15 000 places, pas une de plus. Il va falloir jouer des coudes pour faire partie des heureux élus, de la caste ultra branchouille des bidasses made in 2010. Car jamais campagne de recrutement pour l’armée de terre n’avait été aussi diaboliquement tentatrice que celle intitulée « devenezvousmême.com ». Un condensé de limpidité pubarde qui m’a définitivement fait basculer du côté obscur.
Je suis long à la détente. Plutôt inculte en matière de jeux vidéos, peu versé dans l’art du paintball et assez ignorant en matière de technologies d’armement, je n’avais jamais vraiment saisi le potentiel ludique de la Grande Muette. Bêtement enfermé dans mes idéaux pacifiques et niais, je me sentais plus proche de Bambi que de Rambo, de Gandhi que de Patton. La faute à une éducation bassement non-martiale, à l’absence de tout GI-joe dans mon environnement enfantin ainsi qu’à une remarquable non-aptitude à la bagarre. Un non-bidasse né, quoi. Enfin, je croyais.
C’est dans les couloirs du métro que je suis tombé sous le charme. J’avais la tête ailleurs, quand je me suis retrouvé nez-à-nez avec cette affiche stylée, tentatrice. Visage avenant même si déterminé, le regard perdu dans le vague (genre poète cherchant le pourquoi des embruns), strié de kaki : ça en jette… Le message est simple, file droit au but : « Devenez vous-même ! » Mhh, exactement ce que je cherche, me suis-je enthousiasmé. « Depuis quand ne vous-êtes vous pas dépassé ? », interroge aussi l’affiche. Illico, je me suis creusé la cervelle, mais impossible de répondre précisément. Un bail, pour sûr (le dernier Beaujolais nouveau ?). Après cinq minutes de méditation, je suis reparti tout chamboulé, des visions d’évasion en treillis plein les synapses.
Une semaine plus tard, je suis toujours sous le charme. J’ai croisé d’autres affiches du même type, d’autres ganaches kaki sympathiques, hommes et femmes suintant la confiance identitaire. Des gens accomplis, fiers et heureux. Et toujours, ces interrogations métaphysiques (« Pour vous, c’est quoi la confiance ? ») dignes du Pascal de la grande époque.
En fait, j’avais peu de chances de passer à côté, vu les moyens mis en œuvre par l’Armée de terre pour lancer sa campagne de recrutement cuvée 2010. Philippe Leymarie résume ainsi sur « Défense en ligne », un blog du Monde Diplo, l’ampleur de l’offensive :
La France se retrouve donc aux couleurs du camouflage. Dès le départ, les militaires ont décidé de mettre la puissance de feu maximale : la pub kaki investit la rue dans tous les départements avec 18 000 affiches, 1 350 spots télé sur 24 chaînes (dont plus d’un cinquième sur l’outre-mer, grand pourvoyeur des armées), 1 400 radios locales, 2 000 salles de cinéma, des insertions dans la presse gratuite, ou dans les quotidiens « affinitaires » (L’Equipe, Sports)…
À force de croiser ces affiches, sous l’assaut furieux de cette puissance de feu maximale, j’ai fini par franchir le pas. C’est dit : je veux être comme eux, intégrer leur belle famille. Décision irrévocable, pour trois raisons. Je te les détaille ci-dessous.
1. La guerre c’est rigolo
Partir en guerre, désormais, c’est fun. Le bidasse ne patrouille plus la peur au ventre dans le farouche djebel, il ne ramasse plus ses tripes dans quelque marais boueux du delta du Mékong, dysenterie en bandoulière. Et même, il ne se tape plus des corvées de patate à longueur de journée avec en fond sonore les blagues plus que douteuses du Sergent Tartempion. Non, il s’éclate au volant de son véhicule blindé bardé de technologies magiques, pilote avec son joypad des drones intelligents, guerroie à l’abri. Et surtout, il résout ses problèmes d’identité. Il devient lui-même. Un peu comme il le faisait en achetant des Nike avant (Just do it), sauf que là c’est permanent. « La guerre est fraîche et joyeuse » balançait en son temps un certain Bertrand du Guesclin : c’est encore le cas.
Et puis, le guerrier occidental est devenu gamer plus que tueur. A l’abri dans son tank ou dans sa caserne avec tout le confort moderne, il regarde des écrans et appuie sur des petits boutons rigolos. Ce n’est plus le jeu vidéo qui singe la guerre, c’est la guerre qui singe le jeu vidéo. Les problèmes de conscience disparaissent pour laisser la place à la satisfaction du devoir numérique accompli, ainsi que le résumait Sébastien Fontenelle dans son billet « La Drône de guerre » :
La guerre est quand même vachement plus jolie en 2010, mâme Dupont, qu’à l’époque heureusement révolue où elle se résumait à l’éviscération de l’occupant britannique par les kilteux de Mel Gibson, puisque sormais, raffinement technologique oblige, t’as le siège sanglé dans un fauteuil à roulettes à Asshole Town (UDELPSDM), t’appuies sur le petit bouton rouge, et bim, ça nique un digène à l’autre bout du monde.
C’est quand même un vrai progrès, ça met le muslim massacre à la portée du geek, plus besoin de s’emmerder avec des entraînements à la con, une simple maîtrise de Call of Duty suffira.
« Le muslim massacre à la portée du geek », tout un programme. Les recruteurs auraient tort de s’emmerder, c’est toute une armée de réserve qui s’ouvre à eux : celle des tarés de jeux vidéos qui, à force de se dézinguer les yeux sur un écran en rejouant Le Débarquement via Call of Duty, sont convaincus qu’ils pourraient tranquille rivaliser avec papy Patton en matière de science militaire. Les Ricains ont une longueur d’avance sur nous en ce domaine : on est légèrement à la ramasse, comparativement à America’s Army, le jeu vidéo de propagande de l’armée étoilée. Nul doute - cependant - que des progrès lumineux nous attendent.
Car l’avenir est dans le geek. Il n’est d’ailleurs pas anodin que l’armée de terre ait choisi d’incruster ses pubs générationnelles dans certains jeux vidéo, du ciblage gros calibre auquel il convient cependant de mettre un léger bémol : pour l’instant cette campagne de pub en ligne ne concerne pas les jeux de guerre. Gageons que ces pusillanimes scrupules ne pèseront pas trop longtemps sur les consciences des généraux de la communication martiale. Ces pudeurs malvenues ne servent pas la patrie.
2. La Guerre c’est la paix
Lors de sa précédente campagne de recrutement1, l’armée de terre avait mis le paquet question effets spéciaux : ça dégoulinait de sueur et d’effets pyrotechniques, genre Hollywood-sur-Gonnesse. Des gonzes débarquaient dans des giga tanks, des jeeps boostées à l’éther traversaient des rivières dans des grands geysers d’eau, des hélicos genre Goldorak vrombissaient dans tous les coins… Des images saccadées, épileptiques, on se serait cru au front. Cette fois-ci, la leçon a été retenue : plus question d’évoquer frontalement la gestuelle guerrière. Le soldat de l’an 2011 est zen et calme. Ce n’est plus une tête brûlée, mais un gentil auxiliaire du bien. Il suffit d’aller jeter un œil torve sur le site de la présente campagne de communication, devenez-vousmême.com, pour comprendre l’effet recherché : faire oublier le fracas des armes. Les parcours évoqués par les apprentis bidasses sont chiants comme la mort : comment je suis devenu charpentier dans l’armée, comment je suis informaticien aguerri, comme ma retraite va être maousse… Et la guerre, dans tout ça ? Oh, juste un fracas lointain. L’Afghanistan ? Peuh, c’est pas un genre de club med ?
Dans un monde où un président guerrier reçoit le prix Nobel de la paix, on ne s’étonnera pas que l’armée soit désormais considérée comme une sorte d’agence d’Intérim. Un récent article de Rue89 posait cette benoîte question : « Pourquoi les Français oublient-ils la guerre en Afghanistan ? » La réponse oscille entre plusieurs pôles : faiblesse relative des effectifs engagés (seulement 3 800 soldats), communication du pouvoir autour du côté humanitaire et (entre autres) maquillage médiatique des morts en accidents. Des barbus te bazookent la gueule en beauté, mon ami et on retrouve tes dents éparpillées un peu partout dans le Pendjab ? Mais non, t’as simplement glissé…
Surtout, les morts sont rarement de notre côté. A l’image de la guerre menée à Gaza par l’armée israélienne (avec le ratio hallucinant de 100 morts palestiniens pour un Israélien), le conflit afghan est beaucoup plus meurtrier dans le camp d’en face (qui, c’est ballot, compte pas mal de femmes et d’enfants). Les jolis dommages collatéraux tant prisés par les forces de l’OTAN (la dernière « bavure3 » en date, dimanche dernier, a fait la bagatelle de 27 morts) comptent pour du beurre. Les seuls vrais morts sont les nôtres, pas ceux d’en face. Et ça tombe bien : c’est surtout en face qu’ils morflent. Dans ces conditions, on ne va pas s’emmerder avec des scrupules malvenus.
3. La guerre c’est branché
L’armée a désormais rejoint la cohorte des communicants aguerris, ceux qui ne se contentent pas de te vendre une marque pour son produit, mais pour tout l’univers qu’elle colporte. Être bidasse, désormais, c’est adhérer à un logo vampire, à une quête de sens universelle. Se révéler.
D’abord, il y a ce slogan qu’on jurerait repiqué à une marque de fringues : Devenez-vous mêmes4. On ne vend plus une fonction ou une carrière militaire, on vend une identité. Le package inclut jolies fringues (ce kaki camouflage si seyant) et aventures sexy avec esprit d’équipe. Ce serait Nike ou McDo, ce serait pareil. D’ailleurs, l’équipe à Ronald a pondu un slogan publicitaire finalement assez proche, il y a peu : « Venez comme vous êtes ». Junk food et junk army, même combat…
Autre signe d’une adaptation réussie à l’air marketé du temps, la présence massive de la campagne sur Internet, des sites de streaming aux jeux vidéo, là où il y a surnombre de cerveaux en quête d’identité. Comme l’armée pense à tout et que quelques petits génies de la communication lui ont révélé que le Djeune de today carburait aussi au téléphone portable, ladite campagne se conjugue également sur les petits écrans de nos mouflets. Le ministère de la Défense s’extasie ainsi (ici) : « Le site devenezvoumeme.com est décliné en version mobile : consultez à tout moment l’actualité, les nouvelles offres d’emploi… Une application spécifique Smartphone sera proposée aux mobinautes au printemps 2010. » Adaptabilité aux nouveaux supports et campagne jouant sur la quête adolescente d’identité, l’agence de pub embauchée pour l’occasion, TBWA, star de la communication outre-atlantique, a tapé juste. L’armée ? Un produit comme les autres.
Dans cette optique, la réaction d’Electronic Arts pour concurrencer la campagne de l’armée de terre5 est logique. En lançant sa pub « devenezplusquevousmêmes.com », la méga entreprise de jeux vidéos a apporté la dernière touche à une guerre des images qui ne cesse de se perfectionner, tout en brouillant les frontières entre les genres. J’en prends note. Et, animé des meilleures intentions du monde, j’en profite pour proposer ma propre version de la campagne en cours. Sobre et de bon goût, as usual :
2 J’ai déniché cette illustration sur le blog du Gato Negro. Que son créateur, à qui je n’ai rien demandé, en soit remercié.
3 Sur l’utilisation du terme, voirce récent article d’Acrimed.
4 En fait, détournement du « Deviens celui que tu es », d’un certain Friedrich Nietzche…