mercredi 23 janvier 2013
Entretiens
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Qui régit le champ de la mort ? Qui organise les relations entre les vivants et ceux qui ne le sont plus ? Rien d’anodin dans cette question. La disparition progressive du monopole de l’Église sur le devenir des cadavres (à partir de la Révolution française) s’est en effet accompagnée d’une affirmation croissante du pouvoir étatique sur le territoire mortuaire. Rencontre avec l’auteur de « Les os, les cendres et l’État ».
Cet entretien a été publié dans le numéro 10 de la version papier d’Article11
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Depuis une trentaine d’années, alors que les rapports au corps mort se modifient, il apparaît que l’État, au détour de lois, d’avis et de censures, ne s’est jamais autant soucié du devenir des restes humains. Dans Les os, les cendres et l’État1, Arnaud Esquerre s’interroge sur le déploiement d’une récente politique publique qui dit peu de ses intentions. Au travers de l’étude de cas concrets, il montre comment l’intérêt étatique pour les disparus participe d’une réactivation de l’idée de « Nation ». Pour se réaliser, celle-ci compte ses sujets et chérit ses défunts, reprenant à sa sauce le crédo chrétien de « la communauté des morts et des vivants ».
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Comment en êtes-vous venu à travailler sur le corps mort ?
Je me suis intéressé au devenir des restes humains dans la continuité d’un travail précédent sur les « sectes » en France. J’avais alors étudié les relations entre l’État et le psychisme2 , et je souhaitais poursuivre mes recherches en les orientant sur les rapports entre l’État et le corps. J’ai choisi de travailler sur le corps mort et son devenir, car le sujet est particulièrement pertinent pour montrer l’emprise de l’État. Notamment avec l’exemple des cendres humaines : celles-ci ne posent en effet aucune question de salubrité ou de santé publique. Pour analyser ces rapports de l’État au corps mort, je me suis livré à l’analyse de quatre cas : le devenir des cendres, l’exhibition des restes humains, les profanations et les autopsies médico-légales.
Les premières politiques étatiques de gestion du corps mort s’observent à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle (administration mortuaire publique, cimetières communaux, médicalisation de la mort...). Peut-on y lire une continuité avec les politiques plus contemporaines en la matière ?
D’importants changements concernant les restes humains se sont produits depuis les années 1970. Et on ne peut pas comprendre ce qui s’est récemment joué sans remonter au moins jusqu’à la Révolution française. À cette époque, le pouvoir de l’Église sur les morts se trouvait contesté, et la question de savoir qui dispose du corps humain était largement débattue. Des opinions très différentes s’exprimaient à propos des funérailles, entre ceux qui défendaient l’idée de pouvoir disposer librement de son corps mort – avec notamment la possibilité d’être incinéré ou inhumé dans des sépultures privées – et ceux qui pensaient la Nature ou la Patrie propriétaire des corps, lesquels devraient nécessairement reposer dans des cimetières publics. C’est à ce moment qu’ont émergé les débats sur la crémation, qui ne sera cependant autorisée qu’un siècle plus tard.
- Laure, 1946
La crémation servait-t-elle d’argument dans le combat qui opposait, au XIXe siècle, les laïcs à l’Église ?
Les débats sur l’incinération des corps opposaient les crématistes, constitués en association et issus pour la plupart de la bourgeoisie laïque (en grande partie parisienne), à l’église catholique. Pour les premiers, le choix de la crémation tenait lieu d’argument en faveur du libre arbitre, alors que l’Église et ses partisans dénonçaient un « complot » franc-maçon et une pratique contraire au dogme de la résurrection des corps. L’inhumation était ainsi posée comme nécessaire à la résurrection.
À la fin du XIXe siècle, la crémation était aussi défendue avec un argument hygiéniste : on pensait alors que les cadavres produisaient des émanations menaçant la santé publique. La loi autorisant la crémation a finalement été promulguée en 1887 : à l’issue d’un combat houleux, il est devenu possible de choisir librement la crémation ou l’inhumation. L’Église a en revanche condamné cette pratique jusqu’en 19633.
Qu’en est-il de la possibilité de disperser les cendres ?
La loi de 1887 n’en fait pas mention. Jusqu’aux années 1970, les urnes devaient être placées dans des cimetières, principalement dans des columbariums. Les crématistes, qui partageaient souvent l’idée athée selon laquelle les restes humains n’ont pas de valeur particulière, estimaient que leur combat n’était pas achevé dans la mesure où ils ne pouvaient pas faire ce qu’ils voulaient des cendres. Suite à leurs revendications, un décret de 1976 a autorisé les proches à emporter les urnes avec eux et à disposer des cendres comme bon leur semblait. C’était un changement majeur, même s’il n’a pas été perçu comme tel, la crémation étant alors peu développée. Alors qu’à la fin du XIXe siècle, l’autorisation de la crémation a créé un vif débat, présent dans de nombreux livres et articles, la dispersion des cendres est vue dans les années 1970 comme un combat parmi d’autres. Il y a alors une ambiance favorable : les rapports aux corps sont en train d’évoluer, en particulier en ce qui concerne la sexualité et la reproduction.
Cette libération des cendres n’est pourtant pas au goût de tous. Vous abordez dans votre ouvrage l’influence de certains professionnels du psychisme qui, une trentaine d’année plus tard, en dénoncent les effets.
Depuis les années 1990 se diffuse un point de vue, émanant de la psychologie et notamment promu par Michel Hanus (président de la Société de thanatologie), au sujet du « travail de deuil », une expression que Freud n’a d’ailleurs utilisé qu’une seule fois dans toute son œuvre. Un certain nombre de professionnels du psychisme soutiennent l’idée – sans jamais la démontrer véritablement - que le corps mort du proche doit être disposé en un lieu unique pour favoriser le travail de deuil. Et qu’il faut de préférence l’« enraciner » dans la terre et le laisser accessible à tous. Sans trace corporelle, sans lieu où aller se recueillir, le deuil serait impossible. Dans cette logique, disperser ou diviser les cendres nuirait aux survivants. Cette idée reconduit, sous une autre forme, la position de l’église catholique qui considère la crémation acceptable pour peu que l’urne fasse l’objet d’une « sépulture décente » et repose dans la terre.
- Josef Hofer, 1980’s
Ces arguments trouvent-ils un écho dans le champ politique ?
Oui, car ils sous-tendent une décision politique de contrôle du devenir des corps morts. Au-delà du « travail de deuil », les professionnels du psychisme rejoignent cette idée que pour faire « Nation », il faut pouvoir honorer la mémoire, en quelque sorte matérielle, de « nos ancêtres ». D’où la nécessité d’un ancrage des morts dans le sol. Cet argument reformule en partie la conception chrétienne de « la communauté des vivants et des morts », et il circule largement, y compris parmi les responsables politiques. Sous couvert de psychologie, des parlementaires de tous bords se sont emparés de ce sujet, jusqu’à interdire la circulation des cendres en 20084. Ainsi et sans vraiment avoir à le formuler, ils ont affirmé ou réaffirmé, par le truchement d’un débat sur la santé psychique, une certaine conception de la « Nation » et de « l’identité nationale », laquelle transparaît dans ces changements législatifs méconnus et peu médiatisés malgré leur importance.
Quel est le contenu de cette loi de 2008 ?
Elle interdit de garder une urne chez soi, de disperser les cendres dans un jardin privé, de les diviser, de les transformer ; bref, d’en faire librement usage. Et elle oblige les gens à déposer l’urne dans un cimetière ou à disperser les cendres dans un endroit public, avec enregistrement du lieu de dispersion à la mairie. En réalité, et c’est là que l’on s’aperçoit que cette loi est d’ordre symbolique, une fois que l’urne est remise aux familles, les pouvoirs publics ne sont pas en mesure de contrôler ce qu’il advient des cendres, sauf en cas de litige. Mais en substance, ce texte affirme que le corps mort revient à l’espace public et que l’État est en théorie le seul à pouvoir en disposer. Les vivants et les morts appartiendraient à un même territoire, mais les seconds sont exclus de l’espace privé. Le plus étonnant est que cette loi n’a suscité aucune réaction : l’enjeu n’est pas perçu comme fondamental. Et ce changement structurel, ample et intériorisé, est vécu comme une évidence alors qu’il ne l’est pas.
Au delà des arguments d’ordre psychologique, la morale et le sacré sont également convoqués par l’État pour justifier cette restriction de la circulation des cendres...
Les professionnels du psychisme et les parlementaires marquent une distinction arbitraire entre ce qui, selon eux, est digne et respectueux et ce qui ne l’est pas : il serait ainsi irrespectueux pour le mort de diviser ses cendres. De même, il a été dit à l’Assemblée nationale que « la séparation du lieu des défunts du lieu des vivants constitue l’un des fondements de notre société ». Ce sont là des conceptions contestables et à contester, mais qui convergent dans le même sens : l’unique « demeure » du mort serait le cimetière communal, un lieu républicain « sacralisé ».
- Paul Rebeyrolle
Cette référence au sacré est particulièrement prégnante dans la notion de profanation...
L’État participe à l’instauration d’un rapport au mort qui relève du « sacré », et qui va en se renforçant. Cet aspect est manifeste dans la notion de « profanation », telle qu’elle a été introduite dans les années 1990. Jusqu’alors, seules les « violations de sépultures » étaient punies par une loi qui protégeait les lieux où reposaient les morts. Pour qu’il y ait violation, il fallait forcément qu’il y ait une dépouille. En 1994, la notion de « profanation » a été introduite dans le Code pénal5. Plutôt que de viser l’atteinte en tant que telle, elle fait référence au mobile : il s’agit d’un acte expressif, un acte de langage. Un déplacement s’opère alors. La profanation suppose avant tout qu’il y ait quelque chose de « sacré » à profaner. Plus besoin de la présence effective de la personne, le corps est dissocié de son contenant. C’est ainsi que la liste des choses « sacrées » s’est étendue, suivant le principe de la transsubstantiation6. On peut dès lors être considéré comme ayant manqué de respect à un mort ou à un groupe de morts pour peu qu’on ait profané un monument aux morts, une statue ou toute chose considéré par l’État comme contenant un certain degré de « corporéité ». Les restes humains sont de moins en moins traités comme des choses ou des objets, et de plus en plus comme des personnes que j’appelle « incomplètes ».
Ce mouvement que l’on peut observer dans les années 1990, et qui s’étend et se renforce depuis, attribue aux restes humains un état distinct de ce qui est non-humain. Mais ces restes humains ne sont pas non plus traités comme des personnes vivantes à part entière. Ils sont donc considérés comme des « personnes incomplètes » auxquelles il manque la vie, par opposition aux « personnes complètes » qui, elles, sont vivantes.
Ces réformes politiques vont à l’encontre d’une possible pluralité de rapports aux morts et à la mort...
Il est certain que l’État n’encourage pas une pluralité de rapports, de détachement ou d’attachement, aux morts. Une sorte de rouleau compresseur « communauté morte-vivante » écrase tout sur son passage. Contrairement aux idées reçues, il n’y a pourtant pas un sens unique à donner aux restes humains, ni une seule réaction face aux morts. Bon nombre de visiteurs des musées d’anatomie, dont des enfants, trouvent beaux les cadavres, et non dégoûtants, et sont à mille lieux des considérations dominantes. Des considérations exprimées notamment par le Conseil consultatif national d’éthique qui, dans son avis à propos de l’exposition Our Body7, estimait qu’exposer des restes humains devrait être interdit car cela pourrait « heurter des convictions profondes » et ferait appel au « voyeurisme ».
On ne peut pas définir, ou pré-construire, une seule manière de vivre un deuil : il existe au contraire de multiple façons de vivre avec et après la mort d’une personne.
Entre 1976 et 2008, la possibilité pour les vivants de côtoyer les morts (via leurs cendres) n’a jamais été aussi forte. Pensez-vous que son interdiction participe d’un vaste mouvement de désocialisation de la mort ?
Ce serait une erreur de l’interpréter ainsi. Il y a certes des déplacements dans la manière d’approcher et de gérer la mort et les morts, mais je ne souscris pas à la théorie, souvent entendue, du « déni de la mort ». On meurt différemment aujourd’hui que dans les années 1950 : plus souvent à l’hôpital et moins chez soi. Mais décéder à l’hôpital ne veut pas dire mourir seul. C’est une mort très socialisée. On meurt d’ailleurs souvent moins seul à l’hôpital que chez soi, parce qu’on est entouré de professionnels de la santé.
Cette présence de la mort humaine apparaît d’autant plus fortement si on la compare avec l’invisibilité de la mort animale. Catherine Remy a consacré une enquête ethnographique à la mise à mort des animaux, étude qui questionne bien cet enjeu de regards8 : on en parle peu, elle n’est quasiment jamais montrée et très peu de gens (à l’exception de ceux qui tuent) y ont accès. S’il existe un « déni de la mort » au début du XXIe siècle, ce n’est pas celui des humains mais des animaux.
- Edmund Monsiel, 1950’s
1 Éditions Fayard, 2011
2 Dans La manipulation mentale, sociologie des sectes en France (Fayard, 2009), Arnaud Esquerre montre comment le combat mené par l’État contre les sectes s’inscrit dans un ensemble de « dispositifs du pouvoir de l’État sur le psychisme ».
3 Alors dans une période de réforme du dogme catholique, l’Église lève l’interdiction de la crémation à la condition que celle-ci ne soit pas la manifestation d’une opposition à la résurrection des corps.
4 Lors des discussions préalables à l’adoption de la loi du 18 décembre 2008, des parlementaires s’improvisent bien piètres psychologues, dénonçant à coups d’anecdotes les méfaits de la proximité des urnes sur la santé mentale des proches de défunts.
5 Notamment suite à la très médiatisée profanation du cimetière juif de Carpentras en 1990.
6 La transsubstantiation désigne la transformation d’une substance en une autre. Dans la religion catholique, par exemple, ce terme désigne la transformation du pain et du vin en corps et sang du Christ lors de l’Eucharistie.
7 Our body, à corps ouvert est une exposition de corps morts « plastifiés », qui s’est tenue en France en 2008 et 2009. L’origine des cadavres faisant débat (ils pourraient s’agir d’anciens prisonniers politiques chinois), des associations ont saisi en 2009 le Tribunal de grande instance (TGI) de Paris pour atteinte aux droits fondamentaux de la personne humaine. Le TGI a interdit l’exposition au motif que des corps morts ne doivent pas faire l’objet d’une commercialisation, sans mention aucune pour la controverse portant sur leur origine.
8 Catherine Remy, La fin des bêtes, une ethnologie de la mise à mort des animaux, Economica, 2009.