jeudi 12 janvier 2012
Entretiens
posté à 14h34, par
4 commentaires
Certains trouveront qu’un tel papier n’a pas sa place ici - améliorer le quotidien de quelques prisonniers, n’est-ce pas d’abord contribuer à légitimer toute la broyeuse carcérale ? D’autres liront avec intérêt cet entretien avec Julien Fiorentino, qui fut coordinateur des ateliers de pratique artistique de la prison de Fresnes et qui en a tiré un percutant documentaire, Avenue de la Liberté. À vous de voir.
« La prison d’habitude, c’est barreaux, maton, mitard, violence, promenade, gamelle. Ici, elle sera parole, écriture, musique, dynamique, création, solidarité » Voilà le programme du très bon documentaire Avenue de la Liberté1. À l’écran, les témoignages de trois types sur leur participation à des ateliers de pratique artistique lors de leur détention dans la prison de Fresnes. A la fin de la projection, on ne sait pas pourquoi ils se sont retrouvés en prison, mais on sait comment ils y ont vécu. L’expression « vivre entre quatre murs » prend alors tout son sens, tant l’étouffement - autant physique que mental - que crée l’enfermement s’est fait palpable. Avec quelques très rares fenêtres, parfois, qui donnent un petit peu d’air - dont justement les ateliers de pratique artistique. Rencontre avec le coordinateur de ces derniers, et réalisateur d’Avenue de la Liberté : Julien Fiorentino.
Pourquoi ce film ?
Pour bien comprendre, il faut faire un petit voyage dans le passé. Il y a quelques années, j’ai été opérateur culturel puis coordinateur du Parcours culturel d’insertion au sein du SPIP (Service pénitentiaire d’insertion et de probation) du Val-de-Marne. Dans l’administration pénitentiaire, il y a deux branches : la branche « surveillance » (pour laquelle travaillent les surveillants, majoritairement des hommes) et la branche « réinsertion » (avec les travailleurs sociaux, plutôt des femmes). Pour donner un ordre de grandeur, il y avait en 2006 un travailleur social et quarante surveillants pour cent détenus.
L’administration pénitentiaire considère que la réinsertion comprend plusieurs volets : logement, santé, éducation, formation professionnelle, mobilité, sport et culture. La culture, que l’on considère à tort comme du « superflu », et donc le Parcours culturel d’insertion que je coordonnais représentent malheureusement la dernière roue du carrosse de la réinsertion. En un an, nous avions pourtant monté un programme pluridisciplinaire (danse, défilé de mode, écriture, slam, théâtre, vidéo…), en partenariat avec vingt-cinq lieux artistiques d’Île-de-France. Des projets extraordinaires, réalisés par des personnes ordinaires, ont vu le jour. Ce qui se passait était magique, et je voulais en témoigner. Parce que, quand je sortais du boulot, je me rendais compte que les gens ne comprenaient pas ce que nous faisions. Ça leur semblait abstrait, voire inutile ou même scandaleux, de payer des activités pour les prisonniers.
Comment es-tu passé à la concrétisation de ton projet ?
J’ai mis quatre ans à réaliser ce film. En 2006, le conteur Pepito Matéo est venu animer des ateliers à Fresnes, dans le cadre d’un partenariat avec la Maison du conte de Chevilly Larue. Le principe de l’atelier était simple : les détenus venaient raconter leurs histoires et Pepito les aidait à les structurer. Il a été très marqué par cet atelier, jusqu’à en faire un spectacle : Parloir. Nous avons alors proposé à Pepito de revenir à Fresnes pour jouer son spectacle devant cent détenus, dont certains avaient participé à l’atelier, et soixante-dix invités.
C’est la première fois que j’ai eu l’autorisation de faire entrer une caméra dans la prison, pour filmer le spectacle et les débats qui ont suivi. Elle n’a pas été facile à décrocher : c’est très compliqué d’introduire une caméra dans les prisons françaises, et particulièrement à Fresnes. Mais nous avons utilisé un argument imparable pour que la direction nous autorise à filmer : « Ce serait bien de montrer quelque chose aux bailleurs de fonds. » Elle nous a finalement laissés faire parce que l’évènement était valorisant. J’ai ensuite pris l’habitude de demander l’autorisation de filmer tous les « gros » projets que nous montions, ceux qui aboutissaient à de « vrais » spectacles avec des détenus – comme Écorce de peine de D’ de Kabal ou le défilé de mode des détenues. Quand au bout de douze mois, la direction m’a proposé une prolongation de contrat, j’ai refusé car, dans le même temps, elle diminuait considérablement les moyens du Parcours culturel d’insertion en conservant la même exigence de résultats. Je suis donc parti et j’ai gardé les copies des vidéos.
Ce sont ces images que j’ai ensuite utilisées pour mon film, avec d’évidentes contraintes de droit à l’image : j’ai en effet eu de grosses difficultés à retrouver certains anciens détenus pour obtenir leur autorisation. J’ai finalement décidé de faire raconter les ateliers à trois anciens détenus qui y avaient participé. Et j’ai recueilli les témoignages des artistes - intervenants. Au final, le film ne montre pas le suivi au jour le jour des ateliers, mais on voit les visages de ceux qui y ont participé. Il me semblait essentiel que des visages apparaissent, pour mettre au premier plan l’humanité des personnages. Dans beaucoup de documentaires réalisés en prison, on ne voit que des mains, des dos. Je tenais à ce que dans le mien, on puisse voir des visages.
Et puis, il y a quand même des images du spectacle réalisé par les détenus dans un théâtre d’Ivry-sur-Seine.
Pourquoi est-il si compliqué de filmer en prison ?
Il y a une réelle volonté d’étanchéité, d’opacité de la part de l’administration pénitentiaire. Ce n’est évidemment pas la raison qu’elle donne ; elle préfère invoquer le respect du droit à l’image des détenus. Le Code de procédure pénale stipule pourtant que les détenus condamnés ont le droit de donner l’autorisation de diffusion de leur image sous certaines conditions ! L’administration pénitentiaire fait donc une entorse à la loi lorsqu’elle affirme en amont que ce n’est pas possible, qu’il faut protéger l’anonymat… Et lorsqu’on lui fait remarquer, elle utilise un autre argument : le droit des victimes et le respect de leur famille.
Comment as-tu choisi les personnages ?
Une précision déjà : s’il n’y a pas de femmes dans le film, ce n’est pas volontaire. J’ai cherché d’anciennes détenues ayant participé aux ateliers, sans succès. Les trois anciens détenus que l’on voit dans le film sont les seuls que j’ai retrouvés ; par chance, ils ont tous accepté d’y figurer. ils ont compris l’enjeu qu’il y avait à témoigner.
Et puis il y avait pour eux un enjeu plus personnel, proche de celui qu’il y avait à s’investir dans les ateliers. Il s’agit d’accepter ce que l’on a fait. Les ateliers artistiques avaient en effet pour but de favoriser l’expression des détenus : dire ce qu’on a sur le cœur en le formulant d’une manière intéressante et constructive. L’un des rôles des intervenants était justement de canaliser ce besoin d’expression.
Je prends l’exemple d’un détenu qui est mentionné dans le film. Il est arrivé au début de l’atelier d’écriture très énervé, il voulait tout casser. Il était détenu pour avoir, très jeune, tué quelqu’un, et dans sa tête ça n’allait pas. À la fin de l’atelier, il nous a lu un texte avec un humour incroyable : « Il est bien mon appartement : tous les matins, il y a un gars en bleu qui m’amène la baguette […]. Il n’y a qu’un truc bizarre, c’est qu’il y a des barreaux aux fenêtres. Ah oui ! Il paraît que mes voisins, c’est des voleurs. » Tout le monde était mort de rire. L’art est capable de rendre fructueux quelque chose de négatif.
Tout les détenus pouvaient participer aux ateliers ?
Il y avait dix à vingt places par atelier pour un total de 1 800 détenus à Fresnes en 2006 - il y en a aujourd’hui 2 300. Pour les informer de l’existence des ateliers, nous mettions des tracts dans les boîtes aux lettres des détenus. Pour certains détenus, tout ce qui vient de l’administration pénitentiaire part tout de suite à la poubelle, par principe. À l’inverse, d’autres s’inscrivent à tout sans regarder. Il faut aussi prendre en compte le fait que les espaces de la prison ne sont pas pensés pour ces activités. Par exemple, les ateliers « musique » avaient lieu dans la division 3, pour des raisons matérielles. Les détenus des divisions 1 et 2 ne pouvaient donc techniquement pas en bénéficier. Dans le film, un détenu raconte que, pour participer à un projet artistique, il a dû quitter sa cellule où il vivait seul en division 1 pour aller en division 3 dans une nouvelle cellule, avec un nouveau co-détenu, un nouvel environnement et tout ce que cela implique.
Au final, les détenus qui le voulaient s’inscrivaient, et le chef de division élaborait une liste définitive. La décision finale de participation se faisait à la discrétion du chef dans le sens où, s’il estimait qu’un détenu s’était mal comporté, il ne lui permettait pas de participer. Le metteur en scène Jean-Christophe Poisson, qui a fait des interventions en prison, s’est d’ailleurs posé la question de la construction d’une forme d’« élite de détenus » au sein de la prison. C’est une question fondée : outre le rôle de sélection des surveillants, nous-mêmes avons parfois eu tendance à favoriser les détenus qui s’investissaient parce que nous voyions de l’envie et que cela permettait à l’atelier d’avancer.
La relation avec les surveillants était ambigüe : d’un côté, il y avait une vraie volonté de mettre en place ces activités ; d’un autre côté, certains d’entre eux compliquaient les choses. Non par idéologie, mais parce que les ateliers représentaient pour eux du travail supplémentaire, et aussi parce qu’il y avait un peu de jalousie : nous « offrions » quelque chose aux détenus. Il arrivait donc que les surveillants prétextent que tel détenu était au parloir ou tel autre à l’infirmerie pour ne pas les faire venir. Un jour, les surveillants nous ont emmené des détenus non francophones à un atelier d’écriture…
Tu as mentionné la restitution d’un atelier dans un théâtre d’Ivry-sur-Seine. Comment a-t-elle été perçue ?
A l’époque, à Fresnes, il n’y avait jamais eu de restitution « hors les murs » d’un atelier. Lorsque j’étais coordinateur, je n’avais même pas essayé tellement cela me paraissait impossible. C’est mon successeur qui y est arrivé.
Le théâtre était plein : 350 personnes. Un quart du public était lié au projet, mais le reste ne savait pas que le spectacle était en partie réalisé par des détenus. Cela a été un gros succès. En quittant le théâtre, les détenus ont vu dans la rue cinquante personnes très émues qui les saluaient. Ils ont bombé le torse et ont souri. Ils étaient très fiers, tout comme lors de l’avant-première qui avait eu lieu dans la prison.
Le système carcéral est fait pour briser les gens ; plus quelqu’un résiste, plus on cherche à le briser. Alors que l’objectif des ateliers est de permettre aux détenus de gagner en estime de soi. On appelle cela la « régulation des effets désocialisant de l’incarcération ». La création artistique est un prétexte aux échanges, à la discussion et à l’expression, pour que les détenus se sentent un peu mieux dans leurs pompes.
Cette sortie à Ivry-sur-Seine m’a fait penser au film Les prisonniers de Beckett. Il se déroule à Kumla en Suède, à la fin des années 1980. Il raconte l’histoire vraie de détenus qui ont joué En attendant Godot dans toute la Suède. Ils ont fait une tournée, un vrai succès national, puis ont été remis en prison où les surveillants leur ont mené la vie dure. Quelque temps plus tard, le Théâtre national de Göteborg les a invités, mais cette fois-ci, ils en ont profité pour s’enfuir. Ces détenus estimaient avoir joué le jeu de la réinsertion à fond et n’ont pas supporté les humiliations en retour alors qu’on aurait dû les féliciter pour leur travail.
Tu parles d’un système carcéral qui brise les gens et en même temps de tes ateliers comme d’un petit bol d’air pour les détenus. Dans quelle mesure as-tu eu l’impression de participer au « bon fonctionnement » de ce système que tu dénonces ?
Lors d’une présentation du film dans le quartier populaire de la Belle de Mai à Marseille, j’ai été mis en cause par des militants anticarcéraux, estimant que ces projets sont une forme de collaboration avec l’Administration pénitentiaire. C’était déstabilisant parce que je partage leur combat.
C’est une question difficile. Je veux être pragmatique. J’ai vraiment eu l’impression que ces activités artistiques étaient des bols d’air qui empêchaient parfois les situations de dégénérer. Trois mois après un défilé de mode que nous avions organisé avec des détenues, la directrice nous a demandé de projeter le court-métrage filmé à cette occasion. Il y avait de la tension dans sa prison et elle voulait recréer une atmosphère positive entre les filles. J’ai organisé la projection et la directrice m’a dit : « Merci, j’ai un mois de répit. » C’est vrai, c’est dérangeant. Si notre rôle se limite à être une soupape de sécurité pour éviter que la prison explose quand il y a trop de tension, non merci ! D’un autre côté, je pense qu’il ne faut pas négliger les espaces de liberté créés par ces activités artistiques. Il faut notamment savoir que les ateliers se déroulaient sans surveillant !
Dans mes souvenirs, je préfère garder l’idée de création de zones de liberté avec tout ce que cela avait de subversif, celle d’apporter un peu d’humanité dans les rapports entre les personnes. J’ai coordonné ces activités dans un esprit d’éducation populaire. D’autant qu’à l’époque, il y avait beaucoup de jeunes incarcérés suite aux émeutes de 2005. Certains passaient par la maison d’arrêt. Or, une maison d’arrêt est « pire » qu’un centre de détention ou qu’une centrale dans le sens où l’angoisse est très forte pour les détenus qui sont en attente de jugement. Avec ces activités artistiques, nous avions la possibilité d’intervenir auprès de ces jeunes en situation de grande fragilité. Faut-il rappeler que la France est le pays européen dont les prisons connaissent le plus haut taux de suicide ? Les activités artistiques en prison sont un peu comme une dernière « chance » là où toute la société a échoué (école, services sociaux…) ; dans certains cas, elles peuvent créer un déclic.
Sur quoi penses-tu qu’il faudrait axer les efforts pour changer la réalité carcérale ?
Le respect de la loi. Le Code pénal prévoit l’aménagement des peines de moins d’un an sous la forme de peines alternatives à l’incarcération. La loi du 24 novembre 2009 renforce ce principe : « Toute condamnation inférieure ou égale à deux ans a vocation a être aménagée sous forme de peine alternative à l’incarcération. » Or en 2009, 69 300 des 84 000 détenus libérés ont passé moins d’un an en prison. Cela veut dire que 80 % n’aurait pas dû y mettre un pied si la loi était respectée. Il faut donc créer les conditions d’application de cette loi.
La majorité des détenus n’est pas composée de gens du « milieu », qui ont passé la barrière, qui sont dans la criminalité et appartiennent au banditisme. Elle est composée de gens qui ont fait des « petites conneries » et ne devraient pas être en maison d’arrêt. C’est d’ailleurs dangereux pour la société. Plus elle incarcère, plus elle récupère des gens avec des problèmes psychologiques.
En 2006 en Italie, une expérience rare a été réalisée sous le mandat de Romano Prodi pour faire face à la surpopulation carcérale : l’indulto (littéralement « remise de peine »). Beaucoup de détenus ont été libérés d’un coup. En complément, un système équivalent à la double peine a été mis en place : si un détenu libéré par l’indulto est à nouveau condamné, il cumule son ancienne à sa nouvelle peine. Le problème, c’est que toutes ces sorties de prison ont été des « sorties sèches », c’est-à-dire sans accompagnement, et de nombreux chercheurs ont démontré qu’il y avait un très haut pourcentage de récidive en cas de sortie sèche, à l’inverse des peines qui ont été aménagées. Un jour après l’indulto, un quotidien italien a trouvé six cas de récidive dans les vingt-quatre heures ayant suivi les libérations. L’un des détenus en question ne connaissait personne, n’avait nulle part où aller et pas d’argent : il a donc braqué une voiture. Deux autres sont allés se saouler dans un bar et voir des prostituées avec les quelques sous qu’ils avaient en poche ; ça a dégénéré…
Qu’y avait-il de spécial dans le fait de tourner à Fresnes ?
Fresnes, c’est un peu la maison mère des prisons françaises ; c’est la deuxième en nombre de détenus incarcérés ; c’est celle où sont formés les surveillants. C’est un bâtiment très imposant, qui est à la fois une maison d’arrêt, une centrale avec des détenus réputés dangereux et un centre national de transfert. On parle parfois de gare de triage.
Et puis, tu sens le poids des années. Elle a plus de cent ans et pour moi, c’est un lieu qui a le « shining ». Cent ans de souffrances et de plaintes animent les murs. La Gestapo exécutait à Fresnes. La guillotine y était entreposée. Il existe des prisons « modernes » qui ressemblent à des hôtels « formule 1 » où tout est plus ou moins automatisé et où les murs sont blancs ; mais à Fresnes, parce que c’est ancien, les murs donnent l’impression de transpirer la misère. Les détenus crient beaucoup, pour s’appeler mais aussi pour exprimer leur rage. Ça crie à la mort la nuit - comme dans toutes les prisons du monde, je crois. La journée, les gardiens crient aussi pour faire passer des informations dans les coursives. Et puis, les détenus doivent se balader en ligne, sans mettre leurs mains dans les poches. Ils ont des numéros de matricule – même si on ne s’en sert pas pour les appeler. C’est angoissant, c’est froid ; c’est un lieu aseptisé que tu ne peux pas t’approprier.
Nous avions dans l’idée de monter un atelier « graffiti » dans les cours de promenade. À Fresnes, elles sont particulièrement glauques. C’est d’ailleurs l’une des premières plaintes des détenus, car ils n’ont même pas l’impression d’y prendre l’air. Mais la direction a refusé pour des raisons de sécurité ; je pense que c’est justement pour que les détenus ne puissent pas se réapproprier le lieu.