lundi 6 octobre 2008
Littérature
posté à 13h44, par
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Une force d’inertie gigantesque, merveilleuse, voilà l’art de Bartleby, sa magie. Il ne se courbe pas sous les ordres, il ne bronche pas quand l’interroge son placide patron, il ne cède pas d’un pouce quand on l’engueule. Bartleby ne veut pas, préférerait n’en rien faire. Et c’est ce qu’il fait : RIEN. Programme de titan. Et cinglante leçon en ces temps de déconfiture libérale...
« Bartleby n’est pas le malade, mais le médecin d’une Amérique malade, le medecine-man, le nouveau Christ, ou notre frère à tous. »
« Qu’entendez vous par là ? Etes-vous dans la lune ? Je veux que vous m’aidiez à collationner ces feuilles, tenez. » Et je les lui tendis.
« Je préférerais ne pas », dit-il.
Je le regardai fixement. Son visage était émacié ; dans son oeil gris régnait une vague placidité. Aucune ombre d’agitation n’en troublait la surface. Y’aurait-il eu dans ses manières la moindre trace de malaise, de colère, d’impatience ou d’impertinence, en d’autres termes, y’aurait-il eu quoi que ce soit d’ordinairement humain, je l’aurais, sans doute aucun, chassé avec violence de mes bureaux. Mais, en l’occurrence, c’est plutôt le pâle buste de Cicéron en plâtre de Paris que j’aurais songé à jeter par la porte.
Un parasite de la pire espèce. Un insecte insignifiant, d’une platitude à pleurer. Bartleby est trop mou et lisse pour être humain. C’est une tique, un charençon, un ver de terre, un cafard. D’ailleurs, il en a l’apparence. Ce n’est pas comme l’autre, celui qui se découvre cafard au réveil, non, c’est différent. Bartleby est né cafard. Il est petit, il est laid, il parle d’une voix mal assurée, il chuinte, et quand il se déplace, il a tout du scolopendre, il rampe dirait-on. D’ailleurs, Bartleby se nourrit uniquement de biscuits au gingembre, qu’il grignote comme un rongeur humanoïde. Quelle disgrâce chez Bartleby, quelle défaite de la grandeur humaine. Frappez le ventre ratatiné de Bartleby, il n’en sortira qu’un cri mou, inconsistant, plainte sans grandeur. Non, vraiment, il n’y a rien d’humain chez Bartleby, même sa souffrance est disgracieuse.
Bartleby travaille à Wall-Street. Un boulot insignifiant, adapté à son apparence. Il recopie des textes, les collationne pour un homme de loi. Au début, il prend son travail au sérieux, il se donne du mal, discrètement, il ne tient pas à se faire repérer, le silence est son bonheur. Mais, peu à peu, voilà que son attitude change. Il commence à refuser de travailler. Ce n’est pas qu’il se rebelle contre son patron, qu’il se fait subversif ou vindicatif, non, cela demanderait de l’envergure, de la grandeur, toutes choses dont Bartleby est terriblement dépourvu. Il se contente de refuser, doucement, les tâches qu’on lui propose. « Je préférerais ne pas »2, répond-il candidement quand on lui demande d’effectuer un travail, et il repart vaquer à ses non-occupations, les yeux dans le vague, le pas lourd. Il s’assoit à son bureau, rumine doucement, béat de ne rien faire, digérant le vide.
Une force d’inertie gigantesque, merveilleuse, voilà l’art de Bartleby, sa magie. Il ne se courbe pas sous les ordres, il ne bronche pas quand l’interroge son placide patron, il ne cède pas d’un pouce. Bartleby ne veut pas, préférerait n’en rien faire. Et c’est ce qu’il fait : RIEN. Programme de titan. Et cinglante leçon en ces temps de déconfiture libérale...3
Bartleby est un visionnaire, un prophète. Le « NE TRAVAILLEZ JAMAIS » de Debord et consorts, il l’a assimilé bien avant eux, il l’a mis en œuvre avec force et persévérance, dès 18534 . Et il ne s’est pas contenté de l’appliquer depuis chez lui, feignasse ensevelie sous les couettes, nihiliste de canapé. Non, son art de l’inertie, il l’a importé dans le saint des saints, la Mecque financière, Wall Street. De là, son pouvoir de nuisance est décuplé. C’est d’ailleurs là qu’il s’installe, qu’il fait son nid douillet. Car, non content de refuser de travailler, Bartleby finit par s’installer dans son bureau, y dormir toutes les nuits.
Bartleby n’a pas l’ambition d’un Jérome Kerviel, il n’est pas là pour amasser des tonnes d’argent ou les perdre. Il s’en fout, lui, de l’évolution des cours, du système financier qui déraille. Qu’on le laisse tranquille avec tout ça, il préfère sa petite vie de rat de bureau, son existence lisse et morne, entièrement dévouée à sa sainte cause : ne rien faire qui lui déplaise. Voilà qui abrase toute hiérarchie, toute servitude. Le patron n’est plus patron, il se fait proie, cibles des mécanismes du rongeur Bartleby. La gangrène personnifiée.
« Nous sommes condamnés à vivre dans le monde où nous vivons » disait François Furet. Ceci, Bartleby l’a bien compris. Mais, du coup, par rétorsion, il condamne le monde à vivre avec sa présence insignifiante, il impose sa merveilleuse inertie. Autour de lui, les choses s’écroulent, la vanité de l’ambition est mise au jour : ne rien faire, refuser ce que l’on ne désire pas, quel plus beau programme ?
Le doute s’installe : qui a raison ? Le patron qui s’échine pour une tâche insignifiante, pour un salaire vain ? L’employé qui servilement accomplit son travail ? Ou Bartleby, qui, n’écoutant que son libre-arbitre, son droit au refus, impose tenacement son ambition nihiliste, s’y accroche comme un loup à son agneau de lait ?
Car, ni les menaces, ni la police, ni la prison ne mettent à mal l’ambition de Bartleby. Ne rien faire, seul guide d’une vie qui de n’en pas lâcher le fil directeur, devient camouflet universel. Renvoyés dos à dos, rebelles et patrons, beaux parleurs et employés moutons. Tous sont entrave au souhait magnifique formulé par le petit employé insignifiant : « Je préférerais ne pas ». Candeur atomique, Bartleby se fait bombe à fragmentations, son obstination éclaire le monde.
« Ah, Bartleby ! Ah, humanité ! », les derniers mots de la nouvelle projettent encore leur ombre sur votre propre petite existence vaine et pâle, sur ces misérables agitations que vous osez appeler vie, que déjà vous souscrivez au constat : vous admirez Bartleby. Et même - quelle tristesse -, vous êtes jaloux de sa grandeur obstinée.
1 Editions Allia, traduction Jean-Yves Lacroix, 6,10 euros.
2 Ici, nous nous tenons à la traduction proposée par Jean-Yves Lacroix et publiée par les éditions Allia. Les tenants du « je ne préférerais pas » peuvent avancer leurs arguments, je les attends de pied ferme, toutes dents sorties.
3 Wall Street pourrait imploser, l’humanité libérale disparaître dans un grand gouffre financier, Bartleby n’en aurait cure. Juste, cette agitation, il la trouverait peut être un peu déplaisante, dérangeante. Mais il s’en remettrait vite. Posture conseillée en ces temps de panique à tout va...
4 Date de la première publication de Bartleby.