jeudi 6 mai 2010
Entretiens
posté à 14h35, par
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Les Jours heureux ? Un film de Tati ? Une chanson de Trenet ? Perdu, il s’agit du programme du Conseil national de la Résistance, mis en application dans l’immédiat après-guerre. Un acte fondateur du modèle social français, attaqué sans relâche depuis 30 ans, encore davantage depuis l’élection de Sarkozy. Pour évoquer ce véritable travail de démolition, entretien avec Jean-Luc Porquet.
L’an passé, ils étaient 4 000, réunis sur le plateau des Glières pour dire - sans bannière politique ni drapeau - leur rejet des valeurs sarkozystes. Manifester leur opposition aux présidentielles tentatives de récupération sur l’héritage de la résistance. Et souligner leur volonté de ne pas rester passif face aux coups de butoir incessants que la majorité au pouvoir et les milieux d’affaire assènent au modèle social français.
Cette année, ils remettent ça, rassemblement organisé le dimanche 16 mai par l’association Citoyens Résistants d’Hier et d’Aujourd’hui1. Une « manifestation » qui s’inscrit dans un cadre plus vaste, patient et minutieux travail de fond mené par les membres de l’association pour préserver et rappeler l’héritage du Conseil national de la résistance. Ainsi de Walter, retour en résistance, film réalisé par Gilles Perret autour de la figure de l’ancien résistant Walter Bassan2. Ou du livre publié récemment par l’association à La Découverte, ouvrage collectif conduit par un journaliste du Canard Enchaîné, Jean-Luc Porquet.
L’ouvrage est bref, efficace et percutant. En moins de 200 pages, il revient sur l’application dans l’immédiat après-guerre des Jours Heureux, texte programmatique rédigé en 1944 par le Conseil national de la Résistance (CNR) et qui a très largement irrigué le modèle social français. Et détaille précisément les coups qui lui sont ensuite portés de tous côtés : politiciens de droite et de gauche, financiers, assureurs, banquiers, grands patrons, tous soucieux de prendre leur revanche. De ravager, - « avec une furie qui n’exclut pas une certaine méthode », pour reprendre les mots d’Alexandre Dumas - le système de Sécurité sociale et celui des retraites, de rogner les services publics, de mettre à bas toute idée de secteur bancaire public, de multiplier les privatisations, d’œuvrer à la déréglementation financière, d’asservir la presse au capital, etc… Bref, de laminer tout ce qui, de près ou de loin, représente une quelconque entrave à ces marchés qui se piquent de gouverner nos vies.
Qui mieux que Jean-Luc Porquet, coordinateur de l’ouvrage, pour en parler ? Nous avons rencontré ce journaliste rappelant avec une jolie verve - dans le livre comme dans ses chroniques au Canard - que « face à cette entreprise de démolition systématique, il faut imaginer des voies nouvelles et de nouvelles résistances ». Le mieux, c’est de lui laisser la parole…
Ce livre, il vient d’où ?
En mai 2009, je me suis rendu au rassemblement des Glières : ce fut une journée vraiment magnifique, avec des gens formidables. La veille déjà, j’avais été convié à une grande tablée, me retrouvant en compagnie des anciens résistants Stéphane Hessel, Raymond Aubrac et de l’écrivain John Berger. Stéphane Hessel - au passé de héros, résistant, arrêté par la Gestapo, déporté - était juste en face de moi, et cet homme de 93 ans faisait preuve d’une vivacité impressionnante, avec quelque chose de juvénile, d’optimiste. Une telle présence – héroïque et engagée – ne s’oublie pas, surtout quand elle se double d’un enthousiasme que beaucoup d’entre nous ont perdu.
Le lendemain, nous étions 4 000 personnes à participer au rassemblement. Le temps était magnifique. Juchés sur la petite plate-forme d’une camionnette, Stéphane Hessel, Raymond Aubrac, Alain Refalo (l’un des premiers enseignants « désobéisseurs ») et le psychiatre Michaël Guyader ont donné à entendre des interventions aussi brèves que fortes. Hauteur de vue, combativité, absence de complaisance : c’était impressionnant. Et puis, il n’y avait pas ce côté boutiquier où chacun arrive avec son petit autocollant, sa petite banderole, son officine à défendre : les organisateurs avaient demandé aux participants de venir sans tract, sans l’appareillage habituel du militant. Bref, il y avait quelque chose de très fort, de vivant.
Ça vous a regonflé ?
Exactement ! J’en ai fait un papier pour Le Canard, dans lequel j’évoquais le texte des Jours Heureux, le programme du Conseil national de la Résistance. Après la publication de l’article, un copain m’a dit : « Les Jours Heureux, je ne connaissais pas du tout. Il faudrait rééditer le programme du CNR. » Ça m’a fait réfléchir. S’il était inutile de rééditer un texte de dix pages qu’on trouve facilement sur le net, ça valait par contre le coup de le remettre en perspective, de raconter cette journée, cette résistance face à une imposture criante. J’ai pensé que ça pourrait donner un bouquin que j’aimerais lire. Je suis donc allé voir les membres de l’association Citoyens Résistants d’Hier et d’Aujourd’hui, pour leur proposer de publier le programme, de lui apporter un éclairage historique – comment il a été écrit et mis en actes - , puis de montrer comment les principaux points ont été (ou sont en voie d’être) sabordés méthodiquement.
Ils ont accepté l’idée. Ne restait plus, alors, qu’à choisir un éditeur - ils ont préféré un éditeur avec du répondant, qui déborde du réseau militant et puisse proposer une grande diffusion, à un petit éditeur engagé : ça a été François Gèze, de La Découverte. Lui et moi avons contacté des journalistes ou historiens susceptibles de participer à l’ouvrage - en l’espèce Emmanuelle Heidsieck4, qui a écrit le très intelligent roman Il risque de pleuvoir, François Ruffin5, Martine Orange6, qui a une puissance de travail et de synthèse impressionnante, et l’historien Olivier Vallade. Ensuite, ça a été très vite, ça s’est enchaîné : en trois mois, le bouquin était fait.
C’est un ouvrage qui montre bien, dans la lignée de la réflexion de l’historien Nicolas Offenstadt, tout le travail qu’il faut mener contre la récupération des symboles et pour le respect de l’histoire...
Oui, et c’est finalement un peu grâce à Sarkozy - il faut lui dire « merci » pour cela. En ce qui me concerne, le déplacement présidentiel aux Glières m’a permis de retrouver le programme du CNR ; je connaissais son existence, mais j’avoue qu’il ne me parlait pas spécialement, que j’étais un peu passé à côté.
Il m’a donc permis de réellement découvrir ce texte court, concis, programmatique, ce texte issu d’un rêve, d’une vision, écrit dans des conditions terribles, au péril de la vie des auteurs, lesquels y disent l’essentiel de ce pour quoi ils se battent. Cela lui donne une force et une émotion qui nous parlent toujours, soixante ans plus tard.
Il faut aussi se rendre compte que tout ce qu’on appelle le modèle social français est - en grande partie - issu de ce petit texte : il n’a pas été seulement une vue de l’esprit, il a eu une réelle portée. Et en même temps, c’est une source d’une certaine pureté, d’une pureté originelle dont on rêve tous un peu, qui ne soit pas embrouillée par les querelles de partis et de boutiques.
Vous croyez que c’est pour ça que le sujet semble dans l’air du temps, que les gens s’y intéressent ?
Oui. Il n’y a plus de grands penseurs, d’intellectuels contemporains apportant réellement de la vie et de l’espoir – à moins de croire que le maoïsme à la Badiou ou L’Insurrection qui vient en sont porteurs ! Face à ce désert, on cherche quelque chose de lumineux dans l’histoire, une pensée pour se ressourcer.
Vous plaisantiez un peu avant en « remerciant » Nicolas Sarkozy. Et c’est vrai, il arrive à ressouder les gens contre lui. Ce qui revoie à cette déclaration très connue de Denis Kessler, où il invite à « défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance » 7. Comment peut-il l’énoncer aussi ouvertement ?
Il faut rappeler que cette déclaration date d’octobre 2007, soit quatre mois après l’élection de Sarkozy et qu’on était alors en pleine Sarkomania. Il venait d’être élu triomphalement - c’était l’époque bling-bling, celle du yacht de Bolloré ou du « nouveau » 14 juillet. Et il pensait vraiment être l’homme d’une totale rupture, pouvoir tout changer parce qu’il n’y avait plus personne en face et que la gauche était carbonisée.
C’est vrai que c’est finalement formidable qu’un homme comme Denis Kessler ait révélé la cohérence du projet sarkozyste. Il s’est senti suffisamment en position de force pour dire : « Ce qu’on va faire, c’est casser 1945. » C’est la même chose pour un Sarkozy, à la fois complètement brouillon et maître de l’enfume : c’est sa mise à nu qui est intéressante.
Pour le côté « enfume », il y en a une très bonne illustration dans le discours de Sarkozy à Versailles, quand il se présente comme « l’héritier » du Conseil national de la Résistance8. Il passe son temps à dire le contraire de ce qu’il fait…
C’est une tactique que je crois directement héritée de Le Pen. J’en parlais dans un livre, sorti juste avant l’élection de Sarkozy, un ouvrage nommé Le Petit Démagogue9. J’y reprenais en partie un travail que j’avais réalisé lors de l’écriture d’un livre sur Le Pen (Le Faux Parler ou l’art de la démagogie, paru en 1992), où j’essayais de comprendre pourquoi ça marche, pourquoi son discours séduit tant de gens. Je voulais mettre à jour les ficelles de son discours démagogique, les « recettes » auxquelles il avait recours.
Quand j’ai vu grimper le Nicolas Sarkozy ministre de l’Intérieur, la ressemblance m’a paru évidente : ce sont les mêmes techniques, les mêmes ficelles, le même enfumage que ceux de Le Pen. Les mêmes simplifications, la même outrance, les mêmes dénégations du réel. La même tentation autoritaire, les mêmes pulsions. Le karcher, les voyous, la racaille…
C’est pourquoi j’ai repris mon bouquin de l’époque, que j’ai entièrement réadapté et reconstruit autour de Sarkozy. Le livre, Le Petit Démagogue, met donc en avant cette analogie des techniques. Sauf que l’élève a dépassé le maître, que Sarkozy a réussi là où Le Pen a échoué. Pour moi, ça a été une surprise : je ne pensais pas que ça allait fonctionner à ce point, que reprendre tous les vieux trucs crapuleux et crapoteux de Le Pen –à commencer par cette récupération des victimes, pour aller pleurer auprès d’elles et promettre la punition des voyous - pourrait s’avérer si payante. Mais il a réussi son hold-up, il est parvenu à récupérer tout l’électorat de Le Pen en reprenant ses ficelles.
Mais ça ne suffit pas à tout expliquer. Quelle explication trouvez-vous à l’attitude si indécente de Sarkozy quand - par exemple - il se rend aux Glières10, ce comportement malvenu et déplacé qui se répète chaque année ? Il le fait exprès, il n’a aucune hauteur de vue, il ne connaît rien à l’histoire ou ses symboles ?
Je crois qu’il n’est tout simplement pas cultivé et qu’il n’est pas à la hauteur. Même les gens de droite s’en inquiètent, et notamment les patrons du CAC40… Il faut ici rappeler la façon dont il parle de sa fonction : quand il évoque son passage à l’Intérieur, il dit : « J’ai tué le job pour dix ans » ; et même la fonction de président de la République, il en parle comme d’un job. Quant à son ambition post-présidentielle, elle se résume à « faire de la thune ».
Bref, il y a un côté rase-moquette. C’est pourquoi l’homme censé incarner la République se permet, dans le lieu hautement symbolique des Glières, qui est une nécropole nationale, de parler de foot et de Carla : il ne se rend même pas compte qu’il ne devrait pas…
Mais ce qui est très étonnant, c’est que cette scène se répète finalement d’une année à l’autre12. Personne, dans l’entourage du président, n’essaye de le cadrer ?
C’est d’autant plus étonnant que, cette année, Franck Louvrier, le conseiller en communication de Nicolas Sarkozy, avait fait le déplacement avec lui aux Glières : on aurait pu imaginer qu’il l’empêche de déraper… Je crois, en fait, que Sarkozy a un côté incontrôlable, comme Le Pen. Ce sont des gens qui ne vivent que dans la provocation, la transgression, et qui la revendiquent sur le mode : « Je le fais, et je n’en ai rien à fiche que ça puisse vous choquer. Je vous ai bien eu, je suis le président, je peux tout me permettre. » Il y a à l’évidence un côté sale gosse.
Vous disiez tout à l’heure que les patrons commençaient à s’inquiéter. Ils devraient surtout lui être très reconnaissants, non ? La très large majorité de ses réformes profitent d’abord au patronat…
En partie, seulement. Parce que ces « cadeaux » sont faits de manière si voyante et provocatrice que c’en devient gênant. Que cela fédère un front de contestation. Que jamais un président n’a été autant haï. Et que ça n’aboutit pas toujours ; sur les retraites, par exemple, ce n’est pas sûr qu’il aille aussi loin qu’il le voudrait…
Il n’a pas tout à fait les mains libres. Il proclame partout qu’il va tout casser. Évidemment, il a déjà bien cassé, mis à bas des acquis sociaux, beaucoup privatisé. Mais par rapport au programme évoqué par Denis Kessler (l’alignement de la France sur le fonctionnement anglo-saxon, le remplacement des retraites par des fonds de pension), les résultats sont finalement limités. Et puis, il y a eu le krach !… Tout le programme de Sarkozy – dénoncer le public en permanence, promouvoir le privé et les fonds de pension – est contredit par les faits : il ne peut plus l’appliquer complètement. D’autant qu’une résistance se fait jour, qui ne vient pas des partis ni des syndicats.
C’est le cas du rassemblement des Glières : celui-ci a pour but de rétablir une certaine réalité, de démonter l’imposture de Sarkozy, de montrer que l’héritage de la Résistance signifie quelque chose et qu’on ne peut impunément s’en emparer. Il y a là un vrai combat. Surtout que tous les députés savoyards sont UMP et que ce rassemblement les dérange énormément. Ça les titille, ils rêveraient de trouver un prétexte pour l’interdire, pour faire en sorte que Sarkozy fasse en toute sérénité son œuvre de récupération mémorielle.
Ou de mettre au même niveau les deux célébrations des Glières, celle de Sarkozy et celle de l’association…
Bien sûr. Il y a un mois d’ailleurs, à Annecy, l’association avait organisé un débat sur l’instrumentalisation de l’histoire, avec la brillante historienne Sophie Wahnich et Suzette Bloch, petite fille de Marc Bloch qui a publié une tribune de protestation dans Le Monde quand Sarkozy s’est mis à citer Marc Bloch13 Lors du débat, une personne du public a protesté : « Vous rejetez la récupération de l’histoire par Sarkozy mais vous faites la même chose aux Glières. » Sophie Wahnich a été très brillante dans sa réponse, expliquant – en résumé - qu’il y avait plusieurs types de mémoire : il faut distinguer la mémoire institutionnelle de vénération, où l’histoire est dans le formol, la mémoire de récupération – celle de Sarkozy - et la mémoire d’interpellation, où l’histoire doit pouvoir être explorée, interrogée. En ce dernier cas, c’est totalement légitime de dialoguer avec elle. Il y a ainsi une manière de se servir de l’histoire et une autre de servir l’histoire.
Est-ce à dire que nous pouvons nous considérer comme « en résistance » ?
C’est une question intéressante parce qu’elle renvoie à la légitimité du mot. Sur ce point, les membres de Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui sont très clairs. Notamment parce qu’ils comptent dans leurs rangs Walter Bassan, un homme qui a été déporté à Dachau pendant plusieurs mois, un vrai Républicain qui ne se paye pas de mots, quelqu’un d’intègre, droit, solide, qui est le premier à s’être indigné lorsqu’il a appris la venue du candidat Sarkozy aux Glières en mai 2007. Lui et Stéphane Hessel l’affirment, il est légitime pour les citoyens de 2010 d’employer le terme de « résistance », de se revendiquer de l’esprit de Résistance.
A l’origine, les membres de l’association n’étaient pas eux-mêmes certains de pouvoir utiliser ce terme renvoyant à des combats héroïques, à des milliers de morts, à une situation historique bien particulière. Ils ont pris conscience qu’ils le pouvaient à force de discussions et de prises de paroles d’anciens résistants - à l’image de l’Appel des Résistants de 2004 soulignant combien il est légitime aujourd’hui de défendre le rêve porté par les résistants. Il était essentiel que des gens ayant vécu cette époque donnent un brevet de légitimité aux résistants d’aujourd’hui, qu’ils leur disent : « Vous avez le droit de faire cela. Ce n’est pas une usurpation, parce que vous êtes dans le droit fil des valeurs que nous défendions. »
Il y a donc une filiation. Stéphane Hessel le dit très clairement, expliquant que l’action de RESF est aujourd’hui l’une des choses les plus importantes qui soient. Dans l’appel de 2004, les anciens résistants mettaient, eux, l’accent sur le combat à mener contre la mainmise des médias de masse ; dans leur esprit, celle-ci renvoie directement à la France occupée, quand il n’y avait aucune liberté de la presse, mais seulement de la censure, du contrôle et de la propagande.
Bref, il ne s’agit pas de dire « on entre en résistance » avec de grands roulements de tambour. Mais juste de dire qu’on résiste au sarkozysme.
Faut-il souhaiter que cette résistance se fédère ?
Qu’elle se fédère ? Pourquoi donc ?
J’ai été assez marqué par Jacques Ellul, à qui j’ai consacré un livre il y a quelques années14. Lui disait qu’il ne fallait pas rentrer en politique, que ça ne servait à rien de dépenser son énergie à essayer de faire la conquête de l’appareil du pouvoir. Il avait d’ailleurs inventé, dans les années 30, ce slogan largement repris ensuite : « Agir local, penser global. » Il était convaincu qu’il fallait changer les choses à un petit niveau, en s’associant avec des amis. C’est évident : on fait davantage de choses en agissant sur des problématiques proches qu’en s’inscrivant dans un parti. Une position qu’on retrouve dans le texte admirable de Simone Weil15, Note sur la suppression générale des partis politiques, qui date lui-aussi des années 30.
Ça nous ramène aussi au programme du CNR : il y a eu, à l’époque de sa rédaction, un débat pour savoir qui allait le rédiger. Ne devaient y participer à l’origine que les mouvements de résistance, et non les partis politiques. Mais De Gaulle a finalement décidé qu’il était important d’associer les responsables des partis à cette réflexion, parce que ça lui donnait une forme de légitimité auprès des Anglais et des Américains, enclins à croire que la résistance n’était composée que de rebelles incontrôlables noyautés par les communistes.
Vous ne pensez pas qu’il y a une forme de nostalgie improductive dans le fait de trop célébrer un programme vieux de soixante ans ?
Je crois d’abord, ce que je disais tout à l’heure, que c’est le signe du manque actuel de grandes figures, de grandes idées, de grandes valeurs, de gens sachant leur donner une forme et un élan. C’est le signe que l’époque est assez vasouillarde.
Mais je ne pense pas du tout que s’y référer soit signe de nostalgie. Bien au contraire ! Nous avons souvent tendance à penser que notre situation est catastrophique, si ce n’est désespérée ; nous sommes dans le désastre – écologique et social - , l’époque n’est pas vraiment joyeuse et l’imaginaire plutôt sombre. Dans cette ambiance noire, il est bon de revenir sur une époque qui l’était réellement, sur une situation pour le coup vraiment désespérée. Eux étaient sous la botte nazie, face à un régime facho, confrontés à une collaboration massive, à une propagande d’enfer… et pourtant, ils ont été une poignée à maintenir la flamme, à tenir bon. S’ils ont réussi, rien ne nous empêche de faire de même. Je partage, comme beaucoup, une vision plutôt sombre de notre époque. Mais justement : c’est important de prendre un peu de recul, d’avoir un point de vue un peu éloigné historiquement. S’éloigner de notre époque permet de la surplomber un peu.
En tout cas, cela me paraît utile. Certains – par exemple les gens de l’Encyclopédie des nuisances, que j’apprécie beaucoup– ont dit un jour que, face au désastre total auquel nous sommes confrontés, il valait mieux cultiver son jardin, se retirer. Ils sont ensuite revenus sur cette tentation, car ce n’est pas tenable. Il nous revient de trouver la force de faire autre chose que cultiver notre jardin. Je crois que ce texte peut y contribuer.
Même si on peut émettre quelques doutes quant au modèle qu’il promeut ?
Bien sûr ! Tout ce qui a été appliqué à la suite du programme du CNR (les retraites, la sécu, les nationalisations) a marché en grande partie grâce aux Trente glorieuses : le modèle social progressiste mis en place à la suite du programme du CNR s’est beaucoup construit grâce à la croissance. Donc, grâce à la dégradation de l’environnement et de nos conditions de vie. C’est la grande question, si ce n’est la critique, à porter aux Jours heureux : comment pourrait-on reformuler ce texte aujourd’hui ?
Le texte qui clôt l’ouvrage, rédigé par les membres de l’association, rappelle que nous ne sommes plus du tout dans les mêmes conditions qu’en 1944. Cela avait encore un sens à l’époque d’avoir ce rêve de nationaliser l’énergie, de lancer des grands plans étatiques, de s’appuyer sur les mines, le charbon, de croire que nous allions tous tirer profit des fruits du progrès. Aujourd’hui, la situation a changé, nous ne pouvons plus nourrir les mêmes rêves consistant à partager ensemble les bénéfices de la croissance.
Mais il ne faut pas caricaturer ce texte en le présentant comme l’œuvre de citoyennistes, d’amis du progrès, de la bureaucratie et de la machine étatique, ou de gens faisant trop confiance à l’État pour garantir les libertés publiques. Nous sommes tous pleins de contradictions. L’idée est juste d’essayer d’en avoir le moins possible et de rester cohérent. Justement, Les Jours heureux ont cette force : ils rappellent l’existence de valeurs qui sont toujours vives aujourd’hui : la société dont nous rêvons est toujours une société où, au minimum, « les grandes féodalités financières » ne dirigent pas l’économie, où les travailleurs sont associés aux décisions concernant leur entreprise, où chacun peut avoir accès à des soins de qualité (la Sécu), où toute personne âgée a droit à une retraite correcte, où existe un service public digne de ce nom. Toutes propositions que contenait ce programme. A nous d’aller plus loin.
1 L’association a concocté un programme sur deux jours, avec des projections et conférences, en sus de la marche proprement dite. À consulter ICI.
2 Tu peux consulter ICI l’entretien que Gilles Perret avait accordé à A11.
3 Photo piquée ICI. Que son auteur, à qui je n’ai rien demandé, en soit remercié.
4 Journaliste à MiroirSocial.com.
5 Rédacteur en chef de Fakir et reporter pour Là-Bas si J’y suis.
6 Journaliste à Médiapart.fr.
7 Voici la déclaration complète, issue dans un éditorial de Denis Kessler dans le magazine Challenge du 4 ocotbre 2007 : « Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme… A y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance. »
Denis Kessler n’a pas été le seul à l’énoncer aussi ouvertement. En janvier 2008, l’homme d’affaires Charles Beigbeder, patron de Powéo, l’a fait aussi, ce que relevait Jean-Luc Porquet dans sa chronique du Canard. En voici un extrait : « Et puis la semaine dernière, Charles Beigbeder a remis ça. Dans une tribune au JDD (27/1), le pédégé de Poweo a affirmé, l’air de rien, que selon lui le rapport Attali permettrait enfin d’en finir avec cette France « qui continue à vivre sur un modèle fondé en 1946, à partir du programme du Conseil national de la Résistance ». Tiens, tiens. Lui et Kessler, même combat. Charles Beigbeder, le prototype du jeune loup moderne. L’homme qui veut tailler des croupières à EDF en vendant de l’électricité privée aux Français. »
8 Il s’agit d’un discours prononcé le 22 juin 2009, devant le Congrès : « Le modèle républicain reste notre référence commune. Et nous rêvons tous de faire coïncider la logique économique avec cette exigence républicaine. Ce rêve nous vient, pourquoi ne pas le dire, du Conseil National de la Résistance qui, dans les heures les plus sombres de notre histoire, a su rassembler toutes les forces politiques pour forger le pacte social qui allait permettre la renaissance française. Cet héritage est notre héritage commun. »
9 Aux éditions La Découverte.
10 Ce qui a valu à Sarkozy d’être surnommé L’homme qui rit dans les cimetières par Le Canard. Tu peux consulter la chronique de Jean-Luc Porquet, consacrée à la visite de Sarkozy en 2008, ICI. Et visionner un extrait du film de Gilles Perret (Walter, retour en résistance) ICI, images qui montrent toute l’indécence du comportement présidentiel.
11 Image tirée du film de Gilles Perret, Walter, retour en résistance.
12 Une constance dans l’injure et l’indécence que Jean-Luc Porquet résumait ainsi, en l’une de ses chroniques au Canard : « Le plus fort, c’est que l’insistance de Sarkozy y est pour beaucoup. Deux tours avant le second tour de la présidentielle, il s’invite en grande pompe avec ses copains UMP sur le plateau des Glières, haut lieu de la Résistance, où 105 maquisards ont été massacrés par les nazis. De la pure récupération politique. Un an plus tard, il remet ça et se comporte en parfait goujat dans l’enceinte du cimetière où sont enterrés les maquisards, rigolant et lançant des vannes (Le Canard, 26/3/08). Le 30 avril dernier, il en rajoute une louche : pour sa venue aux Glières, le flicage est digne d’une expédition risquée à La Courneuve… »
13 Les vidéos des interventions de Sophie Wahnich et Suzette Bloch sont consultables ICI.
14 Il s’agit de Jacques Ellul, l’homme qui avait presque tout prévu, aux éditions du Cherche Midi.