mardi 26 avril 2011
Inactualités
posté à 00h59, par
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Croisée des chemins. Le stalinisme est loin, le grand mythe du parti des travailleurs n’est plus ; leur salutaire disparition laisse un vide, pourtant, qu’il importe de combler. En clair : il faudra bien que se construise une nouvelle vision du monde collective, un imaginaire et une théorie de la révolution à opposer à la vision dominante. L’ami Serge y réfléchit ici, insistant sur les nécessités de l’autonomie des luttes et de leur mise en réseau.
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À propos de ce qui s’est passé les 14 et 15 décembre, à Rome et à Londres1 - et il faudrait aussi citer Athènes ou la France en lutte contre la réforme des retraites -, Franco Berardi, un des animateurs du mouvement autonome italien des années 1970 qui a su garder jeune sa révolte, a écrit un bref texte se concluant ainsi : « Ça va durer. Ce n’est pas une explosion fugace, c’est une génération dans son ensemble qui se met debout, c’est la déclaration de l’autonomie de l’intelligence collective face à la putréfaction d’un système corrompu, violent, inculte et mourant. C’est le changement du climat culturel qui annonce une décennie de conflits et de construction d’un monde affranchi de l’exploitation. » Le texte est intitulé « Laissez tomber vos illusions, préparons-nous à la lutte ». Partageant ses conclusions2, il m’apparaît d’autant plus urgent de commencer à éliminer les « illusions » qui encombrent encore le champ des luttes.
75 ans après la parution des Conseils ouvriers d’Anton Pannekoek3, après tous les travaux théoriques qui, de Rosa Luxembourg à Cornelius Castoriadis, d’Herman Gorter (Réponse à Lénine) aux situationnistes, ont tiré de l’expérience des révolutions et contre-révolutions du XXe siècle la leçon qui s’imposait (à savoir, la nécessité pour le prolétariat de trouver ses propres organes d’action autonome), après mai 68 et les puissants mouvements sociaux des années 1970, qui ont montré le caractère profondément conservateur des héritiers du stalinisme et de la social-démocratie, on perçoit toujours avec étonnement, chez tel ou tel avec qui on peut se retrouver sur la critique d’aspects de l’existant4, la nostalgie du grand parti des travailleurs.
De même, 76 ans après la publication du Staline de Boris Souvarine, il est assez surprenant de lire, dans le précédent numéro d’Article11 et dans la bouche de l’auteur Razmig Keucheyan (entretien à lire ici), que « … la chute du mur de Berlin a (…) suscité une défaite profonde. Aucun des courants de la gauche – réformiste ou révolutionnaire – n’en est sorti indemne ». C’est exclure tout le courant dont je viens de signaler quelques auteurs. Eux n’ont cessé de dénoncer, sous les crachats et les balles des staliniens, le cours catastrophique de la révolution d’Octobre et de sa politique d’assujettissement du mouvement communiste mondial, de la répression de la Commune de Cronstadt (1921) par Trotski au pacte Staline-Hitler, en passant par les procès de Moscou, les massacres et l’écrasement du Printemps de Prague.
Difficulté de vocabulaire : pour désigner ce courant marxien qui fut le plus lucide sur l’époque et le seul, avec des courants anarchistes souvent alliés, à concevoir vraiment l’ampleur et la profondeur de la révolution nécessaire, Lénine parlait de « gauchisme ». Dans les récentes années 1970, les médias s’étant emparés du mot « gauchisme » pour désigner notamment les groupuscules léninistes à gauche du PC, trotskistes et maoïstes, on parla alors d’ « ultra-gauche » pour désigner les héritiers du communisme de conseil.
Aujourd’hui que les médias se servent du terme « ultra-gauche » n’importe comment et qu’il ne signifie plus rien, il ne serait pas inutile d’opérer un retour sur ce qu’il a recouvert de 1930 aux années 1970.
La gauche qu’évoque Razmig Keucheyan allait des socialistes souteneurs des massacres coloniaux aux trotskistes multipliant les contorsions pour continuer à voir dans le capitalisme d’Etat panrusse un « État ouvrier dégénéré » et aux maoïstes défenseurs d’un régime tueur de masse, en passant par les compagnons de route façon Sartre - lequel déclarait en 1953 que « la liberté d’expression est totale en URSS ». Mais elle n’est certainement pas celle du communisme de conseil anti-parlementariste, méfiant vis-à-vis du syndicalisme et hostile à la « discipline de fer confinant à la discipline militaire » que réclamait l’Internationale communiste. Cinquante ans avant les antitotalitaires fourriers du virage libéral de l’intelligentsia occidentale, l’ultra-gauche historique a dénoncé les plus grands massacreurs de communistes du XXe siècle : Staline, son régime et ses épigones – mais ce n’était certes pas pour exonérer le capitalisme libéral de son poids de sang et d’exploitation. La même n’a pu que saluer l’écroulement du mur de Berlin comme la fin d’un « grand mensonge déconcertant » qui obscurcissait tous les combats par de fausses oppositions.
Là où on peut rejoindre Razmig Keucheyan, c’est dans la nécessité de reprendre à notre compte le projet théorique dont ce courant fut porteur, à savoir construire une théorie de la révolution qui ne porte pas en elle les germes d’une nouvelle forme de totalitarisme capitaliste. Si on veut sortir des luttes parcellaires, souvent exaltantes mais toujours vaincues, il faudra bien que se construise une nouvelle vision du monde collective, un imaginaire et une théorie de la révolution à opposer à la vision dominante. Un tel projet reposait autrefois sur une contre-culture centrée autour de la figure de l’ouvrier d’usine, terrain commun aussi bien du stalinisme que de ses critiques les plus radicaux. C’est une nouvelle contre-culture qui doit naître, qui est en train de naître, et qui ne pourra se développer que sous la forme où elle a pris naissance : en réseau.
De nos jours, le développement d’une théorie de la révolution ne peut être qu’une œuvre collective et pratique. Au XIXe siècle, un seul individu, un Marx ou un Rimbaud par exemple, pouvait encore concentrer dans ses productions quelques-unes des tendances les plus subversives de son époque. Au XXe siècle, comme l’illustrent la régression continue d’un Debord depuis son premier et unique livre important (La Société du Spectacle) ou les insuffisances arrogantes de tant de revues portant l’empreinte d’un ou deux personnages, le paradoxe consistant à faire de la critique sociale une pratique individuelle (ou de micro-groupes) est devenu insoutenable. L’ambiguïté des temps, la multiplicité polymorphe des luttes, la difficulté à établir la distinction entre radicalité féconde et stérilité dogmatique imposent à l’élaboration théorique de rester au plus près des pratiques et de leur polyphonie. Ce qui devrait aussi permettre de surmonter le paradoxe central de l’époque, à savoir l’impossibilité de définir un sujet révolutionnaire..
Car l’idée qu’il existerait, quelque part dans la société, un groupe social qui, par sa place dans les rapports de production, aurait ontologiquement la possibilité, rien qu’en défendant ses intérêts propres, d’accéder à une lutte universelle menant au dépassement du capitalisme, cette théorie-là - nommons-la théorie marxiste classique du prolétariat - a toujours été inadaptée au réel. Elle est aujourd’hui d’une fausseté totale et manifeste.
Il ne s’agit pas non plus de substituer à la figure de l’ouvrier celle du « sans » (-travail, -papiers, etc.), mais de concevoir qu’il y a des luttes plus ou moins importantes, en fonction de leurs possibilités de dépassements. Avec pour enjeu que ces luttes se rencontrent, se transforment mutuellement et se fondent - jusqu’au point critique où s’amorcera le grand dépassement, celui du mode de production capitaliste.
Si le noyau central de la pensée d’ultra-gauche, la théorie marxiste classique du prolétariat, a perdu son assise pratique avec la transformation profonde du travail et l’essor du « general intellect » - à savoir, l’intelligence collective en réseau comme force productive entraînant toutes les autres -, ce courant historique a pourtant laissé un héritage fécond. Citons l’anti-électoralisme (et ce ne sont pas les aventures du NPA qui nous convaincront de la nécessité d’aller aux urnes), le refus de l’antifascisme consensuel (et ce n’est pas la comédie, en 2002, du vote gauchiste pour Chirac contre Le Pen qui nous fera changer d’avis), la nécessité de l’autonomie des luttes par rapport aux syndicats (et ce n’est pas le comportement des centrales dans le dernier mouvement social français qui peut en démentir la pertinence), et enfin la conviction que la forme parti et tous les appareils pyramidaux, quelle que soit la bonne volonté de leurs membres et dirigeants, finissent toujours par acquérir une logique d’autoconservation. Syndicats et partis défendent l’exploité en tant que tel, c’est pourquoi ils ne mettront jamais fin à l’exploitation.
Mais l’autonomie des luttes et des organes qu’elles produisent spontanément (comités de grèves, « interpros », assemblée générales, coordinations…) ne saurait garantir que s’amorce le dépassement. Nécessaire mais non suffisante, l’autonomie est une forme qui ne garantit pas la richesse du contenu. C’est ici que nous entrons dans un débat où l’ultra-gauche historique ne peut plus servir à grand chose : dans l’état actuel du monde, que faut-il détruire, transformer, ramener à la vie ? Quelles richesses voulons-nous partager ?
1 Jeunes, activistes et manifestants ont alors pris la rue, de manière assez radicale.
2 Si ce n’est que je ne partage pas la certitude de la victoire à court terme sur l’exploitation que l’auteur semble promettre. Je n’imagine pas – peut-être à tort - que ce projet puisse se réaliser en une décennie, ni même le temps d’une seule génération.
3 La plupart des textes auxquels il est ici fait référence sont disponibles sur marxists.org. Par ailleurs, il est vivement conseillé de s’intéresser aux publications des éditions Spartacus.
4 A l’image des rédacteurs de Fakir ou de ceux de feu Le Plan B.