dimanche 13 mars 2011
Le Cri du Gonze
posté à 15h29, par
9 commentaires
C’est un morceau joyeux au refrain entraînant, pas vraiment incisif. Et pourtant, « Independance Cha Cha », composé par Joseph Kabasele, est resté un des symboles les plus puissants de la décolonisation, non seulement au Congo (dont il célébrait l’indépendance), mais dans toute l’Afrique. Retour sur cette transcription musicale d’un âge d’or vite enseveli par les désillusions.
« Quand j’écoute ’Independance Cha Cha’, j’ai envie de décoloniser l’Afrique ». C’est peut-être en détournant Woody Allen (« Quand j’écoute Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne ») qu’on se rapproche le plus de la vérité. Balistique musicale imparable : des paroles limpides - « Nous avons obtenu l’indépendance / Nous voici enfin libres / À la Table Ronde nous avons gagné / Vive l’indépendance que nous avons gagnée »1 -, une guitare jazzy sautillante, une rythmique cha-cha-cha tortilleuse et, surtout, le souffle de l’histoire...
« Indépendance Cha Cha » est le genre de morceau qu’on écoute différemment quand on connait ses ramifications historiques. Une fois le décor planté, il se métamorphose, passant de chanson entrainante mais musicalement un peu banale à chantre musical de la décolonisation, activiste mélodique. Comme « Bella Ciao », « Motor City is burning » (John Lee Hooker) ou « Unknown Soldier » (Fela Kuti), on ne peut le dissocier de son poids historique, du message qu’il a porté – hymne à la liberté, symbole agissant.
1960. Joseph Kabasele, (très) connu sous le nom de Grand Kallé, est envoyé à Bruxelles, alors que se tient une table ronde réunissant les principaux acteurs politiques congolais et préparant l’indépendance du congo belge (si la réunion se tint du 20 janvier au 20 février, l’indépendance ne fut effective que le 30 juin 1960), actuel Congo-Kinshasa. Son rôle ? Commenter l’événement en musique, composer la BO du moment historique. Forcément, il est question de fierté retrouvée, de dignité conquise à force de luttes. Le Congo belge n’est plus belge, ne veut plus rien avoir à faire avec ses colonisateurs, et ceux qui reprennent les rênes tiennent à le faire savoir. « Chantée en lingala, langue parlée dans les deux Congos, la chanson loue la victoire de l’indépendance et la réussite de la table ronde avec l’union de la plupart des partis politiques congolais de l’époque et de leaders charismatiques comme Patrice Lumumba, Moïse Tshombé ou encore Joseph Kasa-Vubu. Tous ces partis et ces hommes de premier plan s’étaient ainsi réunis en un « front commun » pour aboutir à l’émancipation de la nation congolaise », explique l’écrivain Alain Mabanckou dans une récente tribune. A mettre en résonance avec le discours de Lumumba le jour de l’indépendance, prononcé avec toute la virulence nécessaire en présence du roi des Belges, joli crime de lèse-Baudouin 1er : « Cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd’hui dans l’entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d’égal à égal, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c’est par la lutte qu’elle a été conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang. [...] Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire. »2
Retour à la Table Ronde. Kabasele, superstar au congo, s’entoure de quelques membres de son groupe African Jazz et accouche de deux chansons, « Independance Cha Cha » et « Table ronde » (ci-dessous). Si la seconde, plus timorée, ne fait pas vraiment de vagues, la première va devenir l’hymne de toutes les indépendances africaines, sautant les frontières, captant l’esprit du temps, le vent de liberté secouant l’Afrique. « En quelques mois, alors que les nouveaux chefs d’État commandent en toute hâte à des compositeurs besogneux des hymnes nationaux plus insipides et empesés les uns que les autres, toute l’Afrique se met à chalouper en fredonnant cette chanson lumineuse », écrivent Gérald Arnaud et Henri Lecomte dans Musiques de toutes les Afriques (Fayard).
Nago Seck, spécialiste des musiques africaines, interviewé dans le numéro 3 d’Article11 (en kiosques dans deux jours, le mardi 15 mars4), met en avant l’importance de la musique comme média, comme diffuseuse d’informations dans les sociétés africaines de l’époque ; d’où l’importance d’un morceau comme « Indépendance Cha Cha » : « La musique a été essentielle, notamment parce que c’était le seul moyen de toucher la grande majorité des gens dans des sociétés où il y avait beaucoup d’illettrés : un morceau de musique pouvait s’écouter sur une radio dans n’importe quel village paumé, et il avait forcément plus d’influence qu’un livre ou qu’un journal. » Sa compagne, la journaliste Sylvie Clerfeuille, renchérit : « Kabasele racontait l’histoire en train de se faire, comme un chroniqueur ou un journaliste. N’importe quel type de n’importe quel village qui écoutait « Indépendance Cha Cha » savait qui avait été à la table ronde et ce qui s’était dit. »Et c’est en grande partie grâce à Radio Congo Belge, équipée du plus puissant émetteur d’Afrique, que le morceau s’exporte hors des frontières, se fait symbole d’une libération généralisée.
Évidemment, l’insouciance de la chanson, son caractère festif et la guitare enjouée du célèbre Dr Nico, seront vite battus en brèche. Comme l’écrit Alain Mabanckou : « L’indépendance dans cette chanson de Grand Kallé célébrait d’abord et avant tout le départ du Blanc, le droit des Africains de gérer eux-mêmes leur continent. Les danses et la joie nous avaient fait oublier que la désillusion arriverait très vite, en moins d’un lustre. » Désillusion du jour d’après parfaitement mise en musique par le rappeur belge Baloji, contempteur de la crédulité des prémisses. Cha-cha en berne :
Bonus Dominical - Autres temps, autre style, même ferveur - Tunisie 2011 by El General
1 “Indépendance cha-cha tozuwi ye ! / Oh Kimpwanza cha-cha tubakidi / Oh Table Ronde cha-cha ba gagner o ! / Oh Lipanda cha-cha tozuwi ye !”
2 Autre extrait de ce célèbre discours : « Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des Nègres… Qui oubliera, enfin, les fusillades où périrent tant de nos frères, ou les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient pas se soumettre à un régime d’injustice, d’oppression et d’exploitation ? »
3 Commémoration du discours de Lumumba par le peintre Tsihumba, également auteur de la peinture utilisée comme illustration plus bas.
4 Oui, teasing éhonté... J’en profite d’ailleurs pour conseiller (chaudement) aux Parisiens d’aller faire tour à Saraaba, restaurant et lieu dédié à la culture africaine (concerts, conférences, lectures) tenu par Nago Seck et sa compagne Sylvie Clerfeuille, plus accueillants tu meurs. 19 rue de la Goutte d’or métro Barbès. Hop.