ruraux indécrottables, on a tous en nous quelque chose de Deff Lepard. Bref, dans ce récit fendard d’un amour d’adolescence qui ne veut pas lâcher, Klosterman retrace par le détail son itinéraire de fondu du heavy, le type qui à 15 ans n’attendait rien d’autre au monde qu’un nouvel album de Judas Priest. Comme des millions de kids de par le monde.
Nirvana et Kurt Cobain, en un sens, mirent temporairement un bémol à ça en apportant « morale » et beauté au bruit brut et stupide à l’orée de la décennie (Nevermind sort en 1991). L’univers MTV se teintait de conscience et de questionnement vaguement politique. Une confrontation entre deux pôles antagonistes qui ne pouvait pas durer. Quand il vit qu’il ne pouvait pas changer la donne MTV, même en la sabotant (type je montre en direct que tout ça est playback et imposture), toute posture rebelle étant immédiatement digérée et récupérée par le monstre2, Kurt fit boum. Victoire de Rose, fin de l’intermède.
Retour à Guns. De tous les démiurges débiles du rock FM, la bande à Axl Rose (bandana moche, cheveux filasses, ego éléphant) et Slash (haut de forme, tignasse envahissante, solos de guitare à genoux dans des étendues désertes) est celle qui est montée le plus « haut », qui a su imposer une musique vicelarde et immorale à toute la planète. Encore aujourd’hui, passez « Don’t cry », « Welcome to the jungle » ou « Knockin on heaven’s door » (dégoulinante reprise d’un morceau de Dylan), rares ceux qui ne tiltent pas immédiatement, ou alors ils ont vécu dans un igloo lapon au début des années 1990.
Bref, ceusses de Guns avaient trouvé les ingrédients, caracolaient dans les charts et les cerveaux. Pour Axl Rose, ça ne suffisait pas, il fallait plus. Puisqu’ils dominaient la musique, il se prit à rêver d’un autre horizon glorieux : faire la même chose en matière de clips, être au top par les images. Avec dans ses cartons un projet démiurgique, dément, celui de créer en partant de trois hits du groupe (les plus dégoulinants, les moins « metal ») un objet visuel qui ferait date dans l’histoire du rock moche. Chuck Klosterman : « Ce que Guns N’ Roses a essayé de faire (ou – plus exactement – ce qu’Axl Rose a tenté de faire), c’était de prendre les trois ballades de « Use Your Illusion I & II » [double disque sorti en 1991] et de devenir George Lucas. Sans craindre l’hyperbole, on peut dire que c’était le concept vidéo le plus prétentieux auquel un artiste de rock se soit jamais attaqué. Le but était de faire trois vidéos qui puissent exister séparément (et donc, passer sur MTV en haute rotation), mais qui soient également interconnectées de telle façon qu’on puisse les regarder à la suite, comme un film artistique de 22 minutes. »
Conseil/avertissement aux dépressifs divers : se cogner les trois vidéos à la suite peut provoquer aussi bien l’hilarité que la fin de tout espoir en l’humanité, c’est selon. Pour ton serviteur, la montée en puissance vers la laideur absolue qui s’opère, le non-sens du troisième épisode (de loin le meilleur : Axl Rose sauvé par des dauphins, l’idée relève du divin), la débauche hideuse de moyens font de cette trilogie un putain de bonheur kitsch, une « chevauchée des walkyries » pour période absurde et obscène. Mais, bon seigneur (et un peu honteux, aussi), je comprendrai les insultes en commentaire...
Reprenons. Au départ, donc, M. Rose veut changer le monde des clips. Avec un projet si alambiqué que la folie rôde à chaque image. Trois déjections flamboyantes :
Premier acte : le clip de « Don’t cry », méga-lacrymotube planétaire. 5mn15. On y voit que c’est pas la fête pour Axl Rose qui titube dans la neige avec whisky et pistolet ; il s’engueule chant-mé avec sa girlfriend (la top-model Stéphanie Seymour, sa copine dans la vraie vie), puis sombre dans la picole après un pique-nique funèbre, puis dans l’eau avec sa copine ; puis on comprend qu’il l’a trompé et l’effrontée se fait marave par sa régulière, ce qui permet à Axl de laisser libre cours à ses instincts machistos-lesbiens (ah, les combats de meufs décolletées, tout un art). A un moment, après un accident où il a explosé dans sa voiture, Slash fait un solo en flagellant des genoux, torse nu dans les broussailles. La routine.
Deuxième acte : le clip de « November Song ». 9mn08. Il est sorti après « Don’t cry » mais c’est censé être le début de l’histoire. Sous un fond symphonique, Axl se marie, c’est la teuf, tout le monde se marre en échangeant des alliances et des petits fours et puis, patatras, après 7mn de sucreries maritales, le ton change, il pleut, la pièce montée est salopée par un couillon qui fait un slam dessus pour éviter les gouttes, et – bing ! – la femme d’Axl Rose se retrouve dans un cercueil. Violons, pétales de roses et nouvelle averse à l’enterrement (décidément...). Symbolique lourde, voire heavy, des dinosaures n’auraient pas fait pire/mieux, et ça dure plus de 9 minutes... A un moment, après être sorti d’un pas lourd de la chapelle nuptiale, Slash fait un long solo dans le désert, guibolles tremblotantes et tignasse au vent.
Troisième acte : le clip d’ « Estranged » (ci-dessous), 9mn11 de bonheur kitsch. Censé clore la trilogie, il est hilarant de surréalisme. Une des raisons en est qu’Axl n’est plus dans la vraie vie avec Stéphanie Seymour, qu’elle refuse de participer au tournage et que l’intrigue des deux premiers clips ne tient donc plus la route. Qu’à cela ne tienne, la trilogie doit continuer. On voit Axl échapper à l’arrestation (c’est donc lui qui aurait tué sa copine ?3), because la petite armée qui vient l’arrêter a pas pensé à la mezzanine, c’est ballot. Il en profite pour aller jouer dans un stade, tandis qu’en coulisses un cheptel de fans décolletées roule des lèvres en le regardant à la télé, avant qu’il ne prenne une douche tout habillé, chamboulé qu’il est. Then, après quelques minutes d’ennui, sans prévenir, splah, des dauphins jaillissent sur Sunset Strip. Y’a de l’eau partout, des mammifères marins en veux-tu en voilà , sea-world powa, et c’est tellement aberrant que le spectateur reste immanquablement bouche bée. C’est avant que n’arrive la cerise sur le delirium, soit l’épisode du supertanker loué pour l’occasion – Klosterman : « peut-être la débauche de luxe la plus flagrante et inutile jamais montrée dans une vidéo rock » –, précédant le grand saut dans l’océan, épilogue fantastique ; Ophélie peut aller se rhabiller. Axl est donc sauvé par les gentils dauphins et un hélicoptère. A deux moments, Slash fait des solos en pliant les genoux, dont un sur l’océan, nouveau Jésus riffant sur l’eau des embruns pleins la tignasse, ça claque.
Les plus courageux (inconscients ?) auront beau regarder l’ensemble plusieurs fois, ils resteront toujours accablés par deux choses : d’abord par l’extrême mauvais goût qui se dégage de ces 22 minutes, musique comme images. Et ensuite par l’absurdité absolue du projet, aussi démentiellement coûteux qu’à côté de la plaque (quel fan, même le plus accroché et débile, aurait pu retrouver son aiguille heavy dans cette botte de foin visuelle aussi hermétique que Finnegans Wake et sirupeuse qu’Elton John ?).
Ce que la trilogie signe, au fond, outre l’arrêt de mort à moyen terme de Gun’s (qui sombra par la suite dans un relatif anonymat. Klosterman : « Ce projet ultra-coûteux sera au bout du compte un échec commercial et pourrait bien être ce qui a fait passer Guns N’ Roses de plus grand groupe du monde à ... eh bien, ce qu’il est aujourd’hui. »), c’est la fin d’une époque bruyante et tapageuse, continuité soi-disant provocatrice des années 1980, avec son lot d’abrutissements médiatiques et de luxe obscène. Pour un peu, on la regretterait presque : au moins, on se marrait. Depuis, MTV a – entre autres entreprises médiatiques formatant la culture globale – assis sa domination sur l’imaginaire musical adolescent, r’n’b gnangnan, rap vendu et sous-rock FM à tous les étages. Il le savait bien, Cobain, que c’était perdu d’avance. Comment il disait, déjà , l’abruti au bandana ? Ah oui, Lose your illusions...
1 Collection Rivages Rouge chez Payot-Rivages. L’éditeur est un ami ; d’ailleurs, on l’avait interviewé ici.

2 Musicalement, aussi. Nevermind et sa production sage, son son lissé, MTV-compatible, déplaisaient souverainement à Cobain. Une fois n’est pas coutume, un bon article de Slate sur la question : « Le Nevermind que vous n’avez jamais écouté. »
3 Question d’autant plus troublante que Stéphanie Seymour – in da real life – l’a quitté en l’accusant de maltraitance et a empoché un joli pactole pour étouffer l’affaire.