ARTICLE11
 
 

samedi 15 septembre 2012

Sur le terrain

posté à 18h12, par Augustin Marcader
8 commentaires

Je vous écris du bureau / N°2 : « Le docteur Létrille »

Augustin Marcadet est technicien administratif au contrôle médical d’une caisse primaire. Des années qu’il turbine là, chez les poulagas de la Sécu. « Souffrance » au « travail » ; la redondance l’a toujours fait marrer, Augustin. Parfois même, ça l’inspire. Pour cette seconde chronique, rencontre avec le docteur Létrille, médecin-conseil à qui on ne la fait pas...

Cette chronique a été publiée dans le numéro 6 de la version papier d’Article11

***

Ce matin, le docteur Létrille est arrivé avec de vilains augures sur le visage. Les filles qui l’ont croisé dans le couloir ne s’y sont pas trompées : Aujourd’hui, il va nous faire que des refus. Et de fait, la vacation passée, le secrétariat du susnommé toubib s’est retrouvé avec 100 % d’avis défavorables à gérer. Il est comme ça, Létrille, des fois il annonce même carrément la couleur : «  Aujourd’hui je suis de mauvaise humeur, je vais faire des refus. » Au moins c’est clair. Surtout pour les pauvres hères en arrêt de travail ou longue maladie convoqués dans nos charmants locaux. Ils sont là, disséminés dans la salle d’attente, à regarder leurs pieds, à survoler avec ennui les placards publicitaires de la Sécu, à sursauter dès qu’un toubib surgit dans la salle et lance un nom à la cantonade. L’heureux élu se lève et suit le docteur en claudiquant. L’entretien-examen dure une dizaine de minutes. Dix minutes, c’est court pour se faire palper la rotule, sortir son fatras de radios et de comptes-rendus opératoires, plaider sa cause : « Mais monsieur, si vous me coupez mes indemnités journalières, avec quoi je vais payer mon loyer, moi ? » On l’imagine, Létrille, lâcher des « mmm mmm » laconiques, pianoter frénétique sur son micro - « Homme de 47 ans, maçon, accident du travail en juin 2010, lésion méniscale opérée, genou sec, froid et parfaitement mobile à l’examen, le genou gonflerait à l’effort selon les dires de l’assuré, inquiet quant à son avenir professionnel, fin de repos le 31/07/2011 » - et pousser le bancroche dans le couloir en indiquant la sortie. Une fois, je l’ai vu courir, Létrille, se pencher au-dehors d’une fenêtre et jubiler : « Hé ! Hé !  » Un boiteux qu’il avait reçu quelques minutes auparavant dans son bureau marchait à présent d’un pas leste dans la rue... Salaud de fraudeur !

L’assuré a une nature cauteleuse dont il faut se méfier. Ses dires, il conviendra de les mettre au conditionnel, car le malade est prêt à toutes les menteries pour continuer à toucher sa petite pension d’invalidité ou pour bénéficier de son 100 %. Létrille déteste qu’on le prenne pour un con ; c’est sûrement pour se prémunir d’une telle avanie qu’il se comporte comme un vulgaire stratège US planifiant ses frappes préventives. Et si on lui fait comprendre qu’il abuse un tantinet, il exhibe ses ratiches proprettes : « Il faut aider les gens à se remettre au travail sinon l’arrêt se chronicise. Et puis, je ne suis pas payé pour donner des avis favorables. » Imparable. D’ailleurs sa consœur, le docteur Lavache est tout à fait raccord avec lui. De mon bureau, je l’entends justifier sa dernière décision à l’agent d’accueil : « Je viens de recevoir une femme en arrêt depuis trois mois, soi-disant harcelée par son employeur. Mais qu’elle soit en arrêt ne règle pas le problème avec son patron, aussi je l’ai remise au boulot. À la limite, elle se fera licencier pour inaptitude, et ça lui permettra de rebondir vers un autre boulot.  » Et hop, plus belle la vie !

Létrille et Lavache font partie des 2 500 médecins-conseils qui émargent au sein de l’Assurance maladie. Véritables chevilles ouvrières des contrôles médicaux des caisses primaires, ils sont le fer de lance de la politique de « gestion du risque » impulsée notamment par le plan Juppé de 1996 et qui n’a cessé de monter en puissance depuis. Le « risque  », ce sont ces cochons de malades qui consomment du soin à tout-va. Car le patient est égoïste : il ne se rend pas compte que sa maladie coûte un max de pognon à la collectivité. Du coup, les médecins-conseils sont là pour le responsabiliser. Un jeu auquel ils excellent : il faut voir avec quel élan ils font leurs les directives nationales visant à dépouiller l’assuré de ses dernières hardes sociales, au prétexte toujours rabâché de sauver notre système de soins... Mais voilà que, à force d’abattage, un œil sur les reportings et un autre sur la fiche de paie, les médecins-conseils craquent eux-aussi. Et le Quotidien du Médecin du 9 février dernier de s’émouvoir : « Les praticiens-conseils se rebiffent  ». Et d’user de gros mots habituellement réservés aux pékins qu’ils examinent sommairement dans leur bureau tels que « souffrance au travail » et « risques psychosociaux ». Avant de diagnostiquer : « Croulant sous les exigences chiffrées [sic], les praticiens conseils y perdent leur latin. [...] Il y a une perte de sens de leur travail. » Perte de sens ? Pas pour tout le monde : suffit de demander l’avis des malades sommés quotidiennement de passer sous les fourches caudines de l’Assurance maladie...


COMMENTAIRES

 


  • dimanche 16 septembre 2012 à 12h54, par Jean Michel

    Découvert votre « blog » si on peut dire en surfant et j’apprécie beaucoup. Bonne continuation et surtout n’arrêtez pas ^^

    les hotels en corse

    Je me baladais l’autre jour sur les hotels en corse et je suis tombé sur un article sympa : « les hotels en corse ». Je vous laisse l’adresse, c’est Hotel haute corse. Ce site est vraiment bon exprimé clairement. A connaitre pour connaitre la Corse.



  • dimanche 16 septembre 2012 à 17h43, par appel à scribes

    Not bad. Ah ce que j’aimerais lire des textes de ce genre relatant ce qui se passe en matière « chasse à la fraude » parmi les agents contrôleurs de la CAF, ou les zélés du flicage à Pôle emploi.



  • dimanche 16 septembre 2012 à 19h22, par B

    déjà vu ce qui est écrit ici, on aimerait savoir si les personnes concernées ont pris la peine d’écrire une lettre pour contester le caractère médical de ce type d’entretien administratif, histoire de prendre le médecin en défaut ( à con, con et demi )

    • dimanche 16 septembre 2012 à 20h21, par Augustin Marcadet

      « Prendre le médecin en défaut », v’là la grande affaire, cher B. Y’en a effectivement qui décident de montrer les crocs, qui écrivent des lettres du style « Je vois pas comment le docteur Létrille m’a jugé apte au travail alors qu’il ne m’a même pas examiné et qu’il m’a tout juste gardé dix minutes dans son bureau ! » Ce genre de courrier n’émeut pas grand monde tout simplement parce que Létrille ne fait pas dans le détail mais dans l’abattage : le volume de son activité est commandé par tout un tas d’indicateurs contractualisés entre la caisse nationale et l’Etat, les dits indicateurs impliquant une sorte de classement officieux des organismes d’assurance maladie et surtout les fameuses primes d’intéressement auxquelles les salariés de la sécu sont très sensibles. Du coup, l’ambiance générale a quelque chose à voir avec l’effort de guerre : aux travailleurs de la sécu de s’asseoir sur leurs états d’âme et aux clients de la même sécu d’arrêter de faire chier avec leurs bobos . Jouant au con dernièrement, je demandais à mon chef si le changement de management élyséen allait quelque peu modifier le cap de nos missions. « Pas du tout, me répondit-il. Au contraire même ! Van Roekeghem [le boss de l’assurance maladie] a reçu le plein soutien du nouveau gouvernement et je pense qu’on va amplifier nos efforts… »
      De guerre.
      CQFD.

      • dimanche 16 septembre 2012 à 21h15, par B

        En 14-18 aussi , les atrocités commises par l’autre entretenaient la haine.
        De nombreux combattants ont écrit que la haine s’atténuait en allant de l’arrière vers le Front.

      • jeudi 20 septembre 2012 à 09h27, par le dahu

        Idem à la Caf.
        Le contrôle social s’accentue. Bien faire sentir aux allocataires, notamment les plus démunis, qu’ils ont intérêt à se tenir à carreaux, sinon on suspend, voire on coupe !
        Quant aux agents....fermez vos g... et circulez. Management à la France Telecom de rigueur, pression, pression. Dernière trouvaille : écoute et enregistrement des agents de la plateforme sans que ceux-ci sachent qui les écoute (superviseur ? resp de sévices ? cnaf ?). La Caf devient un univers carcéral où les agents vont bientôt totalement internaliser les directives d’un nouvel eugénisme social.



  • samedi 22 septembre 2012 à 22h23, par maga

    « le genou gonflerait à l’effort selon les dires de l’assuré » : j’ai d’abord lu « selon les dires de l’accusé » !



  • dimanche 25 novembre 2012 à 14h11, par diplodocus de médecin de famille

    Ces médecins conseils, c’est un vrai gâchis de compétence ! Avoir fait 8 à 10 années d’études pour faire de la gestion de risque, alors que les déserts médicaux s’étendent, on devrait demander à l’assurance maladie qui les emploie de les envoyer dans ces déserts, ou bien qu’elle rembourse leurs études !

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