Chroniques d’un éducateur de rue dans un quartier populaire de la banlieue parisienne. Aujourd’hui, l’on se rend compte avec Najib, fraîchement sorti d’un an de prison et de quinze jours de mitard, que la plus tenace des détentions ne se trouve pas forcément entre les quatre murs sécurisants d’une cellule de maison d’arrêt, mais qu’elle peut être bien pire dehors…
Une sortie de taule, sous la pluie fine d’un matin de décembre, relever le col de la veste, et surtout, ne pas se retourner.
Deux heures plus tôt, je retrouve Anouar devant l’abri familles. Les autres potes ne sont pas encore là, je regarde mon portable pour ne pas rater l’heure de la levée d’écrou. Toujours à la bourre ces cons-là, et même pour les grandes occasions. La famille n’est pas là non plus. Je trépigne et finis par dire à Anouar que je vais rentrer aller le chercher.
« Ah ouais, tu peux rentrer comme ça ? »
Ce que je.
Deux heures plus tard, donc. Le temps de parlementer une dernière fois avec les matons, de poireauter une fois de plus dans les méandres de l’Administration Pénitentiaire, de voir une dernière fois le pic de surveillance avec les caméras des miradors et les fusils à lunette prêts à l’emploi.
Les tracts syndicaux, aussi. Qui dénoncent. Les rares qui se réclament encore du service public et d’un « traitement humain des détenus ». Et les autres, qui appellent ouvertement les surveillants à la vengeance contre les « hordes de barbares trop bien connus qui font la loi au sein de la Maison d’Arrêt » et à venir au procès d’un collègue massacré à coup de barre de bois autour de laquelle un drap enflammé avait été attaché. Trois jours d’Interruption Temporaire de Travail. Vise la gueule du massacre.
Au loin, Najib récupère sa fouille, me sourit, vanne le dernier maton qui se trouve sur son passage, lui demande s’il a passé un bon Noël de permanence et lui souhaite un réveillon, comme lui, hors de la taule.
La lourde s’ouvre. Je fais semblant de fouiller dans mes poches, le laisser profiter de ce moment, tout seul devant, à retrouver les potes et la famille que j’ai cru apercevoir derrière la vitre sans tain.
Il sort. Souffle un grand coup, ajuste la casquette, relève le col de la veste, ne se retourne pas. Surtout pas.
Je souris tendrement.
La pluie a ce joli mérite de maquiller les pleurs de la mère. Le père va chercher la thermos de café dans le coffre de la voiture, la petite sœur de 10 ans s’agrippe à la jambe du frangin, le grand frère se tient un peu en retrait, moins loin que les trois potes qui me font un clin d’œil entendu de remerciement et s’avancent pour serrer sobrement la main de Najib, repartent vingt mètres plus loin pour ne pas déranger.
J’entretiens la maman un peu à l’écart. Lui redis encore une fois que le plus dur commence maintenant, l’obligation de trouver un travail ou une formation, les dommages et intérêts à rembourser à la victime, et surtout, surtout, l’interdiction de territoire sur toute la ville.
Sinon, les quatorze mois de sursis sautent.
Mise à l’épreuve, au sens propre, suivie par le Juge d’Application des Peines et un éducateur du Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation.
Plus de trois mois qu‘on bosse autour de cette foutue interdiction de territoire. Pas de famille ni d’amis chez lesquels Najib pourrait crécher. Les hébergements d’urgence sont à appeler du matin pour le soir, les places en foyer de longue durée sont bloquées six mois à l’avance ; le rêve pour préparer une réinsertion sereine.
A peine le temps de saluer tout le monde, donc, qu’on a rendez-vous à midi dans Paris pour un foyer. La maman donne le sac d’affaires propres, le papa quelques billets. Même pas le temps de profiter, même pas un peu, et ne même pas pouvoir repasser par sa maison, interdiction de territoire oblige. Quatorze mois de sursis. Pouce levé vers les potes, baisers à la smala.
Il met RFM sur l’autoradio, la même station qu’il écoutait en cellule quand son codétenu était en promenade ou dormait. Je ne pose pas de questions, le laisse un peu tranquille avant le parcours du combattant qui nous attend. Passage Porte Maillot, Arc de Triomphe au loin.
« On passe par les Champs ? »
Oui bonhomme.
Le rond-point de l’Etoile est toujours aussi bordélique, et sous la pluie en plus. Mais il sourit. Il sourit fortement, regrette l’été et les jupes des filles. Et il rit.
Je lui enjoins d’ouvrir mon sac.
« - Ben non, Ubi, ça se fait pas…
- Ouvre, j’te dis…
- T’es sûr ?
- …
- Oh du champ’ !
- …
- C’est pour quoi ?
- A ton avis ?
- Hé hé… Mais non, pas tout de suite, je revois ma mère après et… Et puis c’est maintenant que la vraie galère commence… »
Le rencard est aussi miteux que les locaux de l’assoce qui nous reçoit. « Traitement humain »… Y a des fois où les matons sont plus réalistes que certains travailleurs sociaux. On va se boire un double express au café du coin pour ruminer ça. Il pleut toujours.
« - T’inquiète, Najib, c’était possible, sinon probable.
- Ouais, mais je vais dormir où, moi ?
- On t’a réservé une semaine d’hôtel, si ça te dit…
- C’est vrai ?
- Notre assoce paie les trois-quarts, il te reste cinquante euros à régaler, ça te va ? »
Une heure de bagnole plus tard, on arrive à l’hôtel. En accord avec les collègues et le directeur, on l’a volontairement choisi pas trop loin de mon chez moi, présumant que le gaillard aurait sacrément besoin de soutien et que je puisse aller le chercher et l’accompagner pour les rendez-vous qui nous attendent. Assedic, foyers, Mission Locale, banque, Juge ; welcome back in town.
Coup de fil de la maman sur mon portable.
« - Ah, Ubi, alors c’est bon, vous êtes à l’hôtel ?
- Oui, oui, Farida, ne t’inquiète pas, tout va bien, là je lui fais visiter le quartier, tout va bien se passer…
- Inch’ Allah, Ubi… Merci pour tout…
- C’est normal, Farida, c’est notre travail…
- Merci Ubi… Et au fait, il est à côté de toi Najib ?
- Oui, pourquoi ?
- Dis-lui d’aller chez le coiffeur, parce que là, ça fait vraiment pas sérieux ! »
Fin du tour de quartier par le café du coin. En terrasse, malgré la pluie. Je dis à Najib qu’on va se quitter, pour aujourd’hui. Demain on se retrouve tôt pour ces putains de démarches que j’énumère.
« - Tu sais Ubi, au fond, la prison, c’est confortable. Tu te réveilles toujours à la même heure, on te dit ce que tu dois faire, t’as pas trop de responsabilités à avoir… Tu te rends compte de ce qu’on a fait aujourd’hui et de ce qui nous attend ?
- De ce qui t’attend…
- Ouais, t’as raison.
- …
- Mais tu seras là, hein ? »