« Le rêve consistant à résoudre tous les problèmes par une extermination venue des airs existe avant même que la première bombe soit larguée d’un avion », explique le suédois Sven Lindqvist dans son « Histoire du bombardement ». À juste titre : la possibilité de semer la mort par les airs agite depuis longtemps l’humanité. Quelques livres en parlent très bien.
Cette chronique a été publiée dans le numéro 8 de la version papier d’Article11
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« C’est le plus grand jour de l’histoire ! » (Harry Truman, apprenant que le bombardement d’Hiroshima est un « succès »)
Il y a des gens que le remords n’étouffe pas. Paul Tibbets, qui largua la première bombe atomique sur Hiroshima un triste jour d’août 1945, affirmait par la suite dormir comme un bébé, conscience tranquille, merci, il n’avait fait que son devoir1. Quant au fils aviateur de Mussolini – bon sang ne saurait mentir –, Bruno, il se rappelait avec émerveillement le plaisir éprouvé à semer la mort lors de la campagne d’Éthiopie, en 1936 : « Nous devions incendier les collines boisées, les champs et les petits villages […]. C’était vraiment divertissant. […] Encerclés par le feu, environ cinq mille Abyssiniens ont eu une mort difficile. » À la guerre comme à la guerre... Un général de l’armée de l’air américaine, Curtis LeMay, l’éructa au moment du grand bombardement de Tokyo – nuit du 9 au 10 mars 1945, plus de 100 000 morts : « Un civil innocent, ça n’existe pas ! »
Des exemples extrêmes ? Même pas. Juste de parfaits symboles du caractère impersonnel, presque « indolore », du massacre par bombes aériennes interposées. La mort vue du ciel ou d’un poste de commande n’est pas si « culpabilisante » : des fourmis affolées, des fumées éparses ; pas des gosses éventrés ni des tornades de feu. Vision tronquée. Même le grand Howard Zinn se laissa un temps aveugler. L’historien américain n’avait que 23 ans lorsqu’il participa à une terrible opération militaire, le second bombardement de Royan, qui fit en avril 1945 des milliers de victimes civiles pour un intérêt stratégique nul2. Dans La Bombe3, il revient sur cette expérience, interroge sa bonne conscience de l’époque, se décrivant « sous la verrière en plexiglas d’un B-17, les yeux rivés au viseur, observant les éclats de lumière fusant des cibles touchées, mais ne voyant nul être humain et ne percevant aucun cri, à l’abri du sang et totalement inconscient de la possibilité que, en dessous, des enfants soient en train de mourir, de devenir aveugles, de perdre un bras ou une jambe ». C’est bien après la fin des combats que Zinn comprit ce à quoi il avait participé. Il l’expliquait lors d’une prise de parole parisienne, en juin 20094 : « Au début, j’étais un bombardier enthousiaste, ma compréhension de cette guerre se faisait en des termes très simplistes. [...] La logique était simple : les fascistes étaient les mauvais, nous étions les gentils. Une fois la guerre terminée, [...] j’ai découvert que la Deuxième Guerre mondiale était, en termes moraux, beaucoup plus compliquée que ce que je m’étais imaginé. C’est seulement alors que j’ai commencé à penser aux millions de personnes mortes sous nos bombes, à Nagasaki, Hiroshima ou Dresde. »
Civiliser par les bombes
« [Il faut] bombarder le Vietnam pour le ramener à l’âge de pierre. » (Curtis LeMay)
Si le premier bombardement aérien date du 1er novembre 1911 – un pilote italien lâche une grenade à main sur une oasis libyenne –, des écrivains et essayistes avaient dès le XIXe siècle commencé à fantasmer le potentiel dévastateur d’une pratique permettant d’exporter le champ de bataille chez l’ennemi. Dans Robur le Conquérant (1886), Jules Vernes met ainsi en scène une machine volante gigantesque, L’Albatros, qui sème l’effroi lorsque des « sauvages » africains dépassent les bornes5. L’engin présente nombre de similitudes avec les forteresses volantes du XXe siècle.
« Le rêve consistant à résoudre tous les problèmes par une extermination venue des airs existe avant même que la première bombe soit larguée d’un avion », rappelle Sven Lindqvist dans sa magistrale Histoire du bombardement6. L’utopie de tout bon général d’armée ? Aux boucheries façon Sedan ou Verdun, substituer une guerre zéro mort.... chez nous. Évidemment, il y a un hic : les « dégâts collatéraux ». Voilà pourquoi les premiers bombardements de masse sont dirigés contre des populations considérées comme inférieures. Évoquant le très oublié massacre aérien de Chechaouene (Maroc, 1925), Lindqvist écrit : « La vérité sur Chechaouene n’a pas besoin d’être occulté. Bombarder des indigènes est considéré comme une chose naturelle. Les Italiens l’ont fait en Libye, les Français au Maroc et en Syrie, les Britanniques dans tout le Moyen-Orient, en Inde et en Afrique de l’Est, et les Sud-Africains dans le Sud-Ouest africain. Y’aura-t-il jamais un ambassadeur pour s’en excuser ? De toutes ces villes et de tous ces villages bombardés, c’est Guernica qui est entrée dans l’histoire. Car Guernica se trouvait en Europe. Là où nous mourrons. » Logique implacable. Et très utile pour amadouer l’opinion publique. Le bombardé, civil ou militaire, n’est jamais comme nous : il appartient au camp d’en face. Ainsi en ira-t-il des bombardements massifs de cibles civiles en Allemagne ou au Japon, pays aux populations alors considérées comme fondamentalement « coupables ». Une logique également à l’œuvre dans les frappes américaine soi disant chirurgicales en Afghanistan ou au Pakistan. « Il est vrai que je larguais mes bombes d’une altitude de 9 000 mètres, tandis que les bombardiers à réaction d’aujourd’hui volent plus près du sol et sont munis d’ordinateurs hautement sophistiqués leur permettant d’atteindre leur cible avec une plus grande précision », note Howard Zinn dans La Bombe. Avant de rappeler l’essentiel : « L’opération n’est pas moins impersonnelle, car même le soldat qui procède à des ’frappes chirurgicales’ ne voit aucun être humain. »
Catch 22 : Inside job
On ne va quand même pas envoyer les fous se faire tuer, non ?
- Qui d’autre irait ? »
(Joseph Heller)
Quand Catch 22 sortit en librairie aux États-Unis, en 1961, la Guerre du Vietnam restait une réalité lointaine, peu discutée en terre yankee. Mais à mesure que la première puissance mondiale s’embourbait et que l’opposition au conflit se développait, le roman de Joseph Heller devint un symbole du pacifisme, pavé lumineux agité à la porcine face des va-t-en-guerre. Au point d’être aujourd’hui passé dans le langage courant US : une situation qualifiée de Catch 22 désigne un épisode particulièrement kafkaïen, dépourvu d’humanité et de la plus élémentaire logique.
La trame de Catch 22 est simple : une unité de bombardiers est stationnée dans une petite île de Méditerranée à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle est chargée d’appuyer les offensives terrestres et de noyer la résistance fasciste sous un déluge de bombes. Les hommes sont épuisés, démoralisés ; ou cinglés. Mais on ne leur demande pas leur avis – états d’âme interdits. Le « héros », le capitaine Yossarian, consacre toute son énergie à une tâche primordiale : esquiver la prochaine mission, et celles d’après, en « feignant » la folie. Sur sa route démobilisée, un obstacle, l’article 22, sommet d’absurdité stipulant que quiconque demandant à se faire exempter de combat pour folie n’est pas fou, puisque refusant le combat : « Quiconque veut se faire dispenser d’aller au feu n’est pas réellement cinglé. »
État major débile, missions suicide en pagaille, troufions paniqués, objectifs absurdes, massacres de civils... Le tableau dressé par Joseph Heller est cinglant, l’équivalent littéraire du Docteur Folamour7 de Kubrick : la morbide absurdité de la guerre poussée à son maximum. Comme le Bardamu de Voyage au bout de la nuit, Yossarian est propulsé dans un univers aussi frappadingue que cruel. Mais Yossarian n’est pas Bardamu : il ne s’échappe pas, ne voyage pas, reste bloqué dans cet univers dénué de toute logique. Chaque nouvelle tentative échoue lamentablement, le renvoie aux commandes de son avion, bombardant encore et encore, la peur aux tripes. À l’image de Claude Eatherly, le « rénégat » d’Hiroshima8, Yossarian et ses camarades bombardiers n’ont d’autre échappatoire que la folie. L’humanité, parfois, passe par l’effroi.
1 Le même Tibbets poussa l’indécence jusqu’à monnayer des pseudos-souvenirs du jour J sur un site Internet ouvert en 1999 : pour 25 dollars, l’heureux acheteur se voyait envoyer quatre photos dédicacées de la mission atomique.
2 Hormis celui d’essayer une nouvelle forme de bombe incendiaire, que l’on nommera par la suite napalm.
3 La Bombe, de l’inutilité des bombardements aériens, éditions Lux, 2011.
4 Retranscrite sur Article11.info le 3 juin 2009, sous le titre « Parvenir à la justice sociale en faisant l’économie de la guerre.
5 Jules Vernes avait déjà imaginé une scène similaire – l’homme blanc punit le sauvage africain depuis les airs – en 1863, dans Cinq semaines en ballon.
6 La Découverte, 2012.
7 Le film sortit en 1964 aux États-Unis, avec un sous-titre grinçant : Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe
8 De tous les participants au vol qui largua la première bombe atomique sur Hiroshima le 6 août 1945, un seul manifesta publiquement des remords, un certain Claude Eatherly, chargé de donner le feu vert météo au sinistre largage. Traumatisé par l’épisode, il ne tourna jamais la page, dénonçant le crime commis avant de flirter avec la folie.