samedi 17 juillet 2010
Invités
posté à 17h54, par
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Où il est question de promenades nocturnes virant à l’aigre, puis au yahou ; de vengeances bien crades, avec décapitation de rigueur ; de pelouses réservées qui nous les broutent ; de remèdes à la trahison du temps ; et même de tribunal populaire. Où l’on croise en écarquillant les neurones la prose de Jean-Marc Agrati. Où l’on encaisse en souriant. Blam, dans le sternum.
La première fois que je l’ai vu, l’animal, c’était à Marseille. On a enchaîné les verres en parlant de l’Afrique (où il a longuement séjourné), de Michaux (itou) et de cerveaux égarés autant que croustillants (derechef). En fin de soirée, une fois les bouteilles couchées, il m’a appris à plumer et vider un faisan - une sorte de rite initiatique, me suis-je dit. Étrange souvenir.
La deuxième fois, c’était à Paris. Pas trop la forme, le pauvre, il vomissait tripes et boyaux, rapport à une cuite qui ne passait pas. Mine de rien, il a réussi - entre deux nausées - à me dire qu’il aimerait bien que je lise le recueil auquel il mettait la dernière main1. Honoré, j’ai acquiescé en minaudant (c’est trop d’honneur, blablabla), et puis j’ai couru cherché une bassine pour l’auteur agonisant, ça urgeait.
La troisième fois que je l’ai rencontré, il est arrivé par la poste. Dodu et costaud sous son emballage kraft. 222 pages agratiennes (pour 80 textes) en attente d’un éditeur2 et intitulées « Est-ce que tu as une torche ? ». Un mélange détonnant, gargouillant, de nouvelles et de « shots » (format très court, quelques paragraphes tout au plus), oscillant entre fantastique du quotidien et radiographie de neurones agités, entre chien errant et loup rêvant. Des dizaines d’univers cartographiés, sautant d’un sous-marin nazi à des poule des ténèbres, de meurtres par grosse vache interposée à Hector/Achille ressuscités dans un rade parisien. Un filon. Il a bien fallu en choisir un pour publication sur A.11, trancher. Le texte ci-dessous (inédit) s’est imposé, avec sa bénédiction. (Lémi)
ICI, L’HERBE POUSSERA LIBREMENT
Le canapé était profond. J’étais assis sur le rebord et je
mangeais mes pâtes à la table du salon. Je regardais la télé,
c’était le journal de vingt heures. La speakerine a dit : « À
Louxor, en fin d’après-midi, le président de la République a
effectué une promenade. »
J’ai éteint aussitôt. A effectué. Rien que ça. Ça m’a
énervé. Le président ne se promène pas, il effectue une
promenade. Le petit supplément technique m’avait cogné la
joue comme un insecte.
Je me suis dit que j’étais susceptible, un peu idiot, et très
à cheval sur les détails. C’était peut-être parce que ma femme
m’avait largué ou que je n’avais pas mis assez de sauce dans
les pâtes. Une chimie complexe, les nerfs. Vous déréglez ça un
tout petit peu et un minuscule truc peut devenir
insupportable.
J’ai repoussé mon assiette et je me suis levé. J’ai pris
mon manteau et je suis parti effectuer une promenade. Un
dimanche de fin d’automne, la nuit tombée, entre la porte de
Clignancourt et celle de la Chapelle, c’était ambitieux. Le
décor promettait d’être minimal.
J’ai claqué la porte de l’appart et j’ai pénétré le hall. Les
lumières se sont allumées automatiquement. Les portes de
l’ascenseur se sont ouvertes et la cage m’a emmené. Elle était
taguée de partout et elle puait la pisse. D’une certaine
manière, ça créait un divertissement.
Au rez-de-chaussée, j’avais une série de corridors à
traverser. Les années soixante-dix avaient inventé des tuyaux
transparents pour relier les tours. On voyait l’herbe et la nuit,
mais on était dans le plastique et la géométrie. Le jaune et
l’orange étaient devenus fades. Des gars avaient cassé des
vitres. Ça créait des trous de froidure.
Je me suis enfin retrouvé dans la simplicité de la nuit et
du goudron. Au moins, là, le décor ne mentait pas. Quatre
voies intraversables à ma gauche et un horizon de grilles à ma
droite. Ce n’était pas folichon, mais j’étais tranquille. J’avais
de grosses godasses et j’écrasais les feuilles putréfiées de
l’automne. J’oubliais les nerfs, la nécessité de gagner de l’argent, de se loger... J’ai eu droit à quelques pas de vraie santé.
Et un écriteau a stoppé tout ça.
ICI, L’HERBE
POUSSERA LIBREMENT
ET SERA ENTRETENUE
DANS LE RESPECT
DE L’ENVIRONNEMENT
À nouveau, j’ai tremblé. Le gars voulait parler du
misérable bout de verdure de derrière les grilles, et voilà
comment il s’exprimait. Il montait sur d’immenses chevaux, il
se laissait emporter par la musique. Ça sonnait comme une
déclaration des droits de l’herbe, solennelle, on avait
fraîchement déterré la révolution. Respect et liberté, bien sûr.
Et environnement. C’est la moindre des choses. Le
jardinier avait peut-être mangé des merdes radioactives, il
n’avait pas le droit de chier dans le jardin. Un vrai défi pour
l’imagination, cet écriteau. Et ça se passait en bas des
bureaux aveugles. Des gars qui tapaient sur leurs
ordinateurs. Il fallait se faire une raison, c’était un monde où
on ne jardinait plus.
On préférait des vocalises bizarres, instrumentées... Ça
résonnait tout en haut de la voûte urbaine et ça retombait
comme une douce pluie sur les animaux gentils qu’on était.
J’ai continué de longer les grilles. Les voitures glissaient,
aidées par le goudron. La lumière bienveillante des
lampadaires permettait d’y voir clair. Heureusement,
l’automne continuait de pourrir sous mes chaussures. Je me
suis concentré là-dessus. J’ai bien mis une vingtaine de pas à
évacuer la sale distorsion. Je m’étais à peine remis de
l’écriteau, que je suis tombé sur quelque chose d’impensable.
Nicole Kidman. Coincée entre la nuit et le goudron. Elle
occupait tout l’abribus. Et la surprise était de taille. La
merveilleuse actrice qui avait été à la hauteur de l’incroyable
Dogville, nous faisait une pub pour un appareil qui mesurait
l’âge mental. Elle brandissait le gadget et le stylet en nous
regardant droit dans les yeux. La pub indiquait qu’elle avait
vingt-quatre ans d’âge mental.
Et là, j’en pouvais plus. Trop de choses à réfuter. Une
médiocrité insultante renfermait tout l’espace. Même les anges
s’en mêlaient. J’en avais le ventre détruit. Je me suis dit que
c’était la fin de ma promenade. Vaincu, c’est tout. Infoutu de
combattre quoi que ce soit. Il valait mieux rentrer se coucher.
– Hé ! Je suis le jardinier...
Ah… Quelqu’un voulait continuer. Il était assis sur un
banc à côté de l’abribus. Il avait plein de sacs. Il pouvait
ressembler à un jardinier, mais ça m’a étonné qu’il soit là.
– De ce côté-ci de la clôture ?
– J’ai accès aux deux côtés.
Il s’est levé et il s’est dirigé vers les grilles. Il y avait une
porte qu’on devinait à peine. Il a sorti ses clés, ça a fait un
bruit monstre, et il a ouvert.
– Regarde… C’est pas mal, hein ?
On ne voyait rien. C’était tout noir. Je n’ai pas voulu le
décevoir.
– Ça a l’air bien, j’ai dit.
Et je me suis rappelé que j’avais un problème à résoudre.
– Si t’es le jardinier, tu peux me le dire, alors : c’est
l’herbe ou c’est toi qui est libre ?
– Je n’ai jamais su.
– Parce qu’il y a un panneau imbitable dans ton jardin.
– Ah oui ! C’est un con de la mairie… On l’a eu.
Il a ouvert un de ses sacs et il m’a montré la tête. Elle
était enveloppée dans un torchon. Le gars était devenu un
morceau de ténèbres.
– Quand ils nous prennent pour des cons, on les
décapite.
– C’est bien, j’ai dit.
L’organique reste, la connerie s’évapore. Les yeux sont
clos. Un sacré objet, tout de même.
– C’est lourd, une tête ?
– Prends-la.
Je l’ai prise par les cheveux. Je l’ai tenue d’une main, à
bout de bras, c’était pas mal lourd. Mais les cheveux étaient
gras, ça m’a échappé des doigts. Elle est tombée pile entre
nous.
– Ça ne rebondit pas, j’ai dit.
– Oui, mais on peut dribbler…
Il l’a fait passer d’un pied à l’autre, ça a rajouté un peu
de gaieté.
– Tu gardes la ligne qui est là ?
Il avait tracé une ligne en pointillé en travers du trottoir.
– D’accord, j’ai dit.
J’ai évolué en crabe, devant la ligne, et il essayait de
passer. Il était pas mal adroit. Pas vraiment rapide, plutôt
vieux, mais une très grande économie de gestes. Il faisait des
feintes incroyables.
– J’ai gagné !
Effectivement. La tête roulait derrière la limite. Il l’a
rattrapée et il l’a remballée dans son torchon.
– Pourquoi tu la gardes ?
– Je la mets au pied des massifs. C’est plein de bonnes
choses, ces trucs-là. De l’azote, des sels minéraux… C’est bien
mieux que toutes les merdes chimiques que tu peux mettre.
– Pas con.
– Et tu verras les fleurs que ça va faire au printemps…
Des couleurs toutes neuves… Tu ne vas même pas
comprendre… Ça va exploser de partout. Toutes les filles
auront le sourire.
Une belle promesse, en tout cas. Il est rentré dans son
jardin.
– Bon, allez... J’y vais...
– Tu travailles de nuit ? T’étais pas en train de partir ?
– Je me tâtais. Mais là, j’ai quelques idées. Alors, je m’y
mets.
Pas d’horaire. Un gars franchement libre. Il m’a fait un
clin d’oeil et il a refermé sa grille.
– À la prochaine !
– À la prochaine…
Vraiment cool. Et pas con du tout. Ça m’avait remis
d’aplomb, ce petit match.
J’ai longé les grilles d’un bon pas. Rien ne vaut la
vengeance, c’est meilleur que le chocolat. On se régale et on
est requinqué. On pose à nouveau un regard neuf sur le
monde et on redevient optimiste. J’ai dépassé les bureaux et je
suis arrivé devant le lycée. Il y avait un raffut pas possible.
Des gars encapuchonnés gueulaient dans la cour. Un
dimanche, à cette heure, c’était bizarre. J’ai demandé aux gars
adossés à la grille :
– Qu’est-ce qui se passe ?
Ils s’y sont tous mis.
– C’est la connasse du vingt heures…
– C’est un tribunal populaire !
– Elle veut nous faire croire qu’on parle pas français...
Ça m’a tout de suite intéressé.
– Tu veux venir ?
– Ah oui, j’ai dit. Mais comment je fais pour les grilles ?
– Mais attends… C’est rien du tout, ça ! On veut nous
faire croire que c’est des grilles, mais on les traverse comme
on veut !
Il avait raison, le gars. C’était que de l’imaginaire. J’ai
enjambé les grilles sans problème. Je me suis frayé un chemin
au travers de l’attroupement et j’ai enfin vu la speakerine.
Elle était nue, au milieu de la bâche. Un gars l’enculait,
un autre forçait la fellation. Les autres se masturbaient
autour. Un gars m’a demandé :
– Il nous manque une voix. Tu nous la donnes ?
– Et comment !
J’ai levé les deux bras. Ils ont refait le décompte, c’était
bon. Un gars est venu en tablier transparent avec un couteau
électrique. Il a détaché la tête. L’enculeur a continué de
secouer le corps qui se vidait sur la bâche. Une clameur
victorieuse a submergé l’école.
La tête est passée de main en main, suivie par les
portables. Un gars est monté sur les grilles et il l’a plantée.
Les têtes qui avaient participé au vaste plan de distorsion
étaient alignées.
Ils ont traîné le corps bâché jusqu’au jardin. Le jardinier
faisait du surplace dans son motoculteur. Ça évacuait la terre
autour de lui. D’autres gars ont déroulé de la bâche neuve.
– Hé ! Regardez !
Et ç’a été le silence le plus absolu. Sous le préau, les
gardes en capuche encadraient le nouvel accusé. La précieuse
silhouette jetait ses yeux bleus affolés à gauche, à droite. Ses
lèvres entrouvertes tremblaient et ses doigts trituraient
l’écharpe.
1 Il faut savoir, ami lecteur, que le dénommé Jean-Marc Agrati a déjà publié trois livres composés de textes courts : Le Chien a des choses à dire (éditions Hermaphrodite), Un Éléphant fou furieux (éditions La Dragonne) & Ils m’ont mis une nouvelle bouche (Hermaphrodite again)
2 Je serais toi, ami éditeur en goguette sur A.11, je me grouillerais de me manifester.