samedi 4 décembre 2010
Entretiens
posté à 14h19, par
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C’est une guerre déjà commencée, un conflit de basse intensité à qui il ne manque plus grand chose pour exploser vraiment - défilé des soldats entre les immeubles et crépitement des armes automatiques. Envoyer l’armée dans les banlieues ? Le pouvoir sarkozyste y songe sérieusement. Un scénario détaillé par Hacène Belmessous dans Opération banlieues. Entretien.
Un livre pour dire une « guerre totale ». Celle que le pouvoir entend conduire contre les quartiers populaires - qu’on les nomme banlieues ou même cités. Perspective guerrière pointant à l’horizon, planant sur les barres et les immeubles : c’est le conflit qui vient.
Une guerre ne se lance pas du jour au lendemain, elle se prépare ; moitié au grand jour, sur les estrades politiciennes et dans les médias, moitié au secret, sur les terrains d’entraînement militaires et dans les plans de bataille. Une guerre se donne d’abord les conditions d’une apparente légitimité, pour gagner une part (si ce n’est la totalité) de la population à sa cause. Elle se forge dans les esprits autant que se gagne sur le terrain.
L’ouvrage d’Hacène Belmessous s’intitule Opération banlieues1 - mais c’est le sous-titre qui résume parfaitement ce livre aussi remarquable qu’inquiétant : Comment l’État prépare la guerre urbaine dans les cités françaises. L’histoire d’une martiale montée en puissance, les habitants des quartiers populaires dans le viseur. Eux à qui on intime d’aimer la France, au risque sinon de devoir la quitter - l’identité nationale pour grossier rappel de cette injonction à toujours baisser la tête et se sentir étranger. Eux qui voient les rares opérations de rénovation de leur habitat menées au prétexte de l’ordre - bailleurs, municipalités et policiers dressant ensemble les plans de ces immeubles pensés pour faciliter la contre-guérilla urbaine2. Eux qui subissent cette police de combat, portée aux nues par Nicolas Sarozy et créditée de tous les pouvoirs - à tel point que l’auteur établit un parallèle avec la police nationale israélienne. Eux qui ne croient plus - bien obligés - à ces miroirs aux alouettes qu’on leur agite, le plan Espoir Banlieues de Fadela Amara pour dernière mouture3. Eux - enfin - qui voient se profiler la certitude, à court ou moyen terme, d’une intervention militaire, soldats chargés de « pacifier » leurs quartiers.
C’est là la trame d’Opération banlieues : le pouvoir - Sarkozy, ses hommes de confiance et nombre d’oiseaux de malheur avec eux, idéologues ou affairistes de l’armement - met ses petits soldats en ordre de bataille, ne rêvant que de les lâcher sur les banlieues. Les (prétendus) experts de l’ordre y songent depuis longtemps et les militaires et gendarmes y sont entraînés, désormais rompus à l’art de la guérilla urbaine. Surtout, les textes le permettent : depuis 2008 et la publication du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale4, un « contrat 10 000 hommes » prévoit la mise à disposition par les armées, « à la demande de l’autorité politique, lorsque des situations graves frappent le territoire national », d’un contingent d’autant de militaires. « En clair, si Nicolas Sarkozy le décide, l’armée de terre interviendra dans les cités françaises », résume Hacène Belmessous. Il l’explique plus longuement ci-dessous. Entretien.
Votre livre – c’est assez marquant – se lit tout seul, presque comme un roman...
J’y tiens beaucoup. Lorsqu’on écrit, que l’on soit chercheur ou essayiste et quand bien même le propos produit une analyse théorique, il faut éviter l’abondance de paradigmes. Gardons cela pour les rapports de recherche. Globalement, d’ailleurs, j’estime que les chercheurs écrivent plutôt mal – il suffit de lire des thèses, elles sont souvent mal rédigées – alors qu’ils devraient justement effectuer un sérieux effort pour être compris, c’est-à-dire faire en sorte que leur pensée soit plus claire. Nombreux sont ceux qui ont des idées et enrichissent utilement le débat, seulement, ils ne sont pas toujours audibles parce qu’ils pêchent par manque de clarté dans l’écriture. C’est dommage.
Cela dit, je ne suis pas, loin de là, toujours satisfait de ce que j’écris. Pourquoi ? Je pense qu’un livre n’est jamais totalement fini même si certains sont plus aboutis que d’autres. Opération banlieues, par exemple, possède sans doute une cohérence d’ensemble, mais il aurait peut-être mérité un chapitre supplémentaire sur Villiers-le-Bel, une commune qui a souffert durant plusieurs mois de l’état d’exception sarkozyste. On y retrouve en effet le scénario de l’inacceptable décrit dans mon livre : les conditions dans lesquelles pourraient se dérouler une intervention de l’armée dans les banlieues y semblaient réunies.
Les deux – ordinaire d’exception et probabilité de l’envoi de l’armée - sont liés ?
Bien sûr. Quand on m’interroge sur la probabilité de cette intervention militaire, je rappelle toujours qu’il existe deux fronts : le front sécuritaire mais aussi le front social – ce dernier étant tout aussi diabolique car difficile à cerner, donc à démasquer. Il faut évidemment s’intéresser à la dimension sécuritaire, mais ce serait commettre une grave erreur que de ne pas se pencher sur le processus de dégradation de la vie sociale et citoyenne dans ces territoires.
C’est finalement une guerre à deux faces que mène le pouvoir sarkozyste dans ces lieux ; c’est pourquoi je parle de « guerre totale ». Il y a l’aspect spectaculaire, mais aussi son pendant invisible – cette guerre faite aux associations, menée contre tous les leaders émergeant sur ces territoires ou les voix contestatrices. Je cite par exemple dans le livre le cas de cette association, l’Afev5 : le collectif agit réellement sur le terrain et fait un travail reconnu, mais personne n’en parle ni ne connaît la qualité de ses interventions. Ce constat est révélateur du fait que l’idéologie sécuritaire de Nicolas Sarkozy a tout balayé.
De sorte qu’un fatalisme prédomine dans ces territoires. Non pas que les gens soient résignés mais ils estiment que les choses sont jouées. La rénovation urbaine, censée prolonger la politique de la ville menée entre 1975 et 2003, a fait table rase des fondamentaux de ce dispositif - je pense entres autres à cette idée noble d’y injecter du droit commun pour y créer les conditions d’égalité réelle avec les territoires valorisés de la République. La diatribe néolibérale, et son discours guerrier et brutal, a gagné la bataille de l’opinion. Tous les débats nationaux qui ont émergé ces dernières années dans l’espace public tournent autour de ce qui se passe en banlieue. Le voile ? La banlieue. L’identité nationale ? La banlieue. La déchéance de la nationalité ? La banlieue. La crise sociale, les difficultés budgétaires ? La banlieue – ces quartiers qui coûtent chers aux travailleurs français, n’a cessé de répéter Nicolas Sarkozy. La crise morale du pays ? La banlieue - la France crèverait à petits feux de ces territoires. Les banlieues populaires sont aujourd’hui le point de crispation du mal français.
Le plus grave : face à cette dérive guerrière, face à la croisade sarkozyste pour « nous » débarrasser de « la racaille », il n’y a pas grand-chose, peu de réelle contestation. Qui manifeste pour la construction de logements sociaux dans sa commune ? Pas grand-monde. Qui se mobilise pour que les banlieues aient droit à une vie sociale et culturelle digne de son nom ? Personne. Qui s’engage auprès de leurs habitants pour qu’ils ne soient plus les minorisés de la République ? Toujours personne, ou presque. Au fond, ces territoires arrangent tout le monde. Les banlieues, c’est trente ans de bouc-émissaires.
C’est la raison pour laquelle je dis que leurs résidents sont fatalistes : ils savent bien que – politiquement – les choses n’évoluent pas favorablement. À la limite, si demain Nicolas Sarkozy décidait d’une intervention militaire dans ces cités, cette résolution serait vécue de manière fataliste.
Mais ce qui est nommé « émeute », en 2005 ou à Villiers-le-Bel en 2007, est aussi un acte politique, une façon de reprendre la main...
C’est au moins vrai pour ce qui est des évènements de l’automne 2005. J’en ai d’ailleurs été surpris, mais c’est l’un des faits essentiels qui ressort des premiers entretiens que j’ai menés sur le sujet dans le cadre d’une recherche sur les effets des politiques publiques décidées après les émeutes de 2005 : beaucoup de ceux qui travaillent sur place – je pense aux adultes, qu’ils soient éducateurs, enseignants, responsables associatifs, voire même certains élus – disent avoir été déçus par le fait que ces révoltes se soient arrêtées sans avoir abouti politiquement.
Du reste, dans ces mêmes entretiens, les habitants des quartiers concernés n’analysent pas ces émeutes sous l’angle racial ou ethnique, contrairement à ce qui avait été avancé par une grande partie de la classe politique ou des grands médias. Il n’y voit pas non plus la manifestation d’un désir d’égalité, comme lors des émeutes urbaines qui s’étaient déroulées dans les années 1980 dans l’est lyonnais, ou celles d’octobre 1990 à Vaulx-en-Velin. En 2005, on se trouve en présence d’une profonde revendication politique, à ceci près qu’elle ne se connaît pas de meneur. C’est d’ailleurs ce qui a perturbé ces grands médias : ce « mai 68 des banlieues » s’est joué sans leader charismatique - d’où l’impossibilité de faire rentrer l’événement dans des grilles d’analyse normalisées. C’est un phénomène si complexe que nombre d’observateurs ont eu tendance à le réduire à un état primitif, à nier sa réalité. Et la réalité, c’est qu’il s’agissait d’émeutes de pauvres et d’exclus - je ne parle pas là des gamins qui y ont participé, pour qui c’était plutôt l’occasion de défier l’autorité, mais plutôt des adultes.
Si ces troubles n’ont pas vu l’apparition de leaders politiques, c’est parce que toute émergence de la chose politique – au sens large – a été totalement annihilée dans ces quartiers. La responsabilité de la gauche est ici écrasante, à commencer par les promesses non tenues de 1981 : droit de vote des étrangers et ré-injection du droit commun dans ces territoires. Ces trente dernières années, la gauche s’est cantonnée à une approche socio-humanitaire et compassionnelle, menant ici et là une politique quasi néocolonialiste (j’emploie ce terme à dessein), considérant ces territoires comme lui étant acquis. Elle n’a pas compris que « la banlieue rouge » n’était plus qu’un lointain souvenir. La classe ouvrière a été remplacée par le lumpenproletariat – des individus minorisés, aplatis, relégués dans ces lieux où personne ne veut aller. Cette gauche s’est révélée incapable de répondre aux attentes de ces individus ; résultat, on en a vu les premières manifestations dès 1990 avec les émeutes de Vaulx-en-Velin, puis en 1995 avec une petite frange se radicalisant dans la foi. L’islamisme a ainsi opéré dans les quartiers d’habitat social à la manière du Front national avec les blancs pauvres : il a fait écho à un processus de désocialisation et de « désindividuation ».
Enfin, dès la fin des années 1990, la dynamique méritocratique – c’est-à-dire cette idée selon laquelle si vous voulez vous en sortir, on va vous en donner les moyens - a dévitalisé ces quartiers. Un tel discours ne se place pas dans l’optique d’une réelle politique de la Ville, laquelle ambitionne en théorie de remettre à niveau ces lieux et de donner plus de chances à ceux qui en ont le moins. Au contraire, même : on a donné un peu à ceux qui avaient déjà un peu.
Ce n’est pas nouveau, mais il y a là une responsabilité écrasante de la gauche...
La gauche a tué toute émergence d’une citoyenneté politique dans ces territoires ; c’est la raison pour laquelle elle est aujourd’hui considérablement gênée par ce qui s’y passe et qu’on n’entend plus que son versant sécuritaire. Parce que la gauche de gouvernement travaille d’abord pour les classes moyennes, un électorat finalement très conservateur – les « bobos » affichent des valeurs généreuses et solidaires, mais quel « bobo » place son enfant dans un établissement de ZEP (Zone d’éducation prioritaire) avec la crainte, considère-t-il, de sacrifier son avenir ? Quel « bobo » résidant dans du logement social de standing accepte d’avoir pour voisin une famille en difficultés ? Entre les discours de générosité et le réel, il y a un monde.
Je crois qu’après l’échec de 2002, cette gauche de gouvernement a fait le constat qu’elle n’avait plus rien à attendre de ces territoires. Elle estime, à tort, qu’ils lui ont coûté l’élection présidentielle. Elle les a donc abandonnés à leur sort sarkozyste, d’autant plus facilement qu’elle s’est désidéologisée – le seul parti idéologique actuel est celui de Nicolas Sarkozy. Quand elle parle de ces quartiers, elle en parle en terme de valeurs, et non d’idées. Or, si les valeurs sont importantes en politique, elles n’engagent à rien et surtout elles ne font pas une politique.
Le plus inquiétant finalement, c’est qu’il n’existe plus de porte-voix pour contester la police de combat mise en place par le pouvoir actuel, celle qui intervient dans ces quartiers, ou pour contrer les élus réduisant à néant le pacte social – par exemple Jean-François Copé à Meaux, lequel est en train de modifier radicalement la sociologie de sa commune. Avez-vous entendu la gauche lors de la première lecture de la loi sur la déchéance de nationalité ? Est-ce que les gens se sont mobilisés en masse pour dénoncer une position politique qui vise avant tout les quartiers populaires ? Il n’y a eu personne ... Sémantiquement, Nicolas Sarkozy l’a déjà emporté.
Dans les années 1980 était développé l’argument suivant : ces quartiers vivent mal parce que leur architecture est criminogène. Aujourd’hui, qu’est-ce qu’on entend ? Ces quartiers vivent mal parce que la culture de leurs habitants est criminogène. Percevez-vous le basculement ? Cette approche culturaliste est suspecte, dangereuse même – je pense notamment à ce livre récemment paru, Le Déni des cultures, qui a fait beaucoup de bruit : postuler que le facteur culturel est décisif revient en réalité à dépolitiser les enjeux. C’est la politique qui fait sens et donne corps au droit commun. Quand on pointe du doigt des individus, quand on met en avant leurs référents culturels pour les prétendre inintégrables, on se trompe lourdement.
L’auteur a beau prétendre avoir une vision objective des choses, ça ne trompe personne ...
Et pour cause ! Et puis, qu’est-ce qu’une vision objective des choses ? Des journalistes en sont réduits aujourd’hui, quand ils vont enquêter dans ces quartiers populaires, à payer les services de fixeurs, comme le faisaient les reporters de guerre en Bosnie ou actuellement en Irak. Quant aux chercheurs, je note qu’un certain nombre d’entre eux ont besoin de médiateurs pour travailler. La réalité, c’est qu’on ne sait réellement ce qui se passe dans ces territoires. Prétendre les comprendre au travers d’un discours déjà normé est une grossière erreur.
Et puis, d’où vient cette approche culturaliste ? De l’extrême-droite, qui a toujours prétendu que ces « gens-là » ne sont pas intégrables et que l’islam n’est pas compatible avec la société française. L’idée a ensuite essaimé. Rappelez-vous ce numéro de la revue Panoramiques qui titrait en 1997 : « L’islam est-il soluble dans la République ? », un exemplaire réalisé en partenariat avec L’Événement du Jeudi. A l’époque, ces « observateurs » se demandaient si l’islam est soluble dans la République, aujourd’hui les mêmes se demandent si ces individus sont solubles dans la République. Interroger la solubilité de ces acteurs sociaux – en clair, peuvent-ils faire de bons Français ? -, c’est déjà répondre à la question. Et cela revient à dépolitiser une question éminemment politique : qu’est-ce que la France a fait de son triptyque ? Je crois que nous connaissons tous la réponse ...
La victoire des culturalistes augure finalement d’une perspective mortifère, celle que le chef de l’Etat envoie demain l’armée dans les quartiers populaires en s’appuyant sur un facteur déclenchant – le plus évident étant la mort de policiers dans les banlieues. Le terrain a été « intellectuellement » labouré, et les conditions d’une intervention militaire sont désormais prévues par les textes : depuis que la loi de programmation militaire a fait en 2008 de la défense et de la sécurité nationale un ensemble homogénéisé, Nicolas Sarkozy est désormais en capacité d’envoyer la troupe dans ces territoires,
C’est l’axe majeur de votre ouvrage. Mais celui-ci est loin de se limiter à l’aspect militaire des choses...
La vraie question qui travaille mon livre est celle-ci : comment a t-on pu laisser les choses se développer ainsi et aller aussi loin ? Davantage qu’un ouvrage sur l’intervention possible de l’armée en banlieue, il s’agit en réalité d’un livre sur l’état de déliquescence de la vie politique française et sur la dévitalisation de notre vie démocratique. De sorte qu’un homme – Nicolas Sarkozy - peut demain, au nom d’une idéologie dangereuse et réactionnaire, créer les conditions d’une guerre civile. C’est surtout cela qui m’importe.
Je ne suis pas le seul ... Un journaliste m’a demandé pourquoi mes interlocuteurs gendarmes ou militaires s’exprimaient ouvertement dans ce livre alors qu’ils sont, pour une bonne part, tenus à un devoir de réserve. La réponse ? Je crois qu’ils sentent que quelque chose est en train de leur échapper. Ils ont compris que nous nous trouvons dans un environnement régressif sur le plan démocratique : les vigilances s’émoussent, la démocratie s’effondre, le seuil de tolérance aux banlieues de la société française a fortement baissé ... Bref, les conditions sont réunies pour que le pire ne soit plus incertain.
Et eux, gendarmes et militaires, en ont conscience ?
Bien entendu. Quand je les interrogeais, c’était toujours sur un même mode. J’avançais des hypothèses et leur demandais : est-on toujours dans le registre du possible, du probable ? Parmi les officiers que j’ai rencontrés – tous s’affichant loyaux et républicains -, aucun n’a été surpris par mes questions sur l’imminence d’une intervention dans les banlieues ; ils la craignent et la rejettent, mais le fait qu’ils aient répondu ouvertement à mes interrogations montre que quelque chose est en train de se jouer. Je note là une forme d’homogénéité des positions. Dans une société française qui s’est politiquement anémiée et radicalisée, le corps militaire, j’y inclus la gendarmerie nationale, se sent isolé. Peut-être qu’ils s’expriment, justement, parce qu’ils pensent qu’ils ont tout intérêt à le faire.
Quand bien même les militaires s’initient à la guerre urbaine et à sa réversibilité (soit cette idée que ce qui est pratiqué sur un théâtre extérieur des opérations peut aussi être pratiqué sur le territoire national), je crois qu’un tabou demeure. Ces officiers de l’armée de terre savent que pour rendre possible l’envoi de la troupe dans les banlieues, un facteur déclenchant, basé sur l’émotion, sera nécessaire – le plus favorable étant, encore une fois, la mort de policiers dans une cité. Nicolas Sarkozy n’engagera pas de militaires parce qu’il l’aura décidé d’un claquement de doigts ; il lui faudra d’abord créer les conditions du pire. D’évidence, le facteur émotionnel sera le plus opérant. C’est justement ce que craignent ces militaires ; comment pourraient-ils contester leur intervention dans de telles conditions ? Je pense que ceux qui s’expriment dans le livre prennent leurs marques face à une telle éventualité.
C’est d’ailleurs l’un des éléments surprenants du livre : je n’aurais pas cru que les militaires puissent faire preuve d’une pareille réticence ...
Ces militaires – encore une fois, je parle des officiers, pas des hommes de troupe que je n’ai pas interrogés – sont marqués par l’histoire. Ils m’ont souvent fait cette observation : « Si on nous envoie sur le terrain, c’est pour mitrailler : c’est notre travail. Est-ce bien cela qu’on attend de nous ? » ; ou encore : « Si nous on y va, ensuite il n’y a plus personne... » Ils ne trouvent pas rassurant ce continuum sécurité intérieure / défense nationale imposé par Nicolas Sarkozy et ne souhaitent pas être entraînés dans ce processus régressif. S’ils acceptent par exemple d’apprendre à Sissonne (Aisne), ce vaste champ de manœuvre destiné à « travailler » des stratégies de guerre urbaine, la technique du contrôle des foules pour les opérations en Afghanistan, ils renâclent à l’idée de le pratiquer un jour à La Courneuve ou à Villiers-le-Bel.
Reste que ces militaires sont soumis à des ordres. Depuis la nouvelle loi de programmation et l’intégration du Conseil de défense au Conseil de défense et de sécurité nationale, la décision de leur mise en action sur le territoire national appartient au chef de l’État. En clair, si Nicolas Sarkozy le décide, l’armée de terre interviendra dans les cités françaises. Voilà à quoi risque d’aboutir ce développement cynique et redoutable de la guerre sécuritaire et sociale dans les banlieues françaises ...
1 Publié à La Découverte.
2 L’ANRU, agence nationale de rénovation urbaine, est le bras armé de l’État en matière de remodelage des quartiers populaires ; elle disposait, pour l’exercice 2004-2008, d’une enveloppe de 30 milliards d’euros. La même agence, explique Hacène Belmessous, « a signé une convention avec le ministère de l’Intérieur pour « associer » la police nationale aux projets de rénovation urbaine ».
3 Hacène Belmessous écrit : « (...) L’inspiration prophétique du terme « Espoir Banlieues » visait surtout à frapper l’imagination des populations concernées. En évacuant la réalité de ces quartiers (chômage, discriminations, précarité sociale, misère économique), il faisait en quelques sorte appel à une rhétorique religieuse. La cause de « l’échec » de trente-trois ans de politique de la ville ? Elle n’aurait pas parlé à l’âme de ces habitants. Le postulat initial d’Espoir Banlieues tient de l’oracle : il s’agit moins de mettre de l’argent sur la table, de multiplier les moyens humains et les dispositifs de « discrimination positive » que de préparer ces individus à retrouver l’espoir de s’en sortir (...). Ce langage de propagande s’inspire d’une vieille technique américaine de persuasion des foules : les vérités négatives d’aujourd’hui sont cachées par les figures positives de demain. »
4 Glissement sémantique très révélateur : ladite publication ne s’intitulait jusque-là que Livre blanc sur la Défense.
5 Créée en 1991, cette association « mobilise des étudiants bénévoles dans des actions d’accompagnement individualisé de jeunes en difficulté » et ambitionne « de créer un lien entre deux jeunesses qui ne se rencontrent pas ou peu : les enfants et jeunes des quartiers en difficulté scolaire ou sociale et les étudiants ». Son site est ICI.