samedi 19 mars 2011
Entretiens
posté à 14h33, par
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Il n’a rien de martial, Jean-Yves Jouannais. On ne l’imagine pas faire de mal à une mouche, pas même en pensée. Et pourtant, voilà trois ans qu’il est immergé dans la guerre jusqu’au cou, ne pense qu’à elle, au point de lui consacrer une Encyclopédie. Étrange. Son champ de bataille ? Les livres et films de guerre, qu’il épluche comme on mène un conflit, curiosité en étendard.
Il y a dans la démarche de Jean-Yves Jouannais quelque chose qui force à s’interroger, à remettre en cause les certitudes. À l’écouter expliquer ce qui le guide, à le voir si honnête et épanoui dans sa quête un peu absurde, on ressent comme l’envie de l’imiter, de larguer les amarres des cadres de pensée : ciao horizons rebattus, hello perspectives inversées. Après tout, si quelqu’un qui a écrit trois des livres les plus passionnants et sympathiques jamais écrits sur l’art et la littérature – Des Nains, des jardins (1993)1, Artistes sans œuvres (1997)2 et L’Idiotie (2003) – remet ses compteurs à zéro pour un nouveau projet qui passerait facilement pour farfelu, voire totalement siphonné, il doit bien y avoir une raison. Surtout si ce projet l’engage pour les vingt ans à venir.
Cela fera bientôt trois ans que Jean-Yves Jouannais s’est lancé dans la construction de A à Z d’une Encyclopédie des Guerres, courant des origines à 1945. Qu’il ne lit plus que des livres ayant trait au sujet – échangeant les anciens spécimens de sa bibliothèque contre une littérature martiale, troc planifié. Ne voit plus que des films de guerre. Pense guerre, travaille guerre, rêve guerre. Bref, une immersion totale dans son sujet, sans demi-mesure.
L’intitulé – Encyclopédie – pourrait laisser penser que l’on est face à une entreprise des plus scientifiques, apposée sur un socle rationnel. Il n’en est rien. Lui-même l’avoue : il est très mal placé pour mener ce projet, ne connaissant rien au sujet, et n’ayant pas grande affection pour le fracas des armes, plutôt de la répugnance. Pas le bon client pour délivrer des cours de stratégie à l’École Militaire. Lui cherche simplement à élucider son propre rapport à cette chose étrange et morbide - la guerre - qui le hante, le tracasse depuis l’enfance. Alors il creuse, tâtonne, accumule les lectures et les films, avant de retranscrire le résultat de ses recherches lors d’étonnantes conférences.
Tous les mois environ, il prend place sur la petite scène d’une salle du Centre Pompidou et, sérieux comme un anti-pape, s’adresse à un public fourni et studieux, épluchant les entrées sélectionnées3. De A (« Abeille », « Abracadabra »...) à Z (« Zouaf »). Pour l’instant, il en est à F. Sa dernière intervention, le jeudi 10 mars, s’échelonnait ainsi de « Fanion » à « Faux », s’autorisant des retours en arrière sur des entrées incomplètes comme « abeille » ou « boucherie ». Un travail de fourmi, bricolé patiemment à force de lectures et de citations recopiées, à mi-chemin entre la conférence et la performance.
Pour comprendre la démarche de Jean-Yves Jouannais, il est indispensable de revenir sur un livre qu’il a écrit en 1997, Artistes sans œuvres, dans lequel il interrogeait la démarche d’artistes ayant choisi de ne pas extérioriser leur travail par la délivrance d’un produit, par la matérialisation de leur démarche. Car cette Encyclopédie des guerres, en cours, ne sera jamais publiée, ni en livre, ni en DVD. Sa finalité est obscure, passe au second plan. Elle n’existe que dans la recherche tâtonnante, dans la quête désordonnée mise à nu. « Combien d’intelligences sont-elles demeurées libres, simplement attachées à nourrir et embellir une vie, sans fréquenter jamais le projet de l’asservissement à une stratégie de reconnaissance, de publicité et de production ? », s’interrogeait-il dans Artistes sans œuvres4. Il a désormais rejoint la confrérie...
Autre livre qui éclaire la démarche de l’apprenti encyclopédiste, anciennement rédacteur en chef d’Art Press et commissaire d’exposition : L’Idiotie, forme d’éloge érudit de ces artistes (ou figures fictionnelles) qui ont choisi de mettre en scène ou d’incarner une forme d’art éloignée des critères habituels de jugement, vouant leur existence à des quêtes généralement considérées comme vaines, voire absurdes, de Bouvard & Pécuchet à Magritte période « vache »5. Là aussi, le propos était élogieux et fasciné, l’idiotie posée comme une forme de guerre au pâle esprit du temps : « L’idiotie s’oppose à la prétention, à ce qui s’efforce de faire accroire à la profondeur là où il n’y a que du sérieux ».
Quand je l’ai rencontré il y a quelques jours, Jean-Yves Jouannais m’a accordé un long entretien dans l’atelier qui lui sert de QG opératoire, là où il entrepose ses bibliothèques remplies de littérature guerrière. Si le dialogue s’est révélé sympathique et fécond, et l’encyclopédiste plus que bienveillant, je ne savais pas trop quoi faire de cet entretien en rentrant au bercail. Trop long et désordonné pour le retranscrire tel quel. Trop touffu pour n’en garder que des petits bouts sans trahir l’ensemble. Trop biscornu pour qu’il soit possible de le résumer. Alors, j’ai décidé de copier l’interviewé. De plagier la forme alphabétique qu’il affectionne en fabriquant des entrées correspondant à diverses idées développées. Le cours chronologique de la discussion est donc bouleversé. Pour le reste, hormis quelques courts passages supprimés, l’intégralité de ses paroles est présente ci-dessous, sous forme fragmentée. Une Encyclopédie du Jouannais encyclopédiste, en quelque sorte.
Appréhension
« Hier, c’était la 24e séance en public de l’Encyclopédie. Je devrais être rôdé, et pourtant il reste une pression, une grande appréhension. À Beaubourg en tout cas, parce que le dispositif est un peu impressionnant, avec une scène surélevée. Par contre, je fais la même chose à Reims depuis octobre 2010 (je suis reparti à zéro, ou plutôt à « A »), dans un petit théâtre, et c’est beaucoup moins stressant ; je suis au niveau du sol, je me sens plus à l’aise.
Dans tous les cas, s’il me reste une peur, c’est parce que rien n’est écrit à l’avance, à part les citations se rattachant à chaque entrée. J’ai des idées vagues pour compléter ces citations, mais je ne sais jamais à quoi elles vont me mener. Parfois, il y a des excroissances, quelque chose que je pensais évacuer vite et qui me prend une demi-heure.
Je ne veux pas me lancer sur un matériau écrit à l’avance, ça plomberait tout. Je préfère paniquer et ne pas savoir où j’en suis que de lire un texte. Si j’utilisais un matériau tout tracé, ma démarche se rapprocherait trop du théâtre, ce que je ne cherche pas. Je ne veux pas de mise en scène. Seule concession, le générique de mes interventions, tiré d’un jeu vidéo, Medal Of Honor, sur lequel j’ai placé une chanson de gang of four. »
Bouvard (& Pécuchet)
« Bouvard et Pécuchet (1881), de Flaubert, est un livre qui marque clairement un point de départ pour moi. Toutes mes entreprises sont guidées par ces deux personnages en quête d’un savoir livresque. Ils comptent beaucoup dans ma vie, même s’ils ont toujours été considérés comme des figures ridicules.
Les gens oublient qu’il y a un huitième chapitre dans le livre, que je considère comme le passage le plus émouvant de l’histoire de la littérature, où Flaubert se fait soudain frère de ses héros. Alors que dans sa correspondance il expliquait qu’il allait faire le portrait de deux abrutis, de deux bourgeois débiles, tout change dans ce chapitre. Ils sont installés dans leur village en Normandie, en butte à la bêtise du voisinage, des curés, des élus. Et c’est justement alors qu’ils sont confrontés à la médiocrité ambiante que Flaubert se peint à leurs côtés. Il oublie cette distance d’où il les peignait comme des personnages grotesques, fraternise. D’un coup, il y a Flaubert, Bouvard et Pécuchet côte à côte face à la bêtise bourgeoise. Un passage merveilleux, où il oublie leurs limites pour souligner ce qu’ils ont de plus valable : la curiosité, l’envie de savoir. Des héros pitoyables et piteux, qui courent au fiasco, mais pas des abrutis. Et Flaubert finit par les aimer. »
Curiosité
« Bouvard et Pécuchet ne sont pas des gamins, ce sont des adultes qui se plongent dans les livres, acceptent qu’ils ont tout à apprendre, et je me revendique de ça, l’ambition de comprendre, la curiosité.
La curiosité est pour moi la vertu majeure. Et tant pis si elle est parfois contradictoire avec l’intelligence : quand on se pense intelligent, on reste souvent bloqué dans des certitudes, on creuse moins. »
Dualité
« J’essaye de me dire qu’il y a vraiment un truc à découvrir avec cette Encyclopédie, que ces vingt ans vont déboucher sur quelque chose. D’abord à mon niveau : l’idée d’élucider en quoi la guerre me concerne n’est pas un prétexte, c’est quelque chose que je ressens comme un besoin. Il y a ce moteur premier relevant de la gravité, qui s’éloigne du jeu.
Même en écrivant L’idiotie, je ressentais une grande gravité. Beaucoup de gens l’ont lu comme un traité du burlesque, de l’humour. Et c’est normal en un sens, j’y parle de Jarry, de Satie, d’artistes traitant du burlesque et se mettant en scène de manière ridicule. Mais il y avait avant tout un questionnement métaphysique dans ce livre. L’idiotie, ce n’est pas la bêtise.
L’Encyclopédie des guerres est basée sur cette oscillation entre drolatique et gravité. Et je ne pourrais pas consacrer toute ma vie à un projet qui serait uniquement du jeu. Ça en est arrivé à un stade un peu bâtard : c’est d’abord un projet très sérieux et grave, parce que je me pose très sérieusement la question de savoir en quoi la guerre me concerne, et aussi parce qu’on peut difficilement trouver sujet plus morbide que la guerre ; mais c’est aussi un projet avec des côtés grotesques, burlesques, liés aux extraits de film que je projette ou à mon état d’esprit. Quand je passe des bouts de La Septième Compagnie, c’est forcément moins dramatique... »
Ennui (Possibilité de l’)
« J’ai commencé il y a deux ans et demi - en septembre 2008 - et j’en suis à 24 séances, mais je reste enthousiaste. Je m’attends parfois à ce que l’ennui voire le dégoût me frappent, mais non. J’ai relu récemment Le Désert des tartares de Buzatti, que j’avais découvert ado, et j’ai été émerveillé par ce livre. Non seulement je ne m’ennuie pas, mais en plus j’ai toujours des espèces de jouissance à découvrir ou redécouvrir des livres. C’est un peu une université du troisième âge : je n’avais jamais lu Tite-Live, ni la plupart des auteurs grecs ou romains que je cite. Je me régale. »
Femmes
« Je pensais qu’il n’y aurait aucune femme pour venir assister aux conférences, et c’est le contraire : il y a une majorité de femmes dans l’assemblée, à Reims comme à Paris. Et, pour l’échange de livre, c’est plutôt des femmes qui se manifestent. Je commence à élaborer des hypothèses là dessus, qui expliquent comment, indirectement, les femmes sont davantage concernées par la transmission des histoire des guerres. Une copine de mon âge dont la famille est du Nord de la France me disait : « Moi dans ma famille, j’ai toujours entendu parler des guerres par ma mère et ma grand mère. C’est féminin. » Elle explique que ça a commencé avec la guerre de 1870 : quand son arrière grand père est mort à la guerre, son arrière grand mère a raconté à ses filles et petites filles une histoire de la guerre qui était une histoire de haine, de vengeance : on lui avait pris son homme, cela demandait réparation.
Au contraire, quand les hommes revenaient de la guerre, souvent ils ne parlaient pas. S’ils parlaient, c’était pour dire qu’en face d’eux il n’y avait pas eu d’ennemis, seulement des pauvres types dans leur genre. Pas du tout un discours belliqueux, au contraire des femmes. J’ai un exemple personnel, celui de ma grand mère maternelle : dans cette famille, il y avait cinq enfant dont ma mère, et un des garçons était en âge de partir combattre en Algérie. Il voulait déserter. On m’a raconté cette scène où ma grand mère avait son fils qui la suppliait à genoux pour ne pas y aller, en larmes, et répondait : « tu dois y aller, en l’honneur de ton grand père mort où elle en 14, pour l’honneur de la nation. » Une histoire terrible. J’ai souvent retrouvé ce cas de figure : c’est les mères, les femmes, qui arment les hommes et les préparent à la guerre. Je ne m’y attendais pas. »
Grand-Père
« Au début, je voulais faire quelque chose de très conceptuel : un lecteur neutre sur scène, lisant l’Encyclopédie, avec un minimum de subjectivité. Mais c’était assez pénible, même pour moi, beaucoup trop aride. Petit à petit, je me suis mis à gloser, à raconter des choses. Et j’en suis arrivé à parler de choses très personnelles, notamment de mon grand-père paternel, mort en 1945. Il a pris de plus en plus d’importance dans l’Encyclopédie.
J’ai un projet d’exposition à Nice en 2012 qui s’appellera « Comment se faire raconter les guerres par un grand-père mort » - référence à une performance de Joseph Beuys qui s’appelait « comment expliquer les tableaux à un lièvre mort » -, avec cette idée fantasmée que si j’avais connu mon grand-père, il m’aurait raconté les guerres. L’Encyclopédie des guerres est donc comme une ventriloquie, comme s’il m’avait transmis cet héritage, s’était chargé de compiler tout ce que je devais savoir sur le sujet. Puisque ça n’a pas été le cas, je me charge de construire mon propre héritage.
Dans le même temps, je suis tellement immergé que je finis par ressembler à ces vieux grand-pères qui emmerdent leurs familles avec leurs histoires de guerre. Je me rends compte que je ne parle plus que de ça. Quand je suis avec des copains, il y a toujours un moment où je ressors une anecdote de guerre, où je les interroge sur le sujet. Comme ces vieux papis qui tournent à vide. C’est plutôt rigolo. Et un peu pathétique. »
Hors-Champ
« Mon projet ne se penche pas sur la période qui a suivi 1945, parce que je ne me vois pas me lancer dans des digressions politiques, empiéter sur ce champ. Je ne peux pas parler du conflit israëlo-palestinien, par exemple, ou de l’Afghanistan. Ça m’intéresse évidemment en tant que citoyen, mais c’est une autre histoire, éloignée de mon projet. Moi, je m’arrête le 6 août 1945, à 8h 13mn 2s, au moment exact où le premier bombardier, Enola Gay, ouvre ses soutes au dessus d’Hiroshima, avant l’explosion de la bombe.
Je laisse aussi de côté les camps de concentration. J’ai évoqué la Shoah mais de manière très allusive. Le cœur de l’Encyclopédie est constitué par la bataille, la confrontation militaire. Et puis, je ne m’autoriserais pas à en parler, la frontière tragique/comédie ne pencherait plus que d’un côté. L’histoire des guerres que je raconte est une histoire très naïve, racontée par un grand-père à un enfant, en noir & blanc. La Shoah est une histoire toute noire, sans une once de blanc. »
Imposture
« Au début, j’avais très peur que quelqu’un se lève dans la salle pour me traiter d’imposteur. À Reims, surtout, ville où le souvenir du bombardement de la cathédrale en 14 reste très prégnant. Encore aujourd’hui, j’ai peur qu’un historien ou un spécialiste se lève et me traite de branleur ne sachant pas de quoi il parle.
Un jour, un type qui s’appelle Alexandre et vient à toutes les conférences est venu m’échanger des livres et nous avons discuté. Il m’a dit : « Dans ma famille, les hommes font la guerre depuis quatre générations. Et je suis concerné, puisqu’à 21 ans j’ai fait mon service en tant que casque bleu en Bosnie. » Il est devenu sous-officier, a perdu neuf hommes là bas et est revenu profondément perturbé. Je lui ai expliqué que sa présence était un cas de figure que je craignais. Et il m’a répondu : « Rassurez-vous, depuis que je viens à vos conférences, j’ai pu arrêter la psychanalyse »... C’est sûr que ça m’a calmé par rapport à la crainte de l’imposture démasquée.
Et puis, cette question de la légitimité ne devrait pas se poser. Puisque le projet se base sur cette question : « qu’est ce qu’un homme qui n’a pas connu la guerre peut percevoir d’elle à travers la littérature ? » »
Joie
« Je renoue aujourd’hui avec quelque chose que j’aurais du faire à vingt ans. Je me suis lancé dans ce projet alors qu’on me proposait des boulots passionnants et bien payés, mais j’ai refusé. Pas par un désir de pureté mais parce que je savais que j’aurais été malheureux tandis que ce projet précis me rend très heureux.
Même si les gens me disent que ma démarche est très courageuse, je la vis comme un soulagement. Sur la durée, c’est quelque chose qui me rassure. J’ai toujours été inquiet de la vie, et emmerdé de devoir expliquer ce que je faisais. Avant, je répondais : « Je fais des trucs dans l’art, je suis un peu auteur, un peu commissaire d’exposition, c’est compliqué... » Alors que maintenant je réponds un truc carré : « Je fais l’Encyclopédie des guerres ». Que ça s’installe dans la durée me rassure énormément, ça m’évite de me perdre. Et pour la première fois, je suis capable de dire à des gens « venez voir, c’est bien ». J’ai jamais connu ça, même avec mes livres.
Ça ne veut pas dire que je crache sur ce que j’ai fait avant. J’ai toujours eu la chance de pouvoir me frotter à des sujets qui m’intéressaient, de ne jamais faire des trucs alimentaires. Mais là c’est différent : quand tu es critique d’art, tu bosses beaucoup pour les autres. Pareil quand tu montes des expositions : tu fais la nounou pour les artistes, tu dois les rassurer tout le temps, d’une manière assez inouïe. Et un moment arrive où tu te dis : « Et moi dans l’histoire ? »
C’est très égoïste, mais je me donne désormais le reste de ma vie pour m’occuper de moi via ce projet. Tout le contraire d’un truc effrayant : il y a une voie toute tracée. Chaque jour je me plonge dans mes livres, je les souligne. C’est très mécanique. Je ne me suis jamais vu comme quelqu’un de brillant, alors que pour le boulot de critique d’art, il fallait l’être : j’étais dans le stress, l’obligation d’être percutant. Et j’ai toujours rêvé d’un travail qui s’apparenterait au bêchage des jardins, à mon sens le travail le plus gratifiant : tu vois très précisément ce que tu fais ; et quand des amis passent prendre l’apéro, tu peux montrer exactement ce que tu as fait. C’est le cas avec l’Encyclopédie des Guerres, un travail très mécanique, très bête, pas vraiment intellectuel, une forme de protocole artisanal de copiste.
D’autant que le fait de ne pas comprendre m’excite beaucoup. En parlant des guerres, je me confronte à une immense interrogation. C’est le contraire d’une ambition théorique : pour L’Idiotie, par exemple, je savais ce que voulais faire, pas là. Et c’est beau de se laisser porter par un projet. Normalement, on porte un livre. Là c’est le contraire, je me laisse embarquer. D’où ce sentiment de béatitude. »
Kronos
« Je l’envisage sur vingt ans, au moins, ce projet. J’ai 46 ans, et je veux que ça m’accompagne jusqu’à la fin de ma vie d’adulte. »
Livres
« Je ne lis quasiment plus de livre ne relevant pas de la guerre. Pour les films c’est pareil : je crois que ça fait trois ans que je n’ai pas vu un film relevant d’un autre registre. Je ne peux pas me permettre de me laisser aller, de dériver. Ce n’est pas que j’ai un programme, mais j’ai tellement de choses à découvrir... Cette pile que tu vois devant toi, par exemple, m’a été offerte hier par un monteur de Beaubourg, ils constituent environ trois mois de lecture. Il y aussi des livres que je relis. Par exemple, je me plonge dans L’Iliade tous les ans, et j’y apprends à chaque fois de nouvelles choses. C’est une grosse entreprise de digestion de la littérature.
Deux personnes à Toulouse sont venues me voir lors d’un échange de livre en me disant : « ce qui est beau dans ce que vous faites, c’est que vous prenez le mal dans la vie des gens pour le remplacer par du beau. » Comme si je me chargeais des maux du genre humain en prenant les mauvais livres en échange des bons.
Me départir de ma bibliothèque littéraire et artistique n’a rien de masochiste. Un livre n’est qu’un livre, ça ne vaut rien face à la vie. Il n’y a pas une œuvre d’art qui vaille le sang d’un homme, même le plus misérable de tous. Et puis, il y a un côté symbolique : en changeant de vie, je devais changer de bibliothèque. D’autant que je n’avais pas les moyens de me constituer une bibliothèque de guerre, il me fallait donc recourir au troc.
Mon corpus oscille entre différents pôles. Il y a de nombreux documents fictionnels, des romans ou des films. Mais il y aussi des éléments plus documentaires. Je mets tout à plat : les témoins directs, les historiens, les romanciers, les poètes... Je prends tout sans me poser la question de savoir ce qui serait le plus proche d’une vérité historique.
Par contre, je ne vais pas voir des militaires, et je ne vais pas dans les bibliothèques uniquement militaires pour tout dépouiller sur un sujet. Je veux bricoler dans mon coin. Ça renvoie aussi à une machine de guerre, la « bricole », qui au Moyen Age était une forme de pierrier, de catapulte. On bricolait ça sous les murs d’une ville assiégée avec ce qu’on trouvait. Je fais pareil. Les livres, je ne les choisis pas : je les trouve chez les bouquinistes, ou bien on me les amène. Rien à voir avec une démarche universitaire, avec une approche rationnelle. C’est pour ça aussi que je trouve des explications qui sont souvent plus de l’ordre poétique que de l’ordre technique. »
Manigances
« Parfois, j’invente des éléments. Lors d’une des premières conférences, j’avais par exemple dit que mon grand père m’avait emmené à Verdun quand j’avais neuf ans, ce qui est totalement faux. Je l’ai avoué deux ou trois séances plus tard, en tentant d’expliquer pourquoi j’avais inventé ce mensonge. Et j’étais tombé sur un point intéressant : en France, contrairement aux pays anglo-saxons, il apparaît tendancieux idéologiquement de s’intéresser aux guerres. L’histoire des conflits et des armées en France est essentiellement de droite, voire d’extrême droite, écrite essentiellement par des militaires. Je me rappelle très bien d’un journal télévisé où il y avait un faits-divers, un type qui avait tiré sur les gendarmes et avait été arrêté. La journaliste avait alors dit en voix off : « On a retrouvé dans la bibliothèque de cet homme des livres sur la Seconde Guerre mondiale ». Comme s’il y avait un lien de cause à effet. Je pense aussi à un historien que j’aime beaucoup, qui vient de publier un livre sur la Première Guerre mondiale et qui prend deux chapitres plus une préface pour s’excuser de s’intéresser à ça, expliquant qu’il n’est ni sadique ni pervers, que c’est son métier. Alors que dans les pays anglo-saxons il y a une histoire de gauche des conflits, de la vie des soldats, etc. Pour en revenir à mon mensonge, je crois que je l’avais inventé pour me trouver une excuse psychanalytique, dire que ça venait d’un traumatisme d’enfance.
À partir de là, j’ai inventé de plus en plus. Lors de la conférence d’hier, à l’entrée « Boucherie », l’extrait d’Erckmann-Chatrian n’était pas tout à fait juste. J’y avais rajouté la dernière phrase sur laquelle je glosais : « Sa bouche rit ». Je l’avouerais lors de la prochaine conférence. Je l’ai fait parce que je trouvais que l’extrait de Lawrence d’Arabie, où on voit le rictus de Peter O Toole après une charge sanglante, ne suffisait pas à légitimer mon hypothèse... »
Nigaud
« Pour ce qui rapproche ma démarche de L’Idiotie, c’est évident : c’est un projet idiot, qui ne tient pas debout. Je ne connais rien de la guerre, je passe mon temps à dire que je ne connais même pas les grades de l’armée française, je n’ai pas fait mon service, n’ai jamais tenu une arme dans mes mains et je suis dégoûté par la violence. Bref, je ne sais rien de la guerre. Passer le reste de ma vie à raconter des histoire de guerre sans savoir ce que c’est est profondément stupide... Et je me revendique de cette stupidité. J’aime ce côté idiot.
Le parti pris d’idiotie est très présent dans certaines entrées, comme « Boum », que j’aime beaucoup. Cette entrée est constituée du relevé systématique de toutes les onomatopées de guerre dans les livres que je lis. C’est une des plus longues. Il y a vingt pages de « tac tac tac », « pan pan », « braoum braoum », dont dix pages de Céline, forcément. Même si ça ne tient pas debout, je me dis qu’en collectionnant tous les bruits de guerre je pourrais peut être saisir un truc de la guerre, l’essence du bruit de guerre. »
Origines (guerrières de la littérature)
« La tragédie grecque a montré que la littérature nait de la guerre. Dans l’Iliade, c’est la guerre qui produit la littérature, et pas l’inverse. La littérature, la nécessité de raconter, sont des émanations directes des conflits. Plus je me penche sur le sujet, plus cela se confirme : la guerre est à l’origine de la littérature.
Il faut revenir à Tite-Live, à son premier livre de l’Histoire Romaine, pour bien poser le cadre. Tite-Live y raconte une bataille entre Rome et Albe. Ces deux armées élisent chacune trois héros, les Horaces et les Curiaces. Soit deux villes qui délèguent deux armées, qui elles-mêmes délèguent trois héros pour se battre. Petit à petit, ce champ de bataille devient une scène, avec beaucoup de spectateurs et peu d’acteurs. C’est vraiment les origines de la tragédie grecque : cette invention de la tragédie sur le champ de bataille, c’est tout Sophocle, tout Euripide. À mon sens, ce que je fais tout seul sur scène est la continuation de cette réduction du champ de bataille. Ce n’est pas tant ce que je raconte de la guerre que ma situation sur la scène en train d’aborder ce sujet seul qui est la continuation de la guerre, le vestige de cet affrontement. Eux sont trois contre trois, et moi je me demande si on peut réduire au maximum, être seul pour raconter les guerres. »
PJ Harvey
« En fond sonore, on écoute le dernier album de PJ Harvey. Ce qu’il y a de passionnant dans ce disque, qui s’appelle Let England Shake, c’est qu’il raconte l’histoire de l’Angleterre en guerre, depuis 14-18 jusqu’à l’Afghanistan aujourd’hui. Mais ce n’est pas un disque de protest-songs à la Joan Baez, elle a fait le même travail que moi. Pendant trois ans elle a rencontré des militaires, des vétérans de l’Afghanistan, lu énormément de livres... Et je trouve inouï de retrouver cette démarche chez elle. »
Quichotte (Don)
« Comme je ne peux me baser sur rien de personnel, il me faut adopter une approche quantitative, collecter le plus d’éléments possibles. Tout ce que je trouve peut finir par faire sens, et j’adore ce pari sans fin, le côté don quichottesque de cette quête. Ce qui veut dire que non seulement je ne sais rien de la guerre, mais que je déguise cette faiblesse en argument. Exactement ce que font Bouvard et Pécuchet : ils essayent de comprendre la médecine en lisant des livres de médecine, se mettent à la géologie, puis à la religion... Et ils n’arrivent à rien, comme moi, ou Don Quichotte. »
Réactions
« Je suis assez étonné du nombre de personnes qui assistent aux conférences. C’est une énigme. Je comprends que les gens aillent à des conférences de spécialistes, l’histoire de la Citroën DS, de la peinture fauve ou du tapis persan, mais aller suivre en feuilleton les palabres d’un type qui passe son temps à dire « je ne sais rien de la guerre et même j’invente des trucs », c’est différent.
Tu es censé prendre la parole en public au moment où tu as résolu un problème, où tu as une conclusion. Et moi, c’est comme si on me chopait dans l’intervalle, alors que je réfléchis à haute voix en sachant qu’il n’y aura jamais de conclusion. Je suis en pleine incertitude, en pleine faiblesse conceptuelle, et c’est peut être cette fragilité qui touche les gens. »
Sanglots
« Il y a peu, dans l’entrée « exécution », je me suis mis à sangloter. Je lisais les lettres d’un poilu, d’un lieutenant originaire de Reims qui a été fusillé. C’est un officier qui tient une tranchée avec sa compagnie décimée pendant trois jours dans des conditions monstrueuses. Finalement, ils parviennent à se replier par miracle. Il écrit à sa femme : « je ne suis pas mort, je reviens de l’enfer, embrasse notre enfant, etc. ». Quelques heures plus tard il apprend qu’il va être fusillé parce qu’il a abandonné son poste, n’a pas reçu l’ordre de se replier. Il écrit donc une seconde lettre à sa femme : « je vais être fusillé, mais dis bien à mon fils qu’il n’a pas à avoir honte de son père ». C’est en lisant ces deux lettres que je me suis mis à sangloter, devant tout le monde.
C’est ce genre de moments que je cherche dans l’Encyclopédie. Comme si j’avais trouvé dans la masse des histoires de guerre le moment qui me touche vraiment. Sans que je sache exactement pourquoi.
Pour cette histoire du poilu, j’ai aussi lu la lettre de la femme au Ministère de la guerre en 1921, avec la réponse disant « votre mari a été fusillé de manière abusive ». Il a été réhabilité en 1926 et aujourd’hui il y a une rue qui porte son nom à Reims. »
Troufions
« Clausewitz ou Hegel pensent qu’il y a des génies de la guerre. Mais quand tu lis Guerre et paix de Tolstoï, c’est l’exact inverse : la guerre comme succession d’accidents, de malentendus. Je pencherais plutôt de ce côté.
Je n’ai pas d’admirations pour les grands hommes de guerre, ils font partie du décor comme le dernier des troufions. Encore une fois, j’aime bien que tout soit mis à plat : l’histoire comme les hommes. Les mémoires des généraux ou des maréchaux sont généralement ce qui m’intéresse le moins dans mes lectures. Les Mémoires de De Gaulle, par exemple, ne m’apportent pas grand chose, j’ai dû y prélever trois phrases. Idem pour Clausewitz ou Sun Zi. »
Ultra-politique
« Dans Artistes sans œuvres, je parle des artistes qui décident de ne pas prouver qu’ils produisent quelque chose, refusent de matérialiser leur statut. En cela, l’idée de faire une Encyclopédie des guerres qui ne soit pas un objet à vendre, se constitue uniquement de conférences gratuite dans un lieu public, est très important. Il n’y a pas de relation marchande, c’est du pur partage. J’essaye, sans me poser en parangon, de produire de la littérature ou de l’art autrement qu’en suivant le marché de l’art. En tant qu’auteur, je préfère raconter des histoires que mettre des livres en diffusion. Pas la peine d’en rajouter dans le côté engagé, la démarche en soi est politique.
Je voulais interroger le fait de ne pas être un artiste tout en produisant de l’art. Et l’Encyclopédie des guerres est une encyclopédie qui ne sera jamais écrite, simplement rêvée en public. Elle n’aura pas de fin, pas de matérialisation sous forme finie. Je ne veux pas en faire un livre, pas question. Ni que les conférences sortent dans une collection de DVD. C’est de toute manière impossible puisque j’utilise beaucoup d’images et d’extraits de films que je pille sans avoir l’autorisation. »
Vanité
« Je me suis toujours vu comme quelqu’un de modeste, qui ne la ramène pas. Et l’idée de mener ce projet à bout sans le matérialiser me semblait s’inscrire dans cette modestie. Mais dans le même temps, je dois admettre que c’est aussi un projet pharaonique, donc mégalomane, et ça m’ouvre des perspectives sur ce que je suis vraiment. Les deux – mégalomanie, modestie – alternent dans mon esprit.
C’est pour ça que je surveille ce que je dis sur scène dans les passages où je glose. D’ailleurs, je le mentionne parfois : « là je suis en train de faire l’intéressant ». Ça doit rester modeste. Je veux juste mettre en interaction des images, des citations, qui parfois produisent des étincelles. Ou pas. »
Waters
« Je bois aussi avant de prendre la parole, ça me met plus à l’aise. Ces derniers temps, j’ai essayé la caïpirinha, très efficace. Je teste beaucoup d’alcools, sans pour autant risquer d’être vraiment bourré. Pas de drogues non plus. Je vais pas me mettre minable pour accroitre la difficulté... D’ailleurs, je sais que j’ai testé un mélange de rhum à Reims que je déconseille pour ceux qui doivent faire des conférences : étrangement, j’avais une envie de pisser démoniaque lors d’une séance, un moment difficile. »
X (Moment)
« Il y a plusieurs métaphores que j’ai en tête pour me représenter ce que je fais. Et il y en a une que j’aime beaucoup : celle de ce jeu pour enfant composé de numéros étalés sur une page que tu relies un à un jusqu’à ce que cela représente quelque chose, un hippopotame, un lion... Parfois je me dis que tous ces trucs que je mets en contact vont représenter une figure : un objet, la figure du grand-père... D’autres fois, j’y crois pas du tout, je me dis que ça ne va vers rien. D’autant que je n’en ai pas forcément envie : si j’élucide quelque chose, cela signifie la fin du projet, sa péremption à un moment X. »
Yeux (Sous les)
« Il y a des gens qui viennent à mes conférences en me disant qu’ils ne s’intéressent pas à la guerre mais aiment voir défiler mes interventions sous leurs yeux. C’est un prétexte à dérive, en fait, qui permet d’interroger la création, la littérature. »
Zouave
« (Montrant le tableau des entrées sur son ordinateur) : « Abeilles » est la première entrée, mais elle n’existait pas au tout début, je l’ai rajoutée à rebours. « Abracadabra » pareil, je l’ai recrée récemment. Il y a trois ans, à Beaubourg, la première était « Adieu ». Pour le moment, cela va jusque « Zouaf », et non pas « zouave », du nom d’une tribu berbère. Ce qui nous renvoie d’ailleurs à Olivier Cadiot qui a écrit Le Colonel des zouaves, et qui est artiste associé à la Comédie de Reims, où je donne les conférences. Un bon ami. Je lui ai dédié une entrée, comme à quelques personnes qui m’ont aiguillé sur une voie, m’ont donné des clés. Lui m’a permis de rajouter l’entrée « Costume de bain », en me faisant prendre conscience que mon grand-père, mort officiellement sous l’uniforme, s’était noyé en costume de bain lors d’un accident près de sa caserne. »