lundi 18 avril 2011
Inactualités
posté à 21h49, par
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« Toute la question, quant au sens des mots, c’est de savoir qui commande » explique Humpty-Dumpty dans Alice au pays des merveilles. À juste titre : non seulement les mots ne sont pas neutres, mais ils disent aussi qui tient les rênes. L’ami Serge revient ici sur le vocabulaire sécuritaire et la façon dont le pouvoir en fait usage - un deuxième volet sera mis en ligne d’ici peu.
Le texte qui suit a été écrit à partir des notes de travail d’une conférence que j’ai donnée le 5 avril à l’Université de lettres et sciences sociales de Chambéry, à l’invitation de mon amie Dominique Lagorgette, éminente linguiste (spécialiste de l’insulte) non moins qu’animatrice, avec d’autres, de l’excellente feuille Chambé en luttes. Il s’appuie sur un travail de réflexion et de documentation dont mon ouvrage La politique de la peur1 est aussi une illustration.
Le sécuritaire (soit l’antiterrorisme, l’activisme législatif en quête perpétuelle de nouveaux ennemis, le développement des techniques de contrôle) et l’humanitaire (soit l’État social, le travail caritatif sans frontières, le care) sont les deux visages de la biopolitique par laquelle les classes dominantes de l’empire s’emploient à maintenir leur domination. Avec pour principale fonction l’exercice du pouvoir par la gestion des émotions publiques, le vocabulaire sécuritaire varie suivant ses locuteurs, qui sont : les politiques, les médiatiques, les professionnels de l’ordre (policiers et magistrats), les « experts ». Il est évident que les mêmes mots peuvent circuler entre ces différentes catégories puisqu’elles sont dans des rapports tout à la fois de concurrence, parfois, et de légitimation mutuelle, presque toujours.
Le discours sécuritaire des politiques s’inscrit dans un usage du langage qu’on peut résumer en analysant deux mots de leur idiome : « pédagogie » et « communication ». Il est assez étonnant d’entendre les dirigeants de tout bord répéter, sans que jamais personne ne les reprenne, le premier de ces vocables. « Nous avons manqué de pédagogie » répétaient-ils dans tous les partis après l’échec du référendum sur le Traité européen. Le mot révèle pourtant dans quelle arrogante posture de surplomb ils se placent vis-à-vis des électeurs, traités en enfants.
Et qu’il ne s’agisse pas d’une pédagogie à la Jacotot, où le pédagogue se mettrait dans la position du « maître ignorant »2, il suffit pour s’en convaincre de constater quel sens ils donnent au vocable « communication ». À savoir le sens inventé par les publicitaires : émission univoque d’un signal, par un coup de force qui est pure inversion du sens initial . Pour le politique, « communiquer », c’est parler à un journaliste. Bref, faire sa pub, faire de la « com’ ». Faut-il rappeler ici, que le beau terme « communiquer » impliquait à l’origine - et implique aujourd’hui encore, entre les humains qui ne sont ni politiciens ni pubards - un échange entre deux parties égales ?
Dans le discours sécuritaire, le politique avance donc à grands coups de forces sémantiques. Il en est ainsi du mot « terrorisme ». On peut rappeler que les résistants étaient appelés terroristes par les nazis, que trois Nobel de la paix - israélien, palestinien et sud-africain - l’ont été aussi, en leur temps, par leurs adversaires. Ce qui est ramassé dans une formule de Julien Coupat lors d’une célèbre interview au Monde (25/05/09) : « Est souverain, en ce monde, qui désigne le terroriste. » L’usage du mot « terroriste » nous renseigne moins sur la nature exacte des activités de la personne ainsi désignée que sur la question, comme dirait humpty-dumpty, de « qui commande »3. Le mot « terrorisme » appartient au registre des armes de déligitimation massive, comme « antisémite », employé pour criminaliser les opposants à la politique d’Israël, ou « pédophile », utilisé à tort et à travers pour désigner soit un violeur de jeunes filles (affaire Dutroux) soit des victimes de la justice (affaire d’Outreau). Ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas de vrais antisémites comme Faurisson et autres Renaud Camus, ou de vrais violeurs d’enfants. Ce qui ne signifie pas non plus qu’il n’y ait pas des effets de terreur, de terrorisation obtenus par des bombes dans le métro comme en France en 1986 et 1995 ou, pour remonter plus loin, en Italie, avec les attentats de la piazza Fontana et de la gare de Bologne. On remarquera juste que derrière ces campagnes de terreur-là, il y a eu, à chaque fois, un État. Ce qui signifie que l’on doit se battre aussi sur le sens des mots, et que, contrairement à ce que soutiennent des militants affligés de radicalite, cette maladie infantile de l’anticapitalisme, c’est une bataille politique de démontrer que la pose de ferrailles sur des caténaires n’est pas du terrorisme.
On le doit d’autant plus que, comme je le montre dans mon bouquin, il y a eu, après le 11 septembre, un courant sécuritaire qui s’est traduit par un certain nombre de régressions ; je ne dirais pas seulement du droit, mais d’acquis de civilisation. Pour en citer deux : l’égalité de tous devant la loi, et le droit des enfants.
S’agissant de l’égalité de tous, nous sommes entrés dans une ère où, désormais, plus l’accusation qui pèse sur vous est grave, moins vous aurez de moyens de vous défendre : en France, l’imputation de terrorisme entraine une garde à vue prolongée à six jours, un accès moins rapide aux avocats, etc., en Angleterre, une loi qui n’a été que récemment amendée prévoit la détention administrative indéfini, aux États-Unis, c’est Guantanamo. Se battre sur la question de la définition du mot « terrorisme » est donc une bataille politique.
1 Seuil, coll. Non Conforme, février 2011.
2 Jacque Rancière, Le Maître ignorant : Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Fayard 1987 - 10/18 Poche, 2004.
3 « Toute la question, quant au sens des mots, c’est de savoir qui commande » dit Humpty-Dumpty à Alice dans Alice au pays des merveilles.