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mercredi 18 septembre 2013

Le Cri du Gonze

posté à 17h19, par Lémi
5 commentaires

Une leçon d’agitprop par Public Image Limited

Devinette : que se passe-t-il quand on lâche Public Image Limited, groupe éminemment grinçant et cynique, au beau milieu d’une émission télévisée familiale américaine enregistrée en direct ? Vous dites ? Tout juste : ça part en quenouille. Dans la plus pure tradition John Lydon, ex Johnny Rotten, millésime 1980.

17 mars 1980. Voilà trois mois que ces ignobles eighties ont pris possession du siècle, et déjà l’esthétique s’en ressent. Le public venu assister à la prestation de Public Image Limited (PIL) semble tout droit sorti d’un clip de Donna Summer : les couleurs sont tape-à-l’œil, les sourires ultra-bright, les casquettes de sortie, les coiffures sophistiquées. Tropisme fluo. Facteur aggravant, le décor de l’émission télévisée falote accueillant le groupe, American Bandstand (sur la très familiale chaîne ABC), est d’une laideur grandiose, plus kitsch dégoulinant tes yeux se font hara-kiri. En somme, le parfait environnement pour accueillir un groupe grinçant, cynique et froid – d’aucuns diraient glacial.

En 1980, Public Image Limited, groupe formé par l’ex Sex Pistols John Lydon, a déjà deux albums à son actif : First Issue (1978) et Metal Box (1979). L’un comme l’autre sont des pavés ciselés balancés dans la mare du rock & roll (au sens large) et du business afférent : une musique rude d’écoute aux sonorités acérées et aux basses baignant dans le dub, délaissant les mélodies et les effets d’affect, guidée par la voix stridente d’un Lydon tout en aigreur magnifique. Pas vraiment le genre de groupe que tu invites pour animer le remariage de ta tante Edwidge dans une salle des fêtes du Cantal. Pas non plus le parfait candidat à une émission télévisée de grande écoute. Qui diffuserait une telle musique entre deux rasades de pub ? Et pourtant.

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Quand retentissent les premiers accords de « Poptones », John Lydon reste assis, comme fatigué. Engoncé dans son absurde smoking blanc de maître chtarbé des cérémonies, il scrute le public les yeux vide, en attente. Si ses comparses Keith Levene (guitare, ex-Clash), Jah Wobble (Basse) et Martin Atkins (batterie) resteront statiques (ou peu s’en faut) pendant toute la non-performance, l’agitateur en chef déplie vite son étrange carcasse voûtée. Regard pétillant, rictus en embuscade, il arpente la scène en sautillant nerveusement, puis file se mêler aux spectateurs et les rudoyer gentiment. L’objectif de ce bain de foule est vite évident : rameuter tout le monde au premier plan, aux côtés du groupe. Lydon y va franco, propulsant gaillardement lesdits spectateurs vers la scène, ne s’embarrassant pas de politesses : t’es pas motivée ? Vlan, t’as pas le choix.

Tout au long des deux morceaux « joués » ce soir-là, Lydon a une utilisation pour le moins sporadique du micro, affichant ostensiblement que tout cela n’est que playback : ses paroles résonnent dans la salle comme par magie sans qu’il n’ait besoin de les formuler. Arnaque évincée. Le présentateur Dick Clarke, complètement largué, n’y peut rien : le ver PIL est dans la papaye télévisuelle.
C’est sur le deuxième morceau qu’ils « interprètent » ce soir-là, « Careering » (ci-dessous), que la mayonnaise du détournement prend véritablement : la musique est plus dansante, un beat l’habite, et les spectateurs semblent moins gênés, se lâchent comme s’ils n’avaient plus conscience des caméras. Déclic : la banale prestation bien huilée se fait rave impromptue, spectacle chorégraphique improvisé orchestré par un lutin grinçant. Un sabotage dans les règles de l’art, non dénué d’une certaine poésie apocalyptique : Malibu sous mescaline, ce genre. On est loin de Daniel Schneidermann s’enthousiasmant récemment que Stromae ait osé – quelle audace – délaisser la scène de quelques pas pour chanter au milieu des invités compassés d’un talk-show lénifiant.

Un regard cynique sur l’attitude du groupe pourrait laisser penser au scandale soigneusement calculé, calibré pour faire jaser dans les chaumières. On a vu plus retors. Sauf que non. Le bordel déclenché par PIL ce soir-là s’inscrit dans une démarche pensée et cohérente. Si Public Image Limited était en quelque sorte l’enfant des Sex Pistols1, il en était également l’antithèse. Il n’était plus question d’accepter sans réflexion la starification, d’offrir une musique binaire sous des atours provocateurs, le tout sous la houlette d’un grand manitou sans scrupules (Malcolm McLaren). Ras la crête du Great Rock & Roll Swindle2 et de ses pitreries attendues. « On ne veut plus rien avoir à faire avec le rock & roll, grincera Lydon à cette époque. Il est mort. Il est là depuis trop longtemps. » Et d’ajouter : « Il ne devrait pas y avoir de différence entre les gens qui sont sur scène et les gens qui sont dans le public. Alors on tente de casser ces barrières. »

PIL n’est pas le premier groupe à avoir remis en cause cette « barrière », à s’insurger contre la hiérarchie verticale induite par les dispositifs de la scène. Ils furent nombreux dans les années 1970 à s’y frotter3. Ce n’est pas non plus le seul à avoir saboté délibérément une émission en affichant le playback aux yeux de tous (cf. cette belle prestation de Nirvana à Top of the pops). Mais l’effort était méritoire. Et John Lydon parfait en briseur de dispositifs névropathe.

L’histoire de Public Image Limited est jalonnée d’épisodes de ce type, de tentatives de dérèglement du cours tranquille du Spectacle. Comme il se doit, ces ruades furent vite récupérées. Ainsi de leur grand tube, « This is not a love song », écrit pour vanner leur maison de disque les sommant de composer une chanson d’amour mais cartonnant dans les charts comme rarement morceau aussi étrange ne le fit. Le clip (ci-dessous) vaut son pesant de cacahouètes, tant il baigne dans le cynisme comme un Vosgien dans l’alcool.

Le phénomène de récupération presque instantanée était également palpable avec les Sex Pistols auparavant : c’est leur comportement grossier et j’men foutiste lors d’une émission télévisée vieux jeu qui provoqua le premier épisode de folie médiatique (The FILTH and the FURY !4), les transformant insidieusement en objet de culte vite avalé par la machine. Retour de bâton : qui sème le chaos récolte les flash-infos.

PIL n’échappa pas à cette récupération du chaos : la non-prestation Bandstand est sans doute l’épisode le plus connu de la longue carrière du groupe, convoqué fréquemment dans les best-of télévisés outre-atlantique. Jusqu’à Dick Clark, le présentateur aux manettes ce soir de mars 1980, qui s’émerveille rétrospectivement de ce grand moment de télé. Dire « merde » en direct sur TF1, c’est d’abord être sur TF1. Medium is message, dirait l’autre. Bref.

Longtemps sur la ligne de crête entre spectacle et contestation, Public Image Limited a sans conteste lâché le morceau aujourd’hui. Le grand John Lydon, désormais bouffi et zen (en comparaison), se commet dans des émissions de télé-réalité et des talk-show où il fait office de bouffon mal élevé, tandis que le groupe (qui s’est reformé en 2012 après une longue pause) écume les grands festivals de type Glastonbury : au temps pour la remise en cause de la « barrière » public/artistes... Et pourtant, leur dernier album, This is Pil (2012), reste habité d’une splendide morgue, qui crépite par moments comme une décharge de pure bile. « Lollipop Opera », bizarrerie aux accents drum’n’bass, constituerait une excellente bande-son pour un film de zombies décalqué où les morts-vivants se reconvertiraient en DJ nécrosés après avoir ingéré des quantités industrielles d’ectasy. Et quand Lydon lâche «  If these are your leaders, they’re not good enough for you » au beau milieu du très beau « Human », son passé d’insupportable trublion aux yeux fous et à la morgue furieusement balistique ne semble pas si loin. L’espace d’un instant, fugace, vite passé, on lui pardonnerait presque sa prestation dans une hideuse publicité pour le beurre Countryside. O tempora, o mores...

PIL, « Human », 2012, album This is Pil
PIL, « Lollipop Opera », 2012, album This is Pil
Pil, « Public Image », 1978, album First Issue


1 PIL est né en 1978, l’année même de la dissolution des Sex Pistols, explosés en vol lors de leur première tournée américaine. Trop de drogues, trop de scandales, trop de pression. En guise d’épitaphe, cette déclaration de Johnny Rotten/John Lydon lors du dernier concert à San Francisco : «  Z’avez jamais eu l’impression de vous faire arnaquer ? » (« Ever get the feeling you’ve been cheated ? » Puis il s’envola pour la Jamaïque fomenter son come-back musical.)

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3 Et, quoi qu’on en dise, le courant punk reste l’un de ceux à avoir le plus œuvré en ce sens.

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COMMENTAIRES

 


  • vendredi 20 septembre 2013 à 10h46, par jojo

    Partager la scène, ça s’est déjà fait dans les sixties avec plus de joie et moins de cynisme à trois balles. Les punks furent une marchandise, puis un état d’esprit et enfin une forme de vie qui bloquent le plaisir et l’envie de transformer le monde, non ?



  • vendredi 20 septembre 2013 à 15h19, par Manu

    Un partage de scéne que j’adore durant ce fameux concert de John Lenon et Yoko avec toute leur tribu ! On voit les roadies se dépêcher de mettre les instruments à l’abri !!!! Je crois que plus personne ne pourrait faire ca de nos jours...
    http://m.youtube.com/watch?v=j1dZmV...



  • vendredi 20 septembre 2013 à 20h14, par fandeJL

    Merci pour ces prestations de PIL du début. JL ne s’est jamais renié : il a refusé de passer de la contestation du spectacle au spectacle de la contestation. Son concert à Glastonbury c’est le retour d’un groupe qui a augmenté ses exigences techniques (sorte de rock expressionniste) et de JL qui a beaucoup travaillé sa voix : leur subversion vient de là maintenant, ce qui n’est déjà pas si mal.



  • mercredi 2 octobre 2013 à 16h51, par ZeroS

    Je ne vois pas la différence entre les Pistols coachés par l’infâme McLaren et un boys band quelconque.

    La différence, certes, c’est la dégaine et l’attitude.

    Mais, regardez-y de plus près, Filip des 2Be3 a lui aussi fini par y laisser la paillasse avec presqu’autant de classe que Sid Vicious.

    Et puis dans les deux cas, la production nous vend un produit comme un autre, de la junk food, bien grasse, avec réhausseur de goût et anti-vomitif.

    • jeudi 3 octobre 2013 à 23h49, par fandeJL

      Perso, comme c’est étrange, je ne vois aucune différence entre un boys band quelconque et n’importe quel groupe ou musicien de la scène Française (et pas seulement) qui se produit en ce moment (et même avant). Particulièrement parmi celles et ceux qui se présentent comme « engagés » : c’est l’ennui, la sublimation décevante de la tension sociale et le respect confit de tout ce qui existe dans la lumière du spectacle avec l’ambition cachée d’y apparaitre un jour.
      « De quoi dégueuler, vraiment » comme disait Léo Ferré.

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