vendredi 7 février 2014
Littérature
posté à 21h43, par
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Je sais bien que « La Zone du dehors » et « La Horde du contrevent » ont été publiés il y a un bail. Et que je ne découvre rien que ses nombreux lecteurs ne sachent déjà depuis un bail. Il n’empêche : je n’avais jamais lu les deux premiers romans d’Alain Damasio. Une pure hérésie.
« Lâchez vos putains de mains l’une contre l’autre, cognez dedans, ouais, plus fort que vous ne l’avez jamais fait ! Vous savez pas qui je suis, personne sait ! Nous, on n’a pas de machines, on pue la merde, on a que nos boyaux et nos os à racler, vous savez rien, mais rien, RIEN ! » (Golgoth, in La Horde du contrevent, 2004)
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Ceci est un billet qui a pris son temps. Avant de se dérouler de bric et de broc, il s’est d’abord replié, contorsionné à outrance, lové dans les espaces intermédiaires de synapses agités – ces neurones indécis qui guident la réflexion. Il est fruit d’une lecture ébahie et admirative, suivie d’une impérative mise au repos. Camisole en force.
Une première lecture a amorcé l’ébullition – La Horde du contrevent, son deuxième roman (2004, éditions La Volte1), avalé d’une traite comme on liquide un fond de rhum un soir de débauche à la Barbade. La Zone du dehors (1997, La Volte2), récit dynamite aux intuitions politiques acérées, ingéré à la suite, du même mouvement fiévreux, a achevé le travail, foutu un souk pas possible en décochant ses missiles solaires sur mon fort intérieur. Boum. Un homme à terre. Rincé. Éparpillé aux quatre contrevents,
Ils sont rares, ces écrivains qui forcent à l’apoplexie admirative. Suscitent le besoin de se taire. De digérer. De laisser pousser, pour voir où ça mène. Mauvaise graine ? Bonne pioche ? Cul-de-sac ? On s’en fout : ça chemine.
Alain Damasio est un intra-terrestre. Un pur anarchronisme. Sa littérature n’est pas de ce temps. Sa vision du monde et de l’engagement non plus. Il transpire le refus. D’un bloc. Sans posture ou mise en scène. Juste : il est dehors. À l’heure de la micro-pensée Twitter, du camp d’abêtissement Facebook et de l’écran omnipotent comme miroir de nos vides, lui s’offre un luxe qu’on croyait relégué à des calendes qui de n’être pas grecques n’en sont pas moins lointaines : prendre le temps. Et donc : de la hauteur. D’avoir tant affiné son travail, d’avoir tellement bataillé pour livrer naissance à ses livres3, il surplombe.
Trois ans pour son premier roman (un an de recherche, deux d’écriture). Au moins autant pour le second. La fautive ? Une plume à l’ambition démesurée4. « Il écrit peu, par exigence » – c’est inscrit en quatrième de ses livres. Chez quelqu’un d’autre, l’assertion sonnerait pompeux. Chez lui, c’est juste évident. Il suffit de le lire pour comprendre. Comprendre que son écriture, toute virtuose qu’elle soit, n’arbore pas des habits d’esbroufe. Que ce n’est pas une mécanique qu’il déroule, mais un être vivant (les mots sont la peau, le rythme les os, les idées les membres, les personnages les nerfs, puis les rôles tournent). Qu’il refuse d’apprivoiser. Ne jamais laisser reposer, toujours surprendre, se surprendre. Aux chiottes, la ligne claire.
Il ne s’agit pas de dresser un trône. De tresser des lauriers que d’autres ont déjà tricoté. Nope. Le pouce vers le haut ou le bas, l’enthousiasme ou le rejet pur, trop souvent c’est stérile. Tout sauf créateur. Et à des lieues de son approche. Alain Damasio, c’est là sa première caractéristique, celle qui – paradoxe – suscite plus que tout l’admiration, irradie à chaque ligne une pure volonté d’échafauder (des projets, des rejets, des pistes d’envol, des révolutions ou des volutions, qu’importe), d’ouvrir les possibles. Où plutôt : de déconstruire pour mieux construire. D’empoigner l’esprit du temps pour en faire des confettis, puis d’enserrer ces confettis en une magnifique bombe incendiaire et de la larguer sur les pesants, les mous, les casse-vie. Il suffit de le vouloir, d’y insuffler assez de « vif » pour contrer l’abrutissant confort5. Comme le hurle Capt dans La Zone du dehors : « Personne n’est aliéné, ce n’est pas vrai. Il n’y a pas d’aliénation ! Ce n’est pas le critère qui décide de la valeur des vies qu’on mène. Le vrai critère, c’est la vitalité. C’est être capable de bondir, de s’arracher sans cesse à soi-même pour créer, s’accroître, devenir autre, et autre qu’autre, sans cesse. Sentir le neuf. ’’Qui ne sent pas la bombe cuite et le vertige comprimé n’est pas digne d’être vivant’’, a dit Artaud. Je voudrais bâtir un monde qui sente la bombe crue et le vertige de vivre. »
- Peinture de Robert Dudley représentant des adeptes de la volte, danse préfigurant la valse, très populaire dans toute l’Europe au 16e siècle
1. Bombe cuite
« Oubliez le FN et leurs conneries, mais oubliez-les bordel de merde ! Et regardez devant, ce qui nous arrive : les sociaux démocrates... Souriez, vous êtes gérés ! Il ne s’agit plus d’aboyer maintenant, mais bien d’entrer, avec votre salaire minimum de croissance, dans l’atermoiement illimité des sociétés sécurisées. » (Alain Damasio, postface à la première édition de La Zone du dehors)
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Avec La Zone du dehors, son premier pavé, Damasio imaginait un monde où le totalitarisme a mué. Ce n’est plus celui de 1984, de la contrainte affichée et mise en scène ; il habite désormais une société où la privation de liberté, plus insidieuse, se pare des habits de la normalité, de l’acceptation par omission de réflexion. Le Père Fouettard (Big Brother) s’efface derrière le Père Gestionnaire (Big Data ?), ce dernier s’armant de la technologie pour chaque jour accroître son emprise molle et gluante. Magie de la domination, ce totalitarisme-là n’a plus besoin de la dictature, s’habille parfaitement des oripeaux de la social-démocratie – costard bien coupé, ni trop flashy ni trop miteux. Résumé en une phrase : « Une aliénation optimum sous les apparences d’une liberté totale. »
Le récit prend place en 2084 (happy centenaire !), sur Cerclon, colonie d’habitation de quelques millions de pékins située sur un gigantesque astéroïde. La Terre s’étant grignotée d’elle-même en une Quatrième Guerre mondiale dantesque, ne laissant que l’Afrique plus ou moins intacte, Cerclon fait office de privilégiée, d’enclave pacifiée où il fait bon vivre. L’existence, ouatée, y est régie par le clastre, le système hiérarchique et social complexe qui rythme la vie quotidienne, nomme les gens, les fiche, recense jusqu’à leur moindre grain de beauté, les trie, les répartit, leur autorise ou dénie le droit d’entrer quelques part selon leur rang. Partout, des drones, des caméras, des puces, des capteurs, des boîtes enregistreuses. Sous le regard du pouvoir, il n’y a même plus besoin de flic, ou si peu, seule reste l’obéissance, la norme, la trace qu’il faut suivre en remerciant le guide – Souriez, vous êtes gérés.
La Zone du dehors est le récit de l’insurrection de quelques-uns (le philosophe-stratège Capt, le peintre Kamio, l’homme d’action Slift, etc.), réunis dans La Volte, contre la dépossession qu’une telle société leur impose. Leur carburant ? Capt en donne la composition : « Une société de contrôle, de flicage de tous par tous, aussi splendidement démocratique serait-elle, je la vomis. Et je la vomis pour des valeurs qui sont autrement vitales que ce triomphe à la régulière du conformisme, de la docilité et de la peur, que vous cautionnez parce qu’issu d’une majorité. Je la vomis pour la liberté. Pour que la vie siffle dans nos viscères, comme un ruisseau ardent. Je la vomis pour un espoir : que l’homme vaut mieux que ce qu’il est aujourd’hui. Mieux qu’une chair filandreuse que la moindre peur déchire ; mieux qu’un cerveau à câble, qui fait du 0/1, où ne pousse aucune friche ; mieux qu’un cœur argileux, gorgé comme une éponge des larmes que personne ne sait plus pleurer. […] Ce qu’il faut faire ? D’abord arrêter de se lamenter et descendre de la croix ! Enlever les clous dans les mains ! Tous les pouvoirs ont intérêt à nous communiquer des sentiments tristes, des sensations pauvres. A nous de leur opposer un peu de subversion et de joie de vivre ! »
Avec La Zone du dehors, Damasio ne se contentait pas de renouveler nos traducteurs politiques, bloqués sur Orwell ou Koestler, irrémédiablement dépassés. Il posait également la question de la légitimité de l’action violente dirigée contre un ordre social accepté par l’immense majorité. De quel droit ? Dans quelle direction ? Sous quelle forme ? Les insurgés de La Volte n’échappent pas à ces questionnements, catalogués « terroristes » par un pouvoir qui gouverne autant par les médias que par le quadrillage social et technologique. Et ce n’est qu’en dépassant les anciens cadres de la lutte, en renouvelant ce qui leur tenait lieu de méthodes d’action - « On se volte, on trouve le mouvement, l’esquive, le bond, qui vont nous permettre de trouver autre chose6 » – qu’ils parviennent à dépasser ces problématiques, à inviter le dehors dans le dedans. Ou plutôt : à expulser le dedans du dehors. Par petites touches, d’abord, puis à grandes eaux, coudes serrés : « L’écart, la différence de comportements, le désaccord, pour peu qu’on les fasse tenir ensemble par l’estime qu’un être libre a naturellement pour un être libre, dressent le sang et mettent la vie au cœur du système. »
- Autre représentation de danseurs de volte - peintre inconnu
2. Bombe crue
« Ni le saut du cabri ni le lever du soleil ne sont des performances. Une vie humaine n’est pas non plus une performance, mais quelque chose qui grandit et cherche à atteindre la perfection. Et ce qui est parfait n’accomplit pas de performance : ce qui est parfait œuvre en état de repos. » (Stig Dagerman, « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier », 1952)
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Chez Damasio, les personnages positifs en prennent forcément pour leur grade. « Héros » ou sous-fifres, personnages principaux ou secondaires, ils morflent. Sévère. Dans leurs corps, qui accumulent blessures et cicatrices. Mais aussi – et surtout – dans leurs têtes. Hécatombe bicéphale. Au vrai, ils souffrent avant tout de vouloir être libres, de tenter d’échapper à ce qui les plaque au sol, leur interdit la progression. Que l’obstacle soit physique (une frontière, un vent contraire) ou politique (un gouvernement, une structure médiatico-sociale), il ne disparaît jamais vraiment, impose de s’adapter, de se réinventer, d’être toujours en équilibre. Un travail d’artiste, de funambule, qui forcément va à contre-courant. Et, par là même, suscite un regain d’adversité. Cercle vie-cieux.
Son second roman, La Horde du contrevent, mettait en équation cette idée de construction dans l’adversité en la ramenant à son essence la plus nue, la plus désincarnée. Les vingt-trois personnages composant la « horde » parcourent un monde aux contours mal-définis, une contrée intemporelle hérissée d’incessants vents violents – sirocco et ses frères boybuildés. Ce sont des nomades d’élite, formés depuis l’enfance dans un seul but : atteindre l’Extrême-Amont, ce bout du monde que personne encore n’a cartographié. Aéromaîtres, braconniers du ciel, troubadours ou simples « crocs », ils connaissent tout du vent, de ses pièges, des meilleures manières de le « contrer » pour toujours avancer. Leur obsession ? « Ce rêve têtu, de la plus haute crétinerie, cette chimère d’atteindre un beau jour le bout de la Terre, tout là-haut, l’Extrême-Amont, à boire le vent à sa source. »
La quête de la horde est d’abord philosophique, existentielle. En ce sens, elle ne peut être que totale, n’admettant ni facilité ni béquille technologique. C’est tout ou rien, rugit Golgoth : « Le corps seul doit contrer. Sur les mains, sur les pieds, en rampant, en nageant, peu importe. Mais le corps seul. » Leur cheminement est d’autant plus créateur qu’il ne transige pas, ne saute pas les étapes ou les dangers, s’attarde au ras du sol, là où frappent les « neufs formes du vent ». Rétrograde ? Sans doute. Mais leur lente pérégrination au contact de la rocaille et des tornades n’est pas une perte de temps : c’est en ralentissant qu’ils apprennent, se démarquent, se créent eux-mêmes. À rebours des conceptions d’autres explorateurs, agrippés à leurs drôle de machines volantes : « Ce qui comptait désormais semblait être le combien, pas le comment, déplore ainsi un membre de la horde. Combien : la vitesse atteinte, la distance parcourue, les records de trajet. Et pas comment : le courage physique, la finesse de contre, l’invention d’une Trace. »
C’est ici que l’univers onirique foisonnant de La Horde du contrevent rejoint le monde beaucoup plus terre-à-terre (au sens de réaliste) dépeint dans La Zone du dehors. Qu’il calque notre quotidien en le projetant dans le futur ou s’attelle à la création ex nihilo, Damasio semble obsédé par cette idée d’inventer une trace, de tordre ces rails qu’on nous déroule comme des évidences. « L’espèce humaine, en pays riche, est en passe de devenir invertébrée », écrivait-il dans la postface à la première édition de La Zone du dehors. À sa manière, il tente d’y remédier. Semeur de vertèbres, une belle vocation.
À suivre
- Voltés
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En 2009, Alain Damasio a accordé un entretien à Margot K., mis en ligne sur Article11 - « Change, plutôt que tes désirs, l’ordre du monde ». Il est toujours consultable ICI (et chaudement recommandé).
1 Les deux ouvrages traités dans ce billets sont également disponibles en poche, chez Folio.
3 Thème développé dans un deuxième billet, qui sera bientôt mis en ligne sur le site.
4 « Plus votre univers est original, neuf et inouï, moins il est familier, plus vous aurez besoin d’un ancrage synesthésique puissant pour qu’il puisse exister et tenir debout, et donc plus il faut y amener les sens, explique-t-il dans un entretien accordé à Ragemag. Sinon, ça reste de la spéculation cérébrale qui ne s’adresse et ne mobilise que le cerveau rationnel comme c’est trop souvent le cas encore en SF. Or pour obtenir cet ancrage sensuel, pour que littéralement, votre idée prenne corps, prenne vie, il n’y a qu’une possibilité : le style ! La mobilisation la plus complète possible des ressources du rythme, de la syntaxe, des couleurs sonores, de l’évocation physique, tactile, olfactive, proprioceptive. »
5 Dans un récent entretien accordé aux Inrocks, Mister Damasio lâchait ceci : « Cette recherche de confort je l’associe dans La Horde du Contrevent ou La Zone du dehors au concept de dévitalisation. Tout d’un coup, on n’a plus assez la niaque, plus assez le courage pour aller vivre dans des poches de liberté. »
6 Citation issue d’un entretien dégotté sur Youtube et sur lequel je n’arrive plus à remettre la main, mille excuses.