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mardi 23 juin 2009

La France-des-Cavernes

posté à 10h05, par Ubifaciunt
8 commentaires

La Grande Vadrouille (vol. I)
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Chroniques d’un éducateur de rue dans un quartier populaire de la banlieue parisienne. Aujourd’hui, on retrouve Najib, sous contrôle judiciaire et qui risque de voir levé son sursis avec mise à l’épreuve. Trois mois après sa comparution, toujours rien de concret, si ce n’est un rendez-vous avec la juge d’application des peines. Autant dire qu’il peut retourner quatorze mois en taule…

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Ça commence par ma chérie, la veille, qui me dit quelle cravate mettre avec ma chemise bleue pour aller voir la juge.

Moi, j’aurais choisi la blanche et rose, pas spectaculaire mais un peu jeune cool, un peu éduc, un peu beau gosse.

Mais non, la noire.

Avec le bleu roy de la liquette.

Plus sobre, ça ira bien mieux.

Ça sent la nuit où tu te couches à deux heures du mat’ alors que tu te lèves à sept, pas tant de pression que d’impatience, un moment important qui va se jouer, ne pas pouvoir se coucher, et ne savoir dormir.

Ça sent la cafetière italienne qui se prépare la veille, en prévision de la gueule dans le cul du lendemain.

Et le gosse qui t’appelle sur les coups de vingt-deux heures, pour te confirmer l’heure du rencard de demain matin mais plus encore pour ne pas dire qu’il ne s’est pas fait pécho le soir malgré son interdiction de territoire et que tu peux venir le chercher chez lui.

Au matin, le café avalé en speed, gestes automatiques, foutre la cravate. La noire.

Chez lui, la maman pleure, il a mis tant de temps à se réveiller… Elle m’offre le café. J’entends le bruit de la douche. Il arrive enfin, il a mis sa plus belle chemise, lui aussi, et le petit pull jacquard qui va bien avec. Dernière engueulade avec sa mère ; ils sont aussi stressés l’un que l’autre.

Parce que c’est pas rien, quand même, aller chez la juge d’application des peines, celle qui décidera de la levée, ou non, du « sursis mise à l’épreuve ». Quatorze mois de taule en jeu.

Sur le chemin, essayer de le rassurer et de maintenir la pression, parce que c’est la juge quand même mais y a pas de raisons que ça se passe mal, et même s’il ne remplit aucune des trois obligations de sa mise à l’épreuve, même s’il a lâché la formation et n’a pas de boulot, même s’il n’a pas commencé à payer les dommages et intérêts, même s’il retourne à Nanterre alors qu’il est interdit de territoire, y a pas de raisons que ça se passe mal, on vient avec une putain d’idée à proposer à la juge ; une idée dérisoire, essentielle.

Elle est pas mal, la juge, derrière ses effets de manche d’ancienne avocate. Elle a tout capté : l’importance de la famille, les quatre hôtels miteux en mois de deux mois, même pas le temps de poser les bagages, même pas le temps de sympathiser avec l’arabe du coin, elle a tout capté à la formation de merde qui le trimballe de Saint-Ouen à Vanves pour apprendre à faire un CV en trente-cinq modules individualisés d’une demi-heure. Du coup, à force d’être pris pour un con, à force de se voir refuser par des formateurs abrutis les conventions de stage qu’il apporte pourtant dûment remplies, il a lâché l’affaire et la juge l’a bien compris.

Au bout de trois quarts d’heure, elle se tourne enfin vers moi. Très bien, la juge. J’explique, pas à pas, réservant mon effet de manche de carré d’as de derrière la cravate pour la fin. Parce que plane l’ombre du procureur, menaçante et inique. Et celle des quatorze mois.

Je me tourne vers lui, lui dit qu’il a oublié de dire l’idée qu’on avait eue à la juge. Comment ça ? Le projet qu’on avait bossé ensemble. Les vacances. Un temps. Sourire. Il reprend. La rupture. Il se marre.

La juge s’énerve. Sévère. Et d’un coup, il rigole moins. Parce que la juge, elle est sympa, mais faut pas la prendre pour une endive de troisième zone. Alors il a plutôt intérêt à tout expliquer, là, maintenant, sans forfanterie.

Il dit que ben voilà, une semaine quoi, à la campagne, à 400 kilomètres de Paris, sans rien autour, une maison et puis un lac, une semaine à réfléchir. La juge sourcille, sourit, commence à capter. Elle demande dans quel cadre, avec qui… Ben avec Ubi, comme si la question se posait. Elle se tourne. Et je détaille. Le cadre, les intentions, le propos éducatif, les modalités de financement avec le jeune qui devra payer de sa poche. La sienne. Son propre argent. Son argent propre.

« Une mise au vert », dit-elle.

« Nuance, un séjour de rupture », réponds-je.

Mais je tais, aussi. Le vrai programme qu’on a prévu. Le seul truc à faire. Le rien et le silence. L’absence totale d’activité, le néant du village, l’absence de portable et de télé, juste un éduc qui va le saouler, les crises qui seront nécessaires, l’ennui, les départs dans la nuit juste éclairée à la lune, le transfert à gogo, l’absence de réponse à ses angoisses, la confrontation à ses propres désirs, à sa responsabilité, à ses silences, six jours de tout ça, et encore des silences.

Il ajoute qu’à la fin, il lui écrira à la juge pour lui dire, pour dire le résultat de tout ça, pour dire la suite qu’il envisage.

On sort du tribunal, il rompt le silence le premier :

"- Au fait, Ubi, tu lui as pas dit à la juge…

- …

- Qu’on prenait pas la voiture et qu’on allait faire du vélo.

- Ah non, j’ lui ai pas dit.

- Et au fait, les vélos, ça sera des VTT ?

- Tu rigoles ou quoi ? Ben non, des vieux vélos un peu pourris comme à la campagne quoi…

- Ah ouais, des Bourvil !"

Eclats de rire.

Il croit encore que ce sera des vacances.

La Grande Vadrouille.

Il est midi, la journée est encore longue.

Je desserre un peu la cravate.

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« Les chefs d’oeuvre doivent se répandre en mystérieux effluves et toucher ainsi jusqu’aux plus ignorants des ignorants. »2

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1 Un brin différent, ce billet a déjà été publié hier, sur mon précédent blog. Je m’en excuse - bien évidemment - , mais cette reprise est nécessaire pour comprendre les épisodes à suivre de La Grande Vadrouille.

2 Louis Calaferte, Requiem des innocents.

3 « Seul » par les grandioses Tacite et T-Roro (à jamais merci Dadu !!!)


COMMENTAIRES

 


  • mardi 23 juin 2009 à 12h15, par W. (« quandlesconssontbraves »)

    bien la musique.
    Sinon, oui un peu déçu de relire les mêmes billets.

    Voir en ligne : http://quandlesconssontbraves.blogs...

    • mardi 23 juin 2009 à 12h27, par Ubifaciunt

      Yes dear George, mais passage obligé toussa... Bientôt du neuf... (Tu sais les déménagements, tu retrouves toujours des trucs dans les cartons que t’es obligé de remettre en évidence sur l’étagère...)



  • mercredi 24 juin 2009 à 21h49, par charly

    bon, si j’ai bien compris, il a écopé d’une semaine à la campagne à faire du vélo ????
    c’est la peine plancher des vaches ????
    bon courage à tous deux, en attendant la suite ;-)
    ps : pour la cravate, je n’aurais pas fait ce choix, mais bon, ç’a marché ;-)

    • jeudi 25 juin 2009 à 17h25, par ubifaciunt

      Hey bienvenue mister Charly (chut, je respecte ton anonymat...)

      Donc, oui, une semaine en attendant la suite (forcément homérique). Et j’attends tes précieux conseils vestimentaires !



  • mercredi 1er juillet 2009 à 03h53, par Zoé

    j’adore tes récits de vie Ubi...
    Merci...

    • mercredi 1er juillet 2009 à 10h54, par Ubifaciunt

      Merci, car tel Robinson, j’ai souvent cru Zoé

      (désolé, matin, toussa...)

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