ARTICLE11
 
 

samedi 8 septembre 2012

Sur le terrain

posté à 13h31, par Augustin Marcader
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Je vous écris du bureau / N°1 : « Véro »

Augustin Marcadet est technicien administratif au contrôle médical d’une caisse primaire. Des années qu’il turbine là, chez les poulagas de la Sécu. « Souffrance » au « travail » ; la redondance l’a toujours fait marrer, Augustin. Parfois même, ça l’inspire. Pour cette première chronique, plongée dans une parano professionnelle qui plombe un tantinet l’ambiance.

Cette chronique, première d’une série en cours, a été publiée dans le numéro 5 de la version papier d’Article11, en juillet 2011

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Dans le bureau, Véro est assise en face de moi. 55 balais, Véro. Dont 35 passés dans la boîte. Physique avachi, visage bouffi. Dix clopes par jour et des reins fatigués qui l’obligent à boire toute la journée de l’eau préalablement bouillie. Au début, ça se passe bien. Elle est contente de bosser avec moi. Moi le jeunot. La rumeur dit que c’est elle qui a demandé à changer de secteur. D’emblée, elle me met les points sur les i : «  J’ai rien demandé du tout ! C’est eux – les chefs – qui ont décidé de me mettre là. » J’opine. Après tout, je m’en fous.

La parano de Véro s’est d’abord affichée par timides touches. Des réflexions absconses. Des exaspérations. On avait touché à ses courriers ou à ses dossiers. Du jour au lendemain, les choses n’étaient plus à la même place dans son petit espace. C’est quoi, cette faute d’orthographe ? C’est pas elle qui a fait ça. Quelqu’un a fouillé dans ses tiroirs pendant son absence. Son Word® buggue juste quand elle frappe un courrier. Comme par hasard. L’assistant technique nous amène du boulot. Véro se fait narquoise : on veut faire craquer les vieilles. On coûte trop cher. Alors on nous charge comme des mules. Elle me prend à témoin. Et les syndicats qui sont de mèche. Si ça se trouve, le faux-plafond est truffé de micros.

Plus tard, elle me raconte un vieux trauma du boulot. C’était l’époque où on revenait de congés et on découvrait qu’on avait changé de bureau. Et de collègue. Véro avait mal vécu sa délocalisation forcée, elle s’entendait bien avec les filles de son secteur et ça tournait nickel. Aussi elle l’avait ramené, avait demandé une explication au médecin-chef. Ce dernier avait l’oukase délicate et ne supportait pas de rendre des comptes à ses subordonnés. Il était socialiste, ce qui garantissait à ses yeux que ses décisions servaient immanquablement la cause du peuple. Un jour que Véro était seule dans son bureau, il s’était pointé à l’improviste et l’avait menacée : «  Ça prendra le temps qu’il faudra, mais je finirai par vous avoir. » Une phrase qui l’avait marquée au fer rouge, Véro. Rapidement, elle fut placardisée, isolée. Une mise en quarantaine qui ne fit que nourrir la méfiance autour d’elle.

Au final, elle avait la haine, Véro. Et la trouille aussi. J’ai continué à l’écouter. Le gauchiste et sa victime. Je voyais bien que son discours débordait par moment le cadre convenu de l’aliénation prolétarienne. Que ses raisonnements avaient parfois des ratés. Mais je l’aimais bien. Jusqu’à ce qu’elle me dise un jour : « Toi, tu es trouble. » J’avais son regard de jais planté dans mes châsses. J’ai demandé ce qu’elle voulait dire. Elle a souri, genre prends-moi pour une conne en plus. La matinée est passée, l’air s’est alourdi. En début d’après-midi, je me suis levé et j’ai redemandé à Véro le pourquoi de son accusation matinale. Une collègue sirotait son jus dans notre bureau. Véro a souri froid, faisant jaillir son triple menton. Alors je me suis emballé : « Tu as raison, je suis un sous-marin de la direction ! Je suis payé par le médecin-chef pour t’espionner ! » La vanne. La stupide vanne. Véro s’est mise à trembler et s’est levée à son tour. « Il avoue ! Tu vois, il avoue !  », s’est-elle exclamée à la collègue coincée autour de sa tasse fumante. Évidemment, j’ai démenti avec énergie, «  c’est de l’humour, une bête provocation ! M’enfin, tu ne penses tout de même pas que…  » Si. Elle pensait. Elle est même restée plantée face à moi, l’œil larmoyant, le doigt inquisiteur. Elle n’en démordait pas. « Il avoue !  » Ma foireuse sortie venait de donner corps à son fantasme persécuteur. Elle avait donc raison depuis le début ! Tous ces fêlons, ces faux-derches, ces balances. Quelqu’un s’est mis à sangloter : c’était la collègue qui larmichait dans son caoua. «  Arrêtez de vous disputer…  »

J’ai tout tenté pour rattraper ma bévue, pour lui démontrer que mes convictions politiques et morales étaient aux antipodes d’un travail de taupe. D’ailleurs, j’ai 10/10 à chaque œil. Véro est restée indéboulonnable. On n’a plus jamais abordé le sujet. Quelques jours après, elle m’a dit qu’elle était soulagée de savoir qui j’étais, que c’était pas la peine de se faire la gueule. Je lui ai proposé qu’on se retrouve ailleurs, hors d’ici, pour discuter posément. Autant proposer une bougie à un enterré vivant. Qu’y a-t-il d’autre à voir que les planches vermoulues de sa terrible condition ?


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