lundi 15 juin 2009
Littérature
posté à 19h44, par
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El Alto, octobre 2003 : dans les hauteurs de La Paz, une insurrection se prépare. Révulsés par leur gouvernement, des milliers de Boliviens prennent la rue et affrontent l’armée. Un mouvement social qui aura raison du président Lozada, contraint à une piteuse fuite. Le journaliste Raul Zibechi revient sur ce conflit et met à nu ses mécanismes. Autopsie d’une victoire populaire.
« Les Boliviens sont souvent perçus comme un peuple sage, paisible et tranquille. Mais c’est aussi un peuple qui n’hésite pas, lorsque cela est nécessaire, à se munir de bâtons de dynamite et à envahir les villes pour faire valoir ses droits. Les peuples autochtones de Bolivie ne se sont jamais avoués vaincus. C’est pourquoi la Bolivie, pour des non-Boliviens, est l’image même de la dignité. » (Miguel Benasayag)
« Comme, dans les années 1990, le zapatisme a mis en lumière une nouvelle façon de faire de la politique sans se référer à l’État, les mouvements boliviens montrent qu’il est non seulement souhaitable, mais possible de construire des pouvoirs non étatiques. C’est-à-dire que le pouvoir ne doit pas être un appareil séparé et au-dessus de la société. L’autre monde que nous voulons peut se construire sans devoir passer par ce cauchemar qu’a toujours été – pour les libertaires de tous temps, à commencer par Karl Marx – l’état. » (Raul Zibechi)
Avant l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales (2005), la Bolivie a traversé une période de contestation sociale impressionnante. On ne peut d’ailleurs dissocier le triomphe électoral du premier président Aymara bolivien, ancien leader syndical, de la période d’effervescence contestataire qui a précédé son entrée en fonction. Les mouvements ouvriers et paysans ont pavé la voie du changement en Bolivie, rénovant en profondeur les mentalités et apportant la preuve que le modèle néolibéral n’était pas invincible. Il y a d’abord eu la Guerre de l’Eau, en 2000, mouvement de contestation populaire qui parvint – une première – à flanquer hors du pays une multinationale soutenue par le gouvernement, Bechtel (pour les intéressés, on en avait parlé ici (synthèse des événements) et ici (entretien avec Boris Rios, un de ses protagonistes)).
Et puis il y eut la Guerre du gaz, en 2003, qui fit encore mieux, puisqu’elle déboucha sur la fuite sans gloire d’un président assassin, Gonzalo Sanchez de Lozada. L’événement a évidemment fait date : ce n’est pas tous les jours qu’un mouvement social parvient à de tels résultats. Et, personnellement, on sourit toujours à l’évocation de ce tableau : Goni (le petit surnom du président), terrifié par la grogne populaire, rédigeant son message d’adieu tout pourri dans l’avion l’amenant dans son exil yankee. Un résultat inespéré donc, qui faisait suite à plusieurs mois d’insurrections très violentes, notamment en octobre 2003. Et une leçon d’efficacité pour tous les mouvements sociaux, dans et hors du pays. Il était urgent d’en faire une analyse poussée, de comprendre les ferments de cette action victorieuse. C’est désormais chose faite.
Raoul Zibecchi, journaliste uruguayen de grande classe, homme dont le philosophe et ancien combattant guévariste Miguel Benssayag affirme qu’il « est une sorte de martien parce qu’il incarne une espèce en voie disparition : le journaliste-intellectuel », s’est attelé au sujet il y a quelques temps. Et les éditions Le Jouet Enragé (alliées à l’Esprit Frappeur) ont eu la très bonne idée d’en proposer la traduction1. L’ouvrage s’intitule Disperser le pouvoir. Les mouvements comme pouvoir anti-étatiques (soulèvements et organisation à El Alto, Bolivie, 2003), et tu vas me faire le plaisir d’aller te le procurer dans ta librairie préférée2 ou de le commander en ligne sur le site du Jouet enragé, ici – d’autant que la présentation qu’en fait Miguel Benasayag vaut son pesant de tortillas. En attendant, je t’en fais un court résumé.
L’approche de Zibechi s’apparente à une forme d’étude socio-anthropologique des rouages de la révolte d’El Alto. Plutôt que de retracer le cours d’événements qui virent une ville entière s’embraser contre le néolibéralisme du gouvernement en place3 et défendre l’importance des ressources naturelles pour le peuple bolivien, il cherche à mettre à jour ce qui a fait d’une révolte aux ressorts plutôt banals une réussite aussi éclatante. Et ces ressorts, il les trouve dans l’organisation de la contestation, basée sur les spécificités de la communauté Aymara au sein de laquelle l’insurrection a pris son essor. Comme le rappelle Benasayag en introduction :
Aujourd’hui, l’heure du peuple est arrivée en Bolivie – mais de manière effective cette fois. Parce que lorsque l’on parlait de l’heure du peuple dans les années 1970, il s’agissait en réalité de l’heure des leaders populaires qui s’étaient donné pour mission la libération des peuples. Dans la culture Aymara-Quechua, le tissu social cultive une certaine méfiance à l’encontre des leaders. Qui dirige est de fait soupçonné. L’idée selon laquelle il appartient aux dirigeants de résoudre les problèmes ou de modifier la réalité est étrangère à cette culture. En revanche, ce qui lui est propre est cette vision d’horizontalité : les problèmes de Chacun sont les affaires de tous.
Le cœur de l’insurrection : El Alto, cité Aymara
La guerre du Gaz est née dans une des villes les plus bizarres du monde, El Alto. Sur les contreforts de l’Altiplano, à une altitude d’environ 4000m, El Alto surplombe la capitale bolivienne, La Paz. Alors que La Paz est construite dans une cuvette, El Alto est située sur un plateau s’étalant juste au-dessus de cette cuvette. C’est une ville champignon, qui s’est développée à une vitesse phénoménale. En 1950, 11 000 habitants peuplaient El Alto ; on estime aujourd’hui que sa population avoisine les 800 000.
Contrairement à sa voisine La Paz, El Alto n’est pas une très belle ville : construite à l’horizontale, c’est un dédale de rues et de quartiers uniformes. C’est surtout une ville habitée en très grande majorité par une communauté aux règles singulières, celle des indiens Aymara. Avec les Quechua et les Guarani, les Aymara sont une des trois principales ethnies boliviennes. Evo Morales est d’ailleurs d’origine Aymara, ce qui n’est pas sans influer sur sa pratique du pouvoir. Le statut de « chef » n’y a rien à voir avec nos conceptions occidentales en la matière, comme nous le rappelait le documentariste René Davila (ici) au lendemain du référendum victorieux de 2009 :
Chez les indiens Aymara, rien n’est jamais acquis, tout est toujours changeant et remis en cause. Le rôle du chef y est aussi très particulier, demandant énormément d’abnégation : il doit payer pour être chef, donner tout son temps sans en tirer aucun avantage matériel. Il y a de ça chez Morales : il se sait sous le contrôle de la population, à l’inverse du « caudillo » typique sud-américain. Il n’y pas de culte de la personnalité autour de lui, il est juste là pour accomplir une tâche et il fera tout son possible pour y arriver.
Cette méfiance vis-à-vis de l’autorité est loin d’être la seule caractéristique de l’organisation communautaire Aymara. Zibechi s’attarde ainsi longuement sur les instances de justices, les conseils communaux et vecinaux, le modèle traditionnel des Ayllus, et surtout sur les bases communautaires de la rébellion. Je ne m’y attarde pas, le livre le fait très bien.
Disperser le pouvoir : du refus des principes étatiques dans l’insurrection
La Guerre du gaz est née de l’incurie d’un gouvernement néolibéral bradant les ressources naturelles au capitalisme mondialisé, mais son efficacité, sa force balistique, eurent en grande partie pour origine les particularités des communautés Aymara, à savoir une forme d’organisation horizontale qui ne laisse pas la place à la récupération par l’état, ce que rappelle Zibechi :
Lors des insurrections, ce sont des pouvoirs non étatiques que nous trouvons dans le monde Aymara rural et urbain. Dans ces mouvements, l’organisation n’est pas détachée de la vie quotidienne, c’est la vie quotidienne qui est déployée dans l’action insurrectionnelle. La division du travail est minime puisqu’il n’y a personne pour donner des ordres ou pour les exécuter, ni ceux qui pensent et ceux qui agissent, puisque c’est le collectif en réunion qui accomplit toutes ces actions.
Au-delà des combats de rue, des barricades et de la violence extrême utilisée par l’état pour réprimer l’embrasement4, violence faisant plus de 80 morts et 500 blessés, c’est bien un mode d’action et une force communautaire qui ont fait tomber le gouvernement. La révolte, d’abord cantonnée à El Alto, s’est transmise à La Paz, puis aux campagnes environnantes. Une vague, un déferlement de protestation a tout emporté sur son passage. Sans consignes syndicales ni porte paroles : « C’était une mer, une marée humaine qui annihila la capacité de survie du gouvernement. […] Il n’est pas seulement question du nombre mais de modes d’action : c’est la simultanéité d’actions multiples qui nous permet de parler de multiplicité. »
Il y a dans ce constat quelque chose qui rappelle les récentes émeutes grecques, certains moments de mai 68 ou Barcelone 36 : la force de la contestation quand elle n’est pas muselée mais se nourrit d’elle-même. Ainsi de cette remarque de Zibechi :
Nous pouvons dire que les Aymaras ont crée des « machines de guerre » qui sont des machines dispersantes, vers l’extérieur et vers l’intérieur, parce qu’elle combattent l’Etat et le désagrègent, mais sans créer d’appareil central ni unifié. C’est-à-dire qu’elles dispersent l’Etat sans le recréer.
Et aussi :
Il s’agit de donner la priorité au déplacement plutôt qu’à la structure, à ce qui est mobile plutôt qu’à ce qui est fixe, aux flux de la société plutôt qu’à l’Etat qui cherche lui à contrôler et codifier les flux.
Les mouvements sociaux boliviens à l’épreuve du pouvoir : une possible décadence ?
Il y a dans l’expérience bolivienne quelque chose d’intense et politiquement enthousiasmant, qui porte à l’utopie et semble bien loin de nos désillusions occidentales. Le péquenaud occidental errant en terre bolivienne y verra matière à émerveillement, le politique là-bas signifiant vraiment quelque chose, se vivant au jour le jour. Comme l’écrit Benasayag :
Ni le mode d’organisation capitaliste, ni le mode de révolution occidentale, n’ont disloqué la base sociale bolivienne, une base de contre-pouvoir, une base sociale, horizontale, extrêmement forte - surtout dans les communautés. Mon hypothèse est la suivante : si un autre monde est possible, il existe déjà en Bolivie.
Et pourtant, il est évident que l’exercice du pouvoir par Morales pose de nombreuses questions quand à la survivance de la force colportée par les mouvements sociaux. L’ancien syndicaliste arrivé à la tête de l’état, centralise évidemment un tantinet ce qui auparavant relevait d’une société dans son entier. Le pouvoir populaire s’était dispersé au sein des mouvements sociaux, il s’est en quelque sorte rematérialisé autour de sa figure.
Depuis son arrivée au pouvoir, Morales a déçu certains de ses anciens alliés qui voient dans son action à la tête de l’état une forme de capitulation des idéaux colportés par les mouvements sociaux. Comme nous le disait Boris Rios : « Les mouvements sociaux perdent leur capacité créatrice quand ils ont pour vocation d’appuyer uniquement et exclusivement le gouvernement. »
Il y a en effet dans l’exercice du pouvoir un piège que cerne très bien Zibechi, l’idée que si on prive le mouvement de sa grande force d’organisation traditionnelle (horizontalité, absence de hiérarchie, recours à un pouvoir communautaire désincarné), alors il se perd dans les méandres d’un désinvestissement populaire. C’est à cela qu’est confrontée la société bolivienne actuellement.
Certes, l’exercice du pouvoir selon Morales est à bien des égards exemplaire (on l’a assez souvent seriné en ces pages), notamment dans la redistribution de richesses auparavant intégralement spoliées, dans l’intégration des populations indigènes à l’exercice du pouvoir et dans le fréquent recours aux élections et référendums pour donner voix au peuple. Mais c’est dans les années à venir que se jouera l’essentiel : la continuation d’un élan populaire que symbolisait très bien la Guerre du gaz et les luttes passées du modeste dirigeant cocalero devenu président ? Ou bien l’affadissement de mouvements sociaux impliqués dans la logique étatique et incapables de faire entendre leur voix ?
1 A noter : Raul Zibechi a accepté de se passer de tout droit d’auteur pour la version française.
2 Ou de passer un savon d’envergure à ton libraire s’il ne l’a pas en stock.
3 Au départ, la révolte est née de la décision gouvernementale de vendre du gaz aux Yankees en le faisant transiter par le territoire de l’ennemi ancestral chilien, mais elle s’est vite transformée en insurrection globale. Résumé des événements par René Davila : « Le président, alors Gonzalo Sanchez de Lozada, un multi-millionnaire surnommé »le gringo« (formé aux Etats-Unis, il parlait espagnol avec un fort accent américain), a voulu faire sortir le gaz de Bolivie par le Chili, pour ensuite l’exporter aux États-Unis. Connaissant le contentieux entre le Chili et la Bolivie, c’était une très mauvaise idée, la révolte populaire a été immédiate. Les victimes ont été nombreuses, plus de 80 morts et 400 blessés, et ça été un conflit très violent. Au final, le président s’est enfui en avion, laissant le peuple vainqueur. »
4 Plusieurs organisation tentent actuellement de porter en justice les crimes de l’ancien président Goni, encore aujourd’hui réfugié aux EU. Pour exemple, cette affiche appelant au procès contre l’ex président et affirmant « ni oubli, ni pardon, justice ! » :