« Aujourd’hui, la fabrication d’un engin de la puissance d’Hiroshima est à la portée d’un nombre non négligeable de pays ». Voilà le point de départ de l’enquête de William Langewiesche, Atomic Bazaar. De la Russie au Pakistan en passant par la Turquie, le journaliste américain a traqué les manifestations du péril nucléaire contemporain, sans catastrophisme ni préjugés. Une enquête indispensable.
« Mais si vous lancez une bombe, et que l’Inde lance deux bombes en retour, que se passera-t-il ? »
« Et alors ? Alors nous mourrons. » (un dirigeant pakistanais)
C’est un récit qui débute le 6 août 1945, le jour où une petite connasse du nom de Little Boy prend son envol dans le ciel d’Hiroshima. Un récit porteur d’apocalypse, qui flirte avec ce que le groupe hardcore Discharge chantait avec tant de grâce et de délicatesse : « The Possibility of Life’s Destruction ». La possibilité du grand BAOUM, de ce futur à la Mad Max où de rares épargnés mutants survivent en léchant la mousse sur les murs de leurs bunkers avant de s’entre-dévorer.
Généralement, c’est un sujet qui déchaîne l’irrationnel, échappe à toute logique. Rien de plus normal : tant de mensonges, de fantasmes et de propagande ont été déversés sur le sujet qu’il est difficile d’en percer les réalités contemporaines. La question est un sac-de-nœud où cohabitent effroi légitime et idées préconçues. A l’évidence, une mise au clair s’imposait. C’est là le grand mérite de l’enquête de William Langewiesche, journaliste américain sauce Pullitzer, dont Allia avait déjà publié en 2008 La Conduite de la guerre (enquête sur une « bavure » américaine en terre d’Irak, chroniquée ici par ton serviteur). Avec Atomic Bazaar (à paraître le 21 janvier 2010), il part sur les traces du péril nucléaire contemporain1.
Autant te le dire d’emblée, on n’est pas ici dans l’approche habituelle de la question. Certes, William Langewiesche commence le récit de son enquête par l’évocation de Litlle Boy et de son pourvoyeur de pilote – un certain Paul Tibbets2, crack de l’US Air force mort en 2007 – mais il bifurque vite. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas d’évoquer les débuts du nucléaire, ni de renseigner sur la réalité horrifiante de la bombe atomique – à l’image de ce qu’a pu faire Peter Watkins dans son terrifiant documentaire La Bombe (The War Game), en 1965 –, c’est plutôt d’ausculter les divers visages contemporains de la menace nucléaire.
En quelques lignes (très sommaires), voici comment a évolué la situation depuis 1945 : au départ, c’était simple, une seule nation avait la Bombe, celle qui du haut de sa bannière étoilée avait su convaincre des cerveaux comme Oppenheimer ou Einsten de s’atteler à la tâche. Et les autres regardaient en tremblant, désormais en position d’infériorité absolue. Quelques années plus tard, cette nation était rejointe par une autre, son ennemi juré. On aurait pu penser que cette configuration bloc contre bloc était la pire de toutes, mais au final, la situation n’était pas si terrible. C’est en tout cas ce que beaucoup d’analystes affirmaient. La coexistence pacifique (tu me tues / je te tue), garante de la survie, permettait encore d’envisager un avenir qui ne soit pas brodé de Mad Max atomique3. Et puis la Chine entra dans la danse, puis la France et le Royaume-Uni, puis... L’ambition nucléaire, peu à peu, se démocratisait, n’était plus réservée aux deux gros poissons : le petit fretin y avait droit s’il était prêt à tout pour ça. Cela changeait beaucoup de choses. Quand l’Inde, et surtout le Pakistan, l’Iran, la Libye et la Corée du Nord se lancèrent dans la partie, le danger se précisa. D’autant qu’avec l’effondrement du bloc soviétique, on craignait que du plutonium ou de l’uranium enrichi ne se balade dans la nature, bradé à des terroristes où des États voyous. Comme le déclare un officiel russe à William Langewiesche : « Les grandes puissances se sont retrouvées avec un arsenal qu’elles ne pouvaient pas utiliser et l’arme nucléaire est devenue l’arme du pauvre. »
Abdul Qadeer Khan : marchand d’atomes
C’est un fait : la bombe, désormais, semble échapper à tout contrôle, plane comme une menace perpétuelle. Mais pas de la manière simpliste dont on a trop souvent tendance à l’envisager. Ce ne sont pas les grandes métropoles occidentales qui sont en première ligne, ainsi que le rappelle Langewiesche :
En réalité, Washington, Londres et New York sont peu susceptibles de subir une attaque nucléaire à brève échéance. Il semble qu’aujourd’hui les villes les plus exposées soient situées sur le sol des pays pauvres possédant l’arme nucléaire, en particulier sur le sous-continent indien et au moyen-orient. Prenons l’exemple de Rawalpindi. A l’avant-garde d’un nouvel âge nucléaire, elle est restée pendant 20 ans identique à ce qu’elle est aujourd’hui : un agrégat urbain de deux millions d’individus dans les plaines du Nord du Pendjab, au Pakistan, dont les habitants ont, au cours des années passées, échappé de peu à l’annihilation nucléaire par deux fois, sans pour autant perdre leur enthousiasme pour les bombes atomiques avec lesquelles ils peuvent, eux aussi, menacer leurs voisins.
Car c’est bien le Pakistan qui est au cœur de l’enquête du journaliste américain. Après avoir traîné le lecteur dans les décombres glaçants des installations nucléaires post-soviétiques et d’un possible trafic d’uranium enrichi, d’Oyzork au Kurdistan (passage passionnant mais que je laisse volontairement de côté, tu iras lire de toi-même), Langewiesche oriente ainsi son enquête vers le programme nucléaire pakistanais. Pour cela, il se penche sur le destin hallucinant d’Abdul Qadeer Khan, l’homme qui après avoir offert la technologie à son pays, le Pakistan, s’est ensuite débrouillé pour la fournir à l’Iran, la Corée du Nord et la Libye4. Rien que ça.
Khan, au départ, c’est de la roupie de sansonnet atomique. Un docteur en métallurgie qui vit aux Pays-Bas, mène une vie tranquille et intégrée. Pas vraiment le profil du fanatique prêt à tout pour la puissance militaire de sa mère patrie. Certes, il bosse dans une Entreprise spécialisée dans la construction de centrifugeuses (accessoire indispensable à l’enrichissement de l’uranium5 ), mais il ne semble pas promis à un destin exceptionnel. Et puis, une chose en entrainant l’autre, Khan est contacté par les services secrets de son pays, se fait espion et commence à amasser de la documentation pour les services secrets pakistanais, sans jamais être véritablement inquiété.
Une fois rentré au Pakistan, Khan se retrouve placé à la tête du programme nucléaire militaire du pays. Depuis le début des années 1960, le régime militaire en place est prêt à tout pour avancer son domaine. Surtout, la défaite militaire de 1971 contre l’Inde, qui a débouché sur l’indépendance du Bangladesh, a exacerbé le ressentiment nationaliste pakistanais. Il leur FAUT la bombe. Zulfikar Ali Bhutto déclare ainsi : « Les Pakistanais mangeront de l’herbe s’il le faut, mais le Pakistan aura la bombe. » Les Pakistanais mangèrent de l’herbe, le Pakistan eut la bombe et... les Occidentaux tremblèrent. Si le Pakistan pouvait avoir la bombe, alors c’était à la portée de beaucoup d’autres. Langewiesche :
Cela s’applique à n’importe quel autre pays aussi déterminé, comme aujourd’hui la Corée du Nord et l’Iran. La réussite rapide de Khan a abasourdi le monde parce qu’elle a armé cette espèce de nabot, le Pakistan, d’une arme de gros calibre.
La banalité du mal atomique
« Aujourd’hui, la fabrication d’un engin de la puissance d’Hiroshima est à la portée d’un nombre non négligeable de pays. » Langewiesche le rappelle, la maîtrise de l’arme nucléaire n’est plus, et de loin, l’apanage d’un petit aréopage de nations. Désormais, les nabots aussi peuvent jouer les gros bras. Techniquement, la chose est en partie imputable à Khan, l’homme qui a donné l’arme au Pakistan.
Après le premier essai nucléaire réussi (en 1998, quelques jours après l’Inde), Khan devient un héros national. Mais voilà, il ne s’arrête pas là. Appât du gain ou mégalomanie (probablement un mélange des deux), Khan se lance dans une croisade7 pour la propagation de l’arme nucléaire. Avec un argumentaire bien huilé, le même qu’il utilisait pour justifier les recherches du Pakistan et précisa dans une interview pour Spiegel en 1979 :
Je voudrais mettre en perspective l’attitude moralisatrice des Américains et des Britanniques. Est-ce que ces salopards sont les gardiens du monde, choisis par Dieu lui-même, pour se permettre de stocker des centaines de milliers de têtes nucléaires ? […] Nous, avec notre modeste programme, on nous présente comme rien moins que l’incarnation de Satan.
Est-ce que ces salopards sont les gardiens du monde, choisis par Dieu lui-même, pour se permettre de stocker des centaines de milliers de têtes nucléaires ? Difficile de dénier au raisonnement une part de logique, voire de morale géopolitique. Difficile également d’y voir autre chose que la confirmation d’un engrenage aux conséquences monstrueuses. Grâce à Khan qui leur a fourni et vendu nombre de documents essentiels, l’Iran, la Libye et la Corée du Nord ont avancé à grand pas dans leurs programmes nucléaires. De là à en imputer toute la faute au Pakistan, il y a un pas qu’il serait ridicule de franchir. Si les hypocrites tentatives occidentales pour conserver la technologie nucléaire aux mains des nations dites responsables se sont soldées par un échec retentissant, c’est parce que ces mêmes nations occidentales n’ont jamais cessé d’aborder la question de manière dominatrice, s’arrogeant un droit d’exclusivité absolu et n’appliquant jamais véritablement les traités de non-prolifération. Corolaire évident d’une telle attitude : l’arme nucléaire ne pouvait que se propager vitesse grand V2.
Le XXIe siècle désormais bien entamé, la situation ne semble pas vraiment en voie de s’améliorer. Langewiesche ne se prive pas de rappeler les récents errements des nations occidentales sur la question et de dénoncer le chiffon nucléaire agité par Anglais et Américains pour justifier la Guerre d’Irak :
Le ratage de l’automne 2002 défie l’entendement : alors même que le gouvernement américain entraînait le pays dans une guerre désastreuse à la poursuite d’un programme militaire fantôme en Irak, il tolérait les activités tangibles du Pakistan qui – n’importe quel lecteur de Hibbs8 le savait – mettait des biens nucléaires aux mains d’ennemis revendiqués des États-Unis, dont des régimes ayant des liens déclarés avec des terroristes islamiques.
Au final, le livre de Langewiesche ne démêle pas l’intégralité du sac-de-nœud nucléaire contemporain, mais il aide largement à y voir plus clair et à se représenter les aspects techniques et géopolitiques de la question. Pas de grands discours pacifistes ni d’imprécations anti-impérialistes, mais une limpide mise en lumière des principaux acteurs, toujours plus nombreux, de ce grand Bazaar mortifère. Little Boy est désormais une vieille dame à la progéniture fournie et à l’héritage assuré. De toute manière, l’arme nucléaire c’est presque démodé de nos jours, has been. Gageons qu’on sera trouver mieux d’ici peu. Comme l’écrivait Bertrand Russell en 1962 :
Quand on a lancé une bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki le monde entier a été frappé de terreur, et s’est dit : « Ça, c’est vraiment épouvantable. » Eh bien, maintenant, la bombe atomique est rangée au nombre des armes tactiques, et elle n’empêche personne de dormir. Quelque chose de démodé, d’attendrissant, comme les arcs et les flèches.
1 On ne parle pas de nucléaire civil, ici, mais de l’arme nucléaire en tant que telle, qu’elle soit aux mains d’Etats ou de terroristes.
Paul Tibbets saluant journalistes et officiels juste avant de s’envoler pour Hiroshima.3 Même si avec la crise des missiles de Cuba, tout cela avait failli voler en éclat.
4 Cette dernière semble avoir désormais abandonné la partie.
5 En passant, note que Langewiesche donne beaucoup de tuyaux pour ceux qui n’y connaissent rien dans l’aspect technique des choses. Ainsi de la différence entre une bombe au plutonium - nécessitant des moyens faramineux - et une bombe à l’uranium enrichi, moins puissante mais beaucoup plus accessible. C’est cette dernière technologie qui est plébiscitée par les pays qui font ça de manière clandestine, à l’abri des regards. D’autres aspects techniques sont abordés dans le livre. J’en ai tiré un extrait croustillant :
« Il faut garder à l’esprit qu’une bombe atomique opérante pourrait être réalisée à partir d’une échelle et de deux briques de quarante-cinq kilos d’uranium enrichi à 90%. Vous arrivez en voiture dans le centre de la ville où vous vous apprêtez à frapper. Vous placez une brique sur le trottoir, montez l’échelle avec l’autre sous le bras et la positionnez à l’aplomb de la première, puis vous la laissez tomber. A partir de ce moment-là, c’est un coup de dés. Vous gagnez si le deux briques ont le temps de se toucher avant que l’explosion ne se produise. Vous perdez si un neutron s’échappe accidentellement et lance la réaction en chaîne avant que les briques ne se soient rapprochées. En termes militaires, on appellerait cela faire ’pschitt’, parce que la réaction en chaîne commencerait tout juste à exploiter la masse combinée avant que la chaleur ne sépare les briques. Cependant, ’pschitt’ est un terme relatif. Il a été calculé qu’un fiasco de ce genre produirait une explosion d’environ deux kilotonnes, ce qui serait suffisant pour raser un pâté de maison. A titre de comparaison, si le neutron est libéré un peu plus tard, au moment optimal, la déflagration résultante atteindrait 10 kilotonnes au mieux, grosso modo les deux tiers d’une explosion de l’ampleur de celle d’Hiroshima. »
6 Essai Nucléaire français à Mururoa.
7 Plus ou moins personnelle : on ne connait pas trop l’implication des cadres du régime de Moucharraf dans cette affaire. Reste que Khan a été emprisonné en 2004 et libéré il y a peu.
8 Journaliste spécialisé dans l’arme nucléaire. C’est lui qui a révélé que les programmes nucléaires iranien, coréen et libyen provenaient du Pakistan.