mardi 23 février 2010
Textes et traductions
posté à 15h50, par
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C’est une polémique vaine, qui dure depuis si longtemps qu’elle lasse. Beaucoup. Mais voilà : Didier Daeninckx profite d’une lettre ouverte annonçant son départ des éditions Baleine - décision louable - pour régler en douce de vieux comptes avec l’ami Serge Quadruppani. Plutôt que d’en rajouter, on a préféré publier un texte limpide (datant de 99) de Serge sur le milieu du polar français et ses dérives.
Sur le contexte, par JBB : Pour peu que tu aies dépassé les 35 ans, tu n’as sans doute rien raté de ce terrible affrontement qui agita le milieu du polar français et une bonne part de l’extrême-gauche au long des années 1990 et jusqu’au début de ce second millénaire. En dénonçant ceux qu’il jugeait avoir été proches (au cours des années 1980) du négationniste Robert Faurisson, Didier Daeninckx a mis à feu et à sang ce milieu, gauchistes et fans de polars se divisant en deux camps irréductibles. En ligne de mire de celui que certains ont surnommé le Bléria d’Aubervilliers - allusion à ce qu’ils considèrent être un goût pour les « Procès de Moscou » - , des gens comme Guy Dardel, Gérard Delteil et… Serge Quadruppani (sur la défense de Serge en ce boueux débat, je te conseille d’aller lire ce billet par lui écrit ou cet article de Politis ; en ce qui nous concerne, cette question est réglée). Lequel Quadruppani - ça n’a pu t’échapper - est un contributeur de ce site, tout autant qu’un ami.
Ça ne t’a sans doute pas échappé non plus : cette polémique - il faudrait peut-être plutôt dire : guerre des tranchées - vient de connaître une énième résurgence avec la publication d’une lettre ouverte de Didier Daeninckx (Libération en parle ici, la lettre ouverte est entre autres consultable là). Il y dénonce (à juste titre) la décision d’une maison d’édition chez laquelle il a été plusieurs fois publié, La Baleine, de publier un roman de François Brigneau, ancien milicien, antisémite et raciste revendiqué. Une prise de position aussi louable que respectable. Sauf que… Didier Daeninckx en profite pour ressortir de vieux fantômes des cartons, se payant Serge Quadruppani au détour d’une phrase1 :
J’ai publié à Baleine, maison qui s’est construite sur une prise de parole antifasciste.
Je me suis battu quand Serge Quadruppani, qui faisait équipe avec Hervé Delouche, y a introduit un de ses affidés, Gilles Dauvé alias Jean Barrot, l’un des concepteurs du négationnisme d’ultra-gauche.
J’ai consacré dix ans de ma vie à mettre à plat les menées de ces gens, et hormis le temps prélevé à mes amis et aux miens, cela a eu des effets considérables sur mon travail d’écrivain.
Je ne sais pas si tu te rends compte combien je marche sur des œufs, là… Que je te dise : sur ce site, nous prétendons faire preuve d’éthique et d’une certaine morale. Pas question pour moi, donc, de foncer corps et âme dans une trouble mêlée au nom de mon amitié avec Serge Quadruppani. Pas question - non plus - de lâcher le susnommé quand il a des emmerdes. Pas question - enfin - de ne pas dire, au moins une fois, combien cette façon de Didier Daeninckx de mélanger un juste combat, celui contre Brigneau, et une lutte dévoyée aux allures de vendetta personnelle, celle menée bon an mal an contre Serge, me paraît choquante.
On ne voulait rien publier sur le sujet. Et puis, Serge a proposé ce texte, qu’il avait fait tourner dans les salons et festivals de polars en 1999. Indirectement, bien entendu, l’article tourne autour du sujet, sans l’aborder de front. Il traite d’une certaine conception du roman noir. Et donne, précise Serge, « un bon éclairage sur le milieu polar, et la situation qu’il décrit n’a fait que s’aggraver : le reflux annoncé de la mode polar a commencé, les prolétaires de l’écriture polardeuse ont de plus en plus de mal à publier ». Voilà, ce sera l’unique contribution (indirecte) d’A11 à un débat pourri. Bonne lecture.
Le milieu du polar
Résumé des épisodes précédents
Dès les origines du genre, on a pu percevoir que le polar était, bon gré mal gré, porteur d’une critique sociale. Explicitement, dans le sous-genre hard boiled dont les plus éminents représentants (Chandler, pour n’en citer qu’un) écrivaient du point de vue des perdants de l’épopée capitaliste. Implicitement, jusque dans le sous-genre, passablement réactionnaire, des detective stories, où Agatha et ses vieilles copines, troublées un instant par la chute d’un cadavre sur leur table de bridge, se démènent pour consigner le coupable à la justice afin que tout redevienne comme avant, si possible avant l’heure du thé : n’empêche qu’au passage, Miss Christie et ses semblables ont fait remonter à la lumière les boues du fond de l’âme petite-bourgeoise, les désirs de lucre et de sexe bouillonnant sous la respectabilité. Cette proximité du polar avec la critique sociale tient à son sujet même : le fait divers. Excellent analyseur social, le fait divers est souvent la forme prise par la lutte de classes en dehors des périodes d’affrontement, et toujours l’expression de passions socialement refoulées.
Aléas de la mode polar
Des années 50 (Georges J. Arnaud, Jean Amila…) à la fin des années 60 (Vautrin, Bastid…), il y a toujours eu, en France, des auteurs explicitement critiques de l’ordre social. Après 68, vinrent Jean-Patrick Manchette, et le Néo-Polar. On sait que ce n’est pas la même chose, et que Manchette a toujours beaucoup insisté pour se démarquer d’un phénomène largement inventé par les journalistes (voir ses Chroniques, chez Rivage). Partisan d’une écriture “ comportementaliste ” à la Hammet et pro-situ intelligent (une espèce en voie de disparition), Manchette n’avait pas grand chose en commun avec d’ex-toujours gauchistes dont le style portait trop souvent la marque de la crise de l’Éducation Nationale.
Dans les années 80, quand triompha la Réaction intellectuelle la plus platement procapitaliste que le monde ait vue depuis un bon siècle, la liquidation du néo-polar fut facilitée par la mauvaise qualité d’un grand nombre de ses œuvres. On remarqua d’autant plus leurs faiblesses que l’esprit de rébellion, souvent sincère, qui les animait, était devenu étranger au plus grand nombre des consommateurs de biens culturels.
Moins d’une dizaine d’auteurs de polars rescapés du gauchisme purent continuer à vivre plus ou moins de leur plume, dont une partie en s’incrustant dans les décombres de la contre-culture stalinienne, autrement dit le réseau culturel (journaux, bibliothèques, comités d’entreprise) du Parti dit communiste, qui leur conserva un public. Une autre partie vendirent leur cervelle à la machine télévisuelle, qui se chargea de les transformer en annexes du Grand Cerveau Mou.
En 95, deux opérations éditoriales vinrent dynamiser un redémarrage du genre qui s’amorçait depuis peu : le cinquantenaire de la Série Noire et le lancement du Poulpe. De “ festivals ” en “ journées ”, de “ fête ” en “ rencontres ”, il sembla bientôt que toute agglomération de plus de cinq mille habitants voulait avoir sa manifestation centrée sur le polar. A chaque fois, devant un public complice, deux ou trois auteurs-directeurs de collection, toujours les mêmes, démocratiquement flanqués de quelques auteurs de la base (débutants ou vieux besogneux jamais consacrés par les trompettes de la renommée), répétaient le même discours : le polar était un genre maudit méprisé des journalistes, la littérature noire parlait mieux de la réalité sociale que ce qu’ils appelaient la littérature “ blanche ”, accusée de “ nombrilisme ”. D’un festival à l’autre, de Vienne à Saint Nazaire, de la Bastille à Frontignan, s’est ainsi constitué un milieu itinérant de quelques dizaines d’auteurs, éternels voyageurs de commerce du genre “ noir ”, dissimulant une grande disparité de conditions (entre les décideurs, les auteurs consacrés et la plèbe qui rame) derrière une cordialité de façade, des rituels alcooliques et surtout, surtout, la conviction qu’on est tous vachement de gauche.
Le consensus poulpeux
Quand, dans un bistrot parisien du XXe arrondissement de Paris, aujourd’hui disparu (même si son enseigne demeure), Jean-Bernard Pouy nous proposa, à Patrick Raynal et à moi, de l’aider à créer le personnage du Poulpe, en contribuant à l’établissement de sa “ bible ”, il me sembla que nous tombions d’accord sur l’idée que l’enquêteur en question se pencherait sur toutes “ les plaies sociales ” pour les gratter et les dénoncer. Au lieu de quoi, le Poulpe, après une centaine d’épisode, n’est plus qu’un chasseur de facho. Je me suis éloigné de certains de mes amis radicaux, dans le sens où je pense qu’on doit mener aussi une lutte spécifique contre les fachos. Il n’en demeure pas moins que mes amis ont raison de voir dans l’antifascisme consensuel une forme de capitulation devant l’oppression capitaliste. Au nom de l’antifascisme, il faudrait s’allier à tous les “ moins pires ”, les socialauds expulseurs d’immigrés, les sos-quotas, les bellicistes verts… Cet antifascisme-là, (infiniment plus répandu que l’antifascisme radical qu’on cherche à construire, à Reflex et ailleurs) est devenu le degré zéro du combat politique. Ignorant la lutte des classes (ramenée à une problématique humanitaire), admettant parfaitement l’existence de flics et de juges (qu’il soutient au contraire, en les appelant en renfort contre les fachos), il est en parfaite symbiose avec l’esprit du temps qui condamne “ toute forme d’extrêmisme ” et ramène le débat d’idée à un tiède clapotis. Au vu de l’état du monde, il me semble pourtant qu’on a plus que jamais besoin d’une pensée extrême, c’est-à-dire d’une pensée de la rupture.
Le poulpisme, idéologie dominante du milieu polar, s’impose d’autant mieux que ce milieu a connu une expansion brutale, notamment à travers le Poulpe. On sait la politique éditoriale de la série, voulue par J.-B. Pouy : accepter à peu près tous les manuscrits qu’on lui présente, pourvu qu’ils respectent plus ou moins la charte. Cette idée généreuse qui visait à permettre à beaucoup de débutants de publier, s’est traduit par une qualité moyenne très au-dessous de la moyenne et la présence, parmi les auteurs, de personnages médiatiques attirés par l’effet de mode n’a rien arrangé. L’expansion du milieu-polar s’est traduit par un développement en son sein de la précarité, à l’image de ce qui se passe dans les autres secteurs de la culture, du journalisme (multiplication des pigistes sous-payés) au spectacle (les intermittents au statut menacé). Entre l’auteur d’un Poulpe et d’une ou deux nouvelles publiées dans un fanzine et la demi-douzaine d’auteurs et de directeurs de collection qui régentent le milieu, il n’y a en commun que la fréquentation des mêmes salons, et l’idéologie poulpiste.
Et si jamais un jeune auteur avait des réserves par rapport à la dite idéologie, ou par rapport aux pratiques des patrons, il y regarderait à deux fois avant de les exprimer publiquement. Il risquerait en effet de se couper un accès aux collections tenues par ces gens, et aux nombreuses petites sources de revenus contrôlées par eux : en effet, à chaque fois qu’un agent culturel, privé ou public, veut mettre un peu d’argent dans la mode polar, à qui s’adresse-t-il, sinon toujours aux mêmes notoriétés ? Se fâcher avec les chefs, se “ faire mal voir dans le milieu ”, c’est dire adieu aux “ résidences ” (financement d’un séjour par une collectivité locale moyennant de menus services culturels), renoncer à la participation à un agenda ici, à un voyage là, au lancement d’un nouveau projet plus loin. La menace de “ ne plus être invité nulle part ”, sera ressentie par l’auteur de base comme un risque mortel pour son projet de carrière, si modeste soit-il, et suffira à le faire filer doux.
Danger largement surestimé. Certes, ceux qui ne conçoivent pas de vivre sans festivals (et après tout, dans ces “ événements ”, on rencontre aussi des auteurs et des lecteurs fort sympathiques), ceux-là risquent de vivre des moments difficiles : aujourd’hui en France, il ne doit pas y avoir, en tout et pour tout, plus de trois ou quatre groupes d’organisateurs susceptibles d’inviter des “ auteurs controversés ” (l’euphémisme désignant ceux que les chefs n’aiment pas). Mais le secteur de l’édition polareuse est suffisamment concurrentiel et il y a heureusement, encore assez d’éditeurs attentifs d’abord à la qualité de ce qu’ils publient, pour qu’un auteur mal en cour s’en sorte. A condition d’être doté de particularités qui, c’est vrai, tendent à devenir secondaires dans le milieu : le talent et la passion d’écrire.
Mais, là comme ailleurs, le pouvoir des chefs repose largement sur nos propres lâchetés. Récemment, Gérard Delteil, qui voulait publier un recueil de nouvelles satiriques sur le Poulpe, l’a vérifié à ses dépens. A trois ou quatre courageuses exceptions près, les auteurs qui lui avaient donné leur accord pour participer à l’entreprise ont renoncé sous la menace. Et ne parlons pas, puisque ce n’est pas le sujet, de l’imbécile campagne de calomnies lancée par Daeninckx à mon encontre : combien d’auteurs qui m’ont chuchoté leur désaccord avec lui, mais qui se sont soigneusement abstenus de l’exprimer publiquement ? (Ce n’est pas par hasard si ceux qui, en revanche, l’ont fait, les Jonquet, Delteil, Vilar, Prudon, Garnier, Bastid, Lesbres, Genève et autres, occupent une place qui les rend indépendants du milieu.)
Poulpisme et littérature
Le poulpisme, expression littéraire du politically correct à la française, s’est déchaîné contre la défunte collection Alias que j’ai eu l’honneur de lancer et, un moment, de diriger. Je suis un mauvais directeur de collection, incapable de faire travailler et retravailler les auteurs, et je reconnais qu’il y a eu peu de bons titres dans cette brève série. J’assume l’erreur d’avoir laissé passer, dans l’un des volumes, deux scènes de viol d’une complaisance déplaisante. Mais que de bêtises et d’insanités n’ai-je pas lues et entendues sur cette série ! Bien sûr, avec leur habituelle capacité à comprendre de travers et à sortir du contexte, les habituels traqueurs de fachos ont découvert des choses suspectes. Bien sûr, les représentantEs du féministement correct ont trouvé à redire. Le pompon, quand même, à un fanzine régional subventionné par le Centre National des Lettres qui m’a reproché, d’avoir, dans mon Alias (Je pense donc je nuis), fait tuer des chats par mon héros ! En tout cas, pour la plupart des détracteurs de la collection, j’ai pu le vérifier, c’est au fond l’idée même d’un héros négatif auquel on ne peut s’identifier, qui leur paraissait suspecte. Sans doute n’avaient-ils pas pris garde qu’avec une telle démarche, c’était une bonne part du meilleur de la littérature mondiale qui devenait suspecte.
Mais est-il encore question de littérature ? On peut se le demander quand on entend le poujadisme de certaines déclarations contre la “ littérature blanche ” conçue comme une entité globale. Certes, tout un courant de littérature française peut être accusé de nombrilisme et de dissolution dans la recherche formelle. Mais il suffit de jeter un coup d’œil au-delà des frontières hexagonales, et même de fouiner un peu ici pour trouver des livres et des auteurs très au-dessus de la moyenne “ noire ” : un Lydie Salvaire ou un Yves Pagès, par exemple, vaudra toujours mieux que cinquante Poulpes !
Tôt ou tard, la mode polar passera. La disparition de collections, de festivals et de fromages divers entraînera une rétraction du milieu, qui laissera beaucoup d’orphelins. Ces derniers seront d’autant mieux armés pour continuer à écrire, qu’ils auront su reconnaître et développer le projet le plus fécond et le plus subversif d’un genre qu’il faudra bien un jour définitivement libérer de l’adjectif “ policier ”, et de l’esprit qui va avec : le projet de dire, en se gardant de tout moralisme comme de tout cynisme, la part noire de l’humain.
1 À noter : Serge est un des créateurs du personnage du Poulpe, alias Gabriel Lecouvreur, justicier libertaire et personnage emblématique des éditions la Baleine. Il revient sur la question dans le texte publié ci-dessous.