mardi 6 juillet 2010
Entretiens
posté à 20h07, par
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Comme un rouleau compresseur en territoire urbain. Qui chasse les classes populaires, dépossédées de leur « droit à la ville », vers de lointaines périphéries. Et qui draine en son sillage des populations aisées, invitées à faire définitivement main-basse sur des villes aseptisés. Une violence spatiale documentée avec précision par le chercheur et sociologue Jean-Pierre Garnier. Excursion urbaine.
Il paraît que certains mots ne se disent plus. Que parler de « lutte des classes » ou de « guerre sociale » est grossier et inconvenant1. Que continuer à fréquenter Marx et ses pairs revient à soulever une très vieille poussière - anachronisme absolu. Pourquoi agiter les vieux spectres de la contestation sociale alors que l’époque est démocratisée, aseptisée ? Nous ne sommes plus au 19e siècle, que diable…
Contre l’air du temps, pourtant, certains s’accrochent, refusent la novlangue de la domination pacifiée. Jean-Pierre Garnier, chercheur en sociologie urbaine, est de ceux-là. Avec Une Violence éminemment contemporaine (Agone), salutaire recueil d’articles englobant plus de trente années de recherches, il revisite les métamorphoses de la ville au prisme de l’analyse marxienne. Et livre un ouvrage précieux, limpide et documenté. Un vrai réactif à l’air (gris) du temps.
Un constat, donc : la domination de classe reste plus que jamais d’actualité, mais elle s’est modernisée, transformée, aussi bien portée par les intellectuels que par les politiques culturelles. Champ d’application privilégié de cette violence pesant sur les classes populaires, sur ces gens « mutés d’office vers des zones plus en adéquation avec leur condition », le territoire urbain s’est fait symbole d’une faillite sociale généralisée maquillée en modernité. Clinquante et sécurisée, la ville contemporaine est plus que jamais un lieu de ségrégation.
Croisé lors d’un débat où il intervenait sur le sujet des violences policières, à Lille2, Jean-Pierre Garnier a gentiment accepté de me revoir, pour un dialogue ouvert et vivant. De l’hypocrisie des politiques culturelles municipales aux révoltes de 2005, visite guidée de métropoles dénaturées.
Les articles composant ton livre sont échelonnés sur environ trente ans. Tu as commencé très tôt à étudier ces questions ?
Le premier article date de 1979, en effet. J’ai commencé à m’intéresser à la thématique de la « ville » à la sortie de mes études, après mon service militaire, dans le cadre d’un organisme technocratique, l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la Région parisienne. J’y ai travaillé pendant trois ans. On m’avait recruté pour rédiger le long texte de présentation du schéma directeur d’aménagement urbain de la région parisienne. En fait, j’avais été engagé parce que j’écrivais bien : les architectes sont bons pour faire des plans, pas pour manier la langue française. J’ai donc appris sur le tas tout ce qui concerne l’urbanisme et l’aménagement.
J’ai ensuite fait la même chose pendant cinq ans à Cuba, au Plan directeur de La Havane, mais, évidemment, dans un contexte totalement différent. C’était la fin de la période romantique, révolutionnaire-lyrique et guevariste, de la révolution cubaine, le début de l’alignement sur le « modèle » soviétique. Pour moi, ça s’est terminé en taule.
De quoi étais-tu accusé ?
Tout partait d’une divergence politique, mais j’ai été officiellement accusé de « propagande contre-révolutionnaire et espionnage ». En fait, j’avais seulement eu le tort de dire à plusieurs personnes, dont des journalistes (y compris Régis Debray, qui s’est empressé de faire le flic auprès des autorités), que Cuba n’était pas un régime socialiste mais un régime de capitalisme d’État, avec une bourgeoisie bureaucratique au pouvoir. Ça s’est su.
J’étais sur place depuis longtemps et j’étais très impliqué : j’avais intégré un Comité de défense de la révolution, la milice populaire – à l’époque, on armait encore le peuple contre une éventuelle invasion nord-américaine – , j’avais fait du travail volontaire, j’étais marié à une Cubaine… Bref, j’étais en immersion totale dans la révolution. Mais ça ne m’a pas évité de goûter à la prison pour avoir dit ce que je pensais. Je n’ai passé que cinq jours, entrecoupés d’interrogatoires, entre quatre murs : c’était surtout de l’intimidation. Après, je suis rentré en France.
Quand j’étais à Cuba, on m’envoyait toujours les universitaires français de passage, à qui je faisais des topos. En plus, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, la mode était, dans l’université et la recherche françaises, à l’analyse marxiste des phénomènes urbains. J’ai donc facilement trouvé une place à mon retour en France, et j’ai commencé à enseigner à Toulouse, d’où j’ai été viré pour agitation sur le campus. On m’avait recruté pour faire du commentaire de lutte des classes, mais il ne fallait pas passer à la pratique en foutant le bordel dans les facs… J’ai ensuite donné des cours en tant que vacataire dans diverses facultés parisiennes, Paris 1, Paris 8, avant de rentrer au CNRS, en géographie urbaine, puis en philosophie matérialiste marxiste avant de terminer en sociologie urbaine. En gros, j’ai toujours travaillé sur l’urbain, réfléchi, analysé, étudié des éléments qui relevaient de ce champ d’investigation. Voilà sur quoi se base mon dernier livre, Une Violence éminemment contemporaine, qui résume ce travail.
Dans l’introduction de ce livre, justement, tu fais référence à la notion de « droit à la ville », théorisée par Henry Lefebvre…
Oui, je pars d’un constat : dans toute société de classes, appartenir à la classe dominée implique d’être dépossédé du « droit à la ville ». À savoir de l’accès à la centralité urbaine et à ce qui va avec : l’animation, la diversité et la culture, ce qui fait la richesse de la vie urbaine. Cette privation va de pair avec une ségrégation socio-spatiale.
Le capitalisme étant évidemment une société de classes, le phénomène a été présent dès ses débuts. Dans le capitalisme industriel du 19e siècle, on observait déjà un clivage spatial entre les classes dominantes se trouvant dans les « beaux quartiers » – titre d’un roman de Louis Aragon – et les classes dominées logeant dans les « bas quartiers ». Si le capitalisme a changé et n’est plus celui du 19e — il s’est financiarisé, transnationalisé, technologisé — , si son inscription spatiale a évolué, la ségrégation subie et involontaire3 reste une constante : ceux que l’on désigne comme membres des couches dominées sont expulsés et évincés du centre des agglomérations vers des périphéries de plus en plus lointaines. On parle beaucoup des « cités », mais cela n’englobe qu’environ quatre millions d’habitants. La majeure partie des couches populaires habite aujourd’hui dans ce que l’on appelle le péri-urbain. Soit autour des banlieues, au-delà des banlieues proches.
Dans toutes les villes françaises et européennes (aux États-Unis, le schéma est inversé4), les classes populaires se trouvent dépossédées du droit à la centralité urbaine. Elles sont éjectées dans des zones moins accessibles, où les activités culturelles sont quasiment inexistantes, où il faut posséder une voiture pour rejoindre le centre, et même pour avoir accès à des commerces autres que les hypermarchés. Avec la baisse du niveau de vie et la hausse du prix des transports, ces gens se retrouvent bien souvent assignés à résidence.
Tout cela forme l’un des traits principaux de l’urbanisation capitaliste, l’autre étant concomitant : la colonisation des anciens quartiers populaires dans la ville-centre par la nouvelle petite bourgeoisie, ou petite bourgeoisie intellectuelle. Sous la poussée de ces deux phénomènes, une hiérarchisation se développe, dans un espace toujours plus élargi. Cette ségrégation n’est pas nouvelle, mais elle est plus diluée et plus dispersée.
En parcourant ce livre, on a l’impression effrayante d’un rouleau compresseur, phénomène inexorable et exponentiel.
Ce rouleau compresseur s’appelle lutte des classes. D’autant que la bourgeoisie est passée à l’offensive à partir du milieu des années 1970 en France, et un peu avant en Angleterre et aux États-Unis. Beaucoup d’intellectuels marxistes anglo-saxons ont souligné cette évolution : le géographe David Harvey, par exemple, explique qu’on a mis en place à cette époque un nouveau modèle d’exploitation, celui de l’accumulation flexible du capital, fondé sur la déstabilisation du marché du travail et le démantèlement de toutes les conquêtes sociales.
La bourgeoisie réagissait alors à la crise de l’accumulation, provoquée en grande partie par les conquêtes ouvrières des soi-disant Trente glorieuses. A partir du début des années 1970, et surtout de 1974-75, elle a commencé à imposer ses vues, ce qu’on appelé néolibéralisme. Il s’agissait de démanteler l’ « État social » (une antinomie à mes yeux), le Welfare State (État providence), et de mettre en place de nouvelles modalités d’exploitation fondées sur la flexibilisation et l’individualisation. Bref, la bourgeoisie était à l’offensive aussi bien sur les lieux de travail qu’au dehors.
Dans le domaine de l’urbain, il y avait déjà eu des politiques d’éviction des classe populaires des centres-villes après la guerre, notamment à travers ce qu’on a nommé la « rénovation urbaine » des années 1960 qui faisait table rase des anciens quartiers pour implanter des immeubles de standing, des bureaux, des centres commerciaux, etc. Mais il y avait encore des résistances, appelées mouvements sociaux urbains ou luttes urbaines. Elles se sont ensuite intensifiées dans les années 1970 pour s’éteindre dans la décennie suivante… Après l’arrivée de la gauche institutionnelle au pouvoir, en effet, leurs leaders et théoriciens ont intégré l’appareil d’État au niveaux central ou local.
Ce processus d’éviction/colonisation s’appuyait sur l’apparition et le développement d’une nouvelle couche sociale, dont la bourgeoisie avait besoin pour asseoir et refonder son hégémonie : la petite bourgeoisie intellectuelle. Celle-ci avait et a pour fonction d’assurer la médiation entre les tâches de direction (réservées à la bourgeoisie – d’État ou privée) et les tâches d’exécutions (qui incombent au prolétariat), pour garantir la reproduction des rapports de production capitalistes. Effectuant des tâches de conception, d’organisation, de contrôle et d’inculcation, cette petite bourgeoisie intellectuelle est aujourd’hui largement inféodée à l’ordre établi et aux classes dominantes : elle joue le rôle de classe-appui, ou classe-relais. Bien entendu, elle est elle-même hiérarchisée, et les pans inférieurs de cette petite bourgeoisie intellectuelle sont menacés de prolétarisation. À l’image de tous ceux qui sortent de leurs études avec un Bac + 3, 4 ou 5, ne trouvent pas de travail et sont précarisés.
Il y a un avantage à cette situation, c’est que certains commencent à se radicaliser – on l’a vu dans la lutte contre la réforme des universités ou contre le CPE. En anticipant, on peut espérer un combat commun avec ceux qui sont les plus dominés et exploités.
Il s’agit d’une guerre sociale ?
Oui, je suis d’accord avec Éric Hazan sur ce point5, c’est une guerre civile rampante. Même si ceux qui maîtrisent le discours public et les néo-petits bourgeois ne le reconnaîtront jamais : pour eux, des termes comme « guerre sociale » sont à éliminer, à effacer, en même temps que « lutte des classes », « bourgeoisie », « prolétariat », « exploitation »… La novlangue contemporaine proscrit ce genre de vocabulaire.
Ce processus urbain que tu décris s’applique à toutes les grandes villes de France ?
Toutes les agglomérations importantes sont concernées, soit tous les pôles urbains regroupant enseignement supérieur, industries de pointe et dynamisme culturel – ce que les technocrates et les experts ès aménagement appelaient jadis « métropoles d’équilibre », et aujourd’hui « capitales régionales » ou « métropoles ». Ces villes sont en compétition les unes avec les autres. C’est l’application dans le champ urbain du principe de la « concurrence libre et non faussée ». Toutes doivent rivaliser pour attirer les investisseurs (les exploiteurs) et la matière grise (les néo-petits bourgeois). Au niveau national, il y a une lutte entre Lille, Strasbourg, Nantes, Bordeaux, etc… Marseille est la dernière grande ville française dont les classes populaires n’ont pas été totalement éjectées du centre ; mais là-bas aussi, le processus est en marche.
D’autant que Marseille va devenir Capitale européenne de la culture, comme Lille avant elle, en 2013…
Le maire Jean-Claude Gaudin – un ignare fini – est dans la même optique que Martine Aubry à Lille ; laquelle ne s’est pas contentée de mettre en œuvre le projet de « capitale européenne de la culture », mais a aussi lancé Bombaysers de Lille et tous les événements liés à Lille 3000. La culture est aussi un prétexte pour nettoyer les villes de leurs « indésirables », c’est-à-dire virer les pauvres. Les espaces « requalifiés » sont exclusivement destinés à des « gens de qualité ».
À Paris, outre l’exemple de Beaubourg que je développe dans mon livre, on peut citer la récente création du « 104 »6, symptomatique de ce mouvement. L’endroit, un ancien entrepôt de pompes funèbres réaffecté et réhabilité, n’est pas occupé, ne marche pas du tout et n’attire personne. Coût de l’opération : 109 millions d’euros. Qu’importe : les environs du « 104 » sont déjà en cours de complète transformation, avec une nouvelle population qui s’installe – lofts, ateliers d’artistes, restos branchés... La rue d’Aubervilliers, juste à côté, un ancien lieu de deal, a été totalement aseptisée, et un « éco-quartier » – la zone d’aménagement concerté Pajol – est en train de voir le jour. Cette dernière va évidemment être réservée aux « bobos », malgré quelques logements sociaux — il faut savoir qu’il y a quatorze catégories de logements sociaux, avec du bas de gamme et du haut de gamme. Cette dernière catégorie n’est bien sûr pas du tout accessible aux classes populaires.
Et la guerre sociale se pare des habits de la culture, les dominants organisent des événements qui…
Je te coupe, parce que ce mot « événement » est très important, en ce qu’il dit de la propagande, et notamment de la propagande culturaliste des municipalités. Tu noteras qu’il n’y a plus aujourd’hui d’événements historiques, de ruptures ou de menaces de rupture possible dans le cours de l’histoire, avec irruption des classes dominées sur la scène politique. Ou plus exactement dans la rue, lorsque la politique ne se confond plus avec la représentation politicienne, comme pour la prise de la Bastille, la révolution de 1848 ou le Front Populaire. C’est terminé : il n’y a plus d’événements au sens historique, capables d’infléchir le cours de l’histoire. Mais seulement des événements au sens culturaliste du terme, programmés par les autorités municipales et sponsorisés par des entreprises. Lille est un très bon exemple : c’est une multinationale de la distribution qui organisait et finançait « Bombaysers de Lille ». Bien entendu, le mot « Bombay », dans la tête de Martine Aubry et de ses conseillers, renvoyait à une ville dynamique et exotique. Et faisait l’impasse sur les centaines de milliers, voire les millions, de gens entassés dans des bidonvilles.
De la même manière que pour une soirée musicale balkanique mettant la Roumanie à l’honneur, la mairie de Lille a fait évacuer les Roumains qui traînaient près de la gare...
Ils faisaient tache. Le paysage urbain doit être aseptisé, lissé et nettoyé, sur le plan écologique comme sur le plan social. C’est ce qui s’est passé à Lyon sous l’égide de la municipalité « socialiste » de Gérard Collomb, qui a récolté, dans la catégorie « localités » et il y a quelques années, un prix Orwell aux Big Brother Awards. L’histoire ? Une biennale d’art d’avant-garde, soi-disant anti-conformiste, avait été installée au cœur d’une friche industrielle en voie de reconquête. Et dans ce quartier alors à l’abandon, il y avait un certain nombre de roulottes dans lesquelles œuvraient les prostituées lyonnaises. Pour « l’événement », la mairie a donc fait évacuer manu militari les prostituées pour les envoyer dans la lointaine périphérie de Lyon, où elles sont soumises à des conditions terribles, sans aucune forme de protection, à la merci des macs, des flics et des agresseurs sexuels. Juste parce que ça la foutait mal d’avoir des types venant tirer leur coup à proximité de cette biennale prétendument « anticonformiste »… À mon avis, pourtant, les artistes présents étaient eux-mêmes des prostitués vendus à l’État et au secteur privé lyonnais.
Tu parles d’une violence « éminemment contemporaine », alors que c’est une violence sociale qui s’exerce depuis longtemps. Quels sont les éléments qui la rendent si contemporaine ?
D’abord, et je l’ai dit plus haut, le capitalisme d’aujourd’hui n’a pas grand chose à voir avec celui qui sévissait il y a cent cinquante ans ou même il y a quarante, avec le capitalisme industriel classique. Et si je dis « éminemment », c’est pour souligner une évolution politique et idéologique. Depuis le milieu des années 1970, et encore plus depuis la fin des années 1980, l’alternative socialiste/communiste qui était portée par le mouvement ouvrier a cessé d’être d’actualité. Les dirigeants et les penseurs censés l’incarner ont perdu toute crédibilité, tandis que les programmes et les visions du monde qui en découlaient se sont effrités, puis évanouis.
Ce qui est « éminemment » contemporain, donc, c’est que la violence des opprimés s’exerce désormais dans le vide. Il y a toujours eu une contre-violence des dominés contre les exploiteurs, mais elle était auparavant porteuse d’une positivité. Les réactions populaires étaient, certes, violentes et destructrices – on a coupé des têtes, brûlé des châteaux, pendu des salopards – mais il y avait un objectif, un idéal. L’horizon était celui d’une émancipation collective. Aujourd’hui, pour l’instant en tout cas, cet idéal n’existe plus, d’autant que le réformisme a depuis longtemps envahi toutes les composantes de la gauche. À partir de 1995, certains ont pourtant cru que ressurgissait une alternative, l’alter-mondialisme. Pour moi, ce n’était qu’un alter-capitalisme, luttant contre le néolibéralisme mais pas contre le capitalisme, voulant humaniser, rationaliser, civiliser, adoucir le mode de domination et d’exploitation capitaliste ; de toute manière, ce mouvement s’est dégonflé.
Bref, cette contre-violence des opprimés n’est plus orientée, comme l’était celle de la lutte des classes. Elle laisse place à la violence erratique des déclassés, sans cible bien définie. Rien de plus normal : une des caractéristiques du capitalisme actuel est qu’il est de plus en plus anonyme, dématérialisé. Par où l’attaquer ?
Prenons l’exemple des jeunes rebelles des « cités »… Eux ont trois certitudes sur notre société contemporaine : elle leur paraît injuste, irréformable et surtout, ce qui est nouveau, indestructible. Voilà pourquoi il n’y a pas d’alternative, pourquoi l’horizon est totalement bouché. Beaucoup d’entre eux sont révoltés, se sentent impuissants et ont des désirs de revanche sociale, mais ils ne savent pas contre qui tourner leur rage. Du coup, ils s’en prennent à tout, des policiers aux équipements qui représentent les institutions en passant par les autobus, là où on les contrôle. Tout peut devenir une cible, y compris des profs, des gens accusés d’avoir jeté un mauvais regard… Dans le même temps, beaucoup sont totalement aliénés par le consumérisme. Ils refuseront de payer dans les transports en commun, mais s’achèteront les dernières basket à la mode et hors de prix.
La décomposition sociale entraînée par le capitalisme contemporain se traduit également par une décomposition éthique, cette « barbarie » dont parlait Rosa Luxembourg quand elle disait « socialisme ou barbarie ». Celle-ci n’épargne pas les couches populaires. Face à la barbarie des forces répressives, il y a aussi une riposte barbare de jeunes et de moins jeunes, cette « violence gratuite » qui fait saliver les journalistes.
Avec la flexibilisation de la force de travail, le blocage des salaires et le démantèlement de la protection sociale, les ménages d’ouvriers et d’employés se retrouvent de plus en plus acculés. Cela débouche souvent sur un surplus d’agressivité, parfois au sein même des ménages. Il suffit de parler avec des caissières de supermarché, des vendeurs de la FNAC ou des livreurs de pizza pour s’en rendre compte. Ce que ne feront jamais des intellectuels du genre d’Alain Badiou ou de Jacques Rancière, qui ne sont jamais sortis de Normal Sup, sinon pour aller gloser sur les campus universitaires, à Beaubourg, à la BNF ou dans les librairies bobos, et qui n’ont jamais eu de contact de toute leur vie avec les couches populaires.
La deuxième partie de ton livre, « critique de la raison pseudo-scientifique » n’est justement pas tendre avec les intellectuels. Tu te places dans la filiation de Guy Hocquenghem et de sa Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary7, qui date de 1986 ?
Bien sûr. Sauf que lui n’analysait pas vraiment la dimension de classe de ce revirement, de ce ralliement des ex-« contestataires » à l’idéologie bourgeoise. J’apprécie sa virulence, mais je ne suis pas convaincu par tout ce qu’il raconte, d’autant qu’il était maoïste. Personnellement, je ne pense pas en termes de « trahisons », mais de rapports de classe : les néo-petits bourgeois radicalisés de mai 68 formaient une classe de frustrés, qui voyaient les cartes leur échapper.
La nouvelle petite bourgeoisie intellectuelle prenait alors, en France et dans les pays d’Europe du Sud, son essor à la place et aux dépens de l’ancienne petite bourgeoisie – petits commerçants, paysans, artisans, professions libérales. Cette ascension se faisait au plan économique, démographique, idéologique, intellectuel ou culturel. On ne peut comprendre la Nouvelle vague, le Nouveau roman ou le succès d’un théâtre d’avant-garde avec le Festival d’Avignon sans prendre en compte cette ascension : cette nouvelle classe en pleine croissance exprimait ses aspirations à travers de nouvelles modalités de production artistique. Seul problème : elle était bloquée dans son ascension politique. En France, elle faisait face à un gouvernement technocratique et autoritaire, celui du Général de Gaulle. Et c’était la même chose en Italie, où la démocratie chrétienne verrouillait tout avec la Mafia et une bourgeoisie très traditionaliste, ce qui a débouché sur une radicalisation de ces couches nouvelles. Ou encore en Espagne avec Franco, ou au Portugal avec Salazar.
Cette couche radicalisée voulait – inconsciemment, la plupart du temps – peser d’un poids politique qui soit en phase avec la place qu’elle occupait déjà dans la société. Je me rappelle avoir eu une discussion avec Pompidou (rencontré via Louis Chevalier dans un restaurant), m’expliquant que les gauchistes de 68 étaient des gens aspirant au pouvoir. Il avait raison : quand leurs porte-paroles réclamaient « l’intelligence au pouvoir », cela voulait dire pour eux « la classe intellectuelle au pouvoir ». Lors de cette même rencontre, Pompidou m’a raconté avoir dit au Général de Gaulle qui hésitait à envoyer la troupe contre les étudiants : « Ces agités que vous voyez dans la cour de la Sorbonne seront l’élite de la France dans quelques années. Il ne faut pas tirer sur eux. »
Pour toi, il n’y a pas eu « trahison » des intellectuels, mais simple affirmation d’un rapport de classe ?
Absolument. Parler de « trahison », c’est tomber dans une analyse psychologisante et moralisante. En tant que matérialiste marxien – et non marxiste – , je ne verse pas dans ce genre d’approche. Car je ne confonds pas la pensée de Marx avec les idéologies des appareils bureaucratiques ou étatiques qui se sont emparés des idéaux socialistes et du communistes pour opprimer les couches populaires, ni avec les discours des révolutionnaires de salons ou de salles de cours qui rêvaient d’en faire autant.
De façon générale, le rapport de force n’est clairement pas en notre faveur. Tu crois qu’il pourrait s’inverser ?
Nous subissons un mode de domination extrêmement puissant. Outre le ralliement des intellectuels à l’ordre établi, il passe par de nombreux vecteurs : les médias, les institutions, les associations — complètement instrumentalisées — et les moyens militaires et policiers, adossés à des technologies répressives nouvelles très poussées. Cette société est pourtant extrêmement fragile. C’est paradoxal, mais logique : plus un système social est sophistiqué, plus il est vulnérable. Par exemple, le sabotage ou la paralysie des systèmes informatiques et de contrôle apparaissent assez aisés à mettre en œuvre. C’est d’ailleurs une éventualité qui inquiète beaucoup les classes dirigeantes : une panne électrique, un piratage des réseaux informatiques, etc… Ils y pensent beaucoup, développent énormément de moyens pour s’en protéger.
Ce n’est pas un hasard si les lois sécuritaires se multiplient — à cet égard, je renvoie au livre de Claude Guillon sur le Terrorisme démocratique8. Pourquoi multiplie t-on les agents de sécurité, les flics, pourquoi fait-on intervenir l’armée ? Si les dominants étaient sereins, ils n’auraient pas besoin de ce déploiement technologique, idéologique, institutionnel et médiatique. Mais ils gouvernent par la peur. Non pas la peur du pouvoir, mais en instillant la peur dans la population pour qu’elle réclame au pouvoir d’être protégée, ce qui est la base du principe de précaution si cher aux écologistes d’État. Concernant ces derniers, d’ailleurs, je les considère comme faisant partie du système de domination. À ce sujet, je partage le point de vue de Pièces et Main d’œuvre ou de l’Encyclopédie des Nuisances.
Dans quelle perspective te situes-tu, alors ?
Il me semble que tout marxien conséquent doit d’abord réfléchir aux voies nouvelles à emprunter pour révolutionner les rapports sociaux. Il est évident que le Grand soir ou, au plan tactique, les soulèvements classiques ne sont plus à l’ordre du jour. Notamment parce que la bourgeoisie est surarmée : la différence entre le potentiel répressif des couches dominantes et le potentiel insurrectionnel des couches populaires est sans comparaison avec ce qu’il a été du temps de la Commune ou même de Mai 68.
Pour compenser ce rapport défavorable, il faut déjà s’interroger sur un élément fondamental : comment parvenir à une jonction entre des mouvements de révolte menés par les catégories les plus dominées avec d’autres menés par celles qui risquent d’être prolétarisées, à savoir les franges inférieures de la petite bourgeoisie intellectuelle ? C’est à forger cette alliance de classes qu’il faut œuvrer. Et cela n’est possible que dans un combat commun où l’ennemi sera clairement désigné.
1 Sauf dans la bouche d’un dominant. Ainsi de cette citation de Warren Buffett, deuxième fortune mondiale : « La guerre des classes existe, c’est un fait, mais c’est la mienne, la classe des riches, qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la remporter. »
3 « N’oublions pas qu’il y a une ségrégation volontaire, à l’exemple de cette petite bourgeoisie intellectuelle que les journalistes appellent « bobos » et qui cherche à vivre avec ses pairs dans des quartiers « gentrifiés ». »
4 « Les couches aisées ont tendance à s’exiler en périphérie, dans des banlieues dites « résidentielles », alors que les « Inner City » sont habitées par les couches défavorisées. »
5 Eric Hazan, éditeur à La Fabrique, est aussi l’auteur – entre autres essais – de Chroniques de la guerre civile, dont le titre reflète bien le point de vue.
7 Editions Agone.
8 La Terrorisation démocratique, éditions Libertalia, 2009.