Au tout début des années 1970, il a été oxycoupeur dans une usine de La Courneuve. Un choix militant, lié à son investissement au sein de la Gauche prolétarienne : Guy était un établi. Pendant trois ans, il a passé son temps sur les chaînes de production, dans les bistrots de banlieue et les foyers d’immigrés. Des années heureuses, qu’il raconte ici.
Il parle doucement, à moitié camouflé derrière une large moustache. Il ne la ramène pas – ce n’est pas son genre. Juste : il raconte. Le militantisme forcené, sans relâche. Un engagement total, heureux. Les années passées à écumer les bistrots de banlieue, les foyers d’immigrés et les conflits sociaux. Les années à l’usine, aussi. Sur la chaîne.
Guy était un établi. Pendant près de trois ans, de 1970 à 1973, il a fait partie de ces quelques centaines de militants – souvent tout juste sortis des études - qui se sont faits ouvriers spécialisés (OS). Et qui rêvaient de mettre à bas la division entre travail manuel et intellectuel, entre ceux qui triment et ceux qui pensent. Certes, ils n’ont pas réussi. Mais ils ont essayé. C’est déjà pas mal.
De ses années passées au sein de la Gauche prolétarienne (GP), comme militant de base, loin des instances dirigeantes, Guy parle avec tendresse et distance à la fois. Le ton juste. Ça n’a rien d’étonnant : l’homme, qui a grandi dans un quartier pauvre de Nice, n’a rien à voir avec les figures médiatiques du mouvement, petits chefs de l’organisation devenus patrons et hommes de pouvoir1. Lui ne s’est pas renié, n’a pas abandonné ses idéaux d’hier pour une place de choix au coin du feu capitaliste. Il mène aujourd’hui une vie simple, à la campagne. Et s’investit toujours dans des combats militants, même s’il le fait avec davantage de modération que dans les années 1970. Il a peut-être tourné la page, mais le livre est toujours ouvert. À lui la parole.
- « Chaîne de montage aux usines Ford », Diego Rivera, 1933 (détail)
« À l’époque, je baignais dans un milieu artistique. Une espèce de cocon dans lequel je me sentais bien. Après une adolescence rock and roll, j’étais monté à Paris pour étudier aux Arts Décos et je vivais avec des amis. Comme je n’étais pas très porté sur la politique, Mai-68 m’a pris par surprise. Je m’en rappelle très bien : il faisait beau, les fenêtres étaient ouvertes, et depuis l’appartement nous entendions les grenades lacrymos qui pétaient boulevard Saint-Michel. On l’a d’abord pris à la blague, sur le mode : ils font chier, ces étudiants… Puis, on a décidé d’aller voir. Et on est resté jusqu’au bout. Jusqu’à la débâcle finale. La déprime du grand retour à l’ordre.
Peu de temps après, un copain a ramené une publication maoïste à l’appartement. Et il nous a branchés sur la GP. Ça m’a parlé. Pas le maoïsme – ça, je m’en fichais, je n’ai jamais été pro-chinois. Non, ce qui m’a plu, c’est que ce groupe agissait réellement sur le terrain et portait des pratiques radicales. Un temps, quand même, j’ai hésité. Je n’ai pas pour habitude de faire les choses à moitié, et il m’était très vite apparu que je devais choisir entre l’art et la politique. Dilemme. Ça faisait un an que je travaillais à ’’ma grande œuvre’’, un film d’animation dont j’avais réalisé les quinze premières minutes. Que devais-je en faire ? Finalement, un soir, j’ai déposé la bande dans une poubelle, en plein rue. La politique, donc. Je suis rentré à la GP en 1969, à 22 ans ; j’en suis sorti en 1973, quand l’organisation a décidé sa dissolution.
Je m’étais marié en 1969, ma première fille est née un an plus tard. Mais être militant à la GP, c’était du 24 heures sur 24 : il n’y avait guère de place pour la famille. Je voyais donc très peu ma femme et ma fille. En 1970, je les ai d’autant moins vues que j’ai fait un mois et demi de prison. En Quartier de haute sécurité (QHS). Je t’assure que quand tu débarques à 23 ans en QHS, le choc est rude. Très. Tu te retrouves sans rien. Je n’avais même pas un stylo et un papier, pourtant indispensables pour cantiner. J’avais tellement envie de cigarettes que j’ai essayé de fumer les brins de paille de ma paillasse…
Pourquoi le QHS ? L’histoire n’a guère d’intérêt. Disons que j’ai été arrêté pour une action menée dans le cadre de de la campagne ’’L’été sera chaud’’, qui prenait pour cibles les yachts et les restaurants de luxe. Et que mon avocat a finalement décroché un non-lieu. De toute façon, je n’ai jamais été un homme violent ; à l’époque, je me voyais plutôt comme un humaniste. Mon militantisme consistait surtout à passer mon temps dans les banlieues, les usines, les foyers d’immigrés. La théorie, je m’en foutais. Je ne lisais pas les textes, même pas Mao. J’ai bien participé à quelques réunions avec Benny Lévy2, mais ça m’a profondément emmerdé. Je faisais partie de la base, celle qui s’escrimait sur le terrain et réagissait aux événements. S’il y avait une descente de flics dans un foyer africain, par exemple, on passait la nuit à rédiger et imprimer une affiche qu’on allait coller un peu partout au petit matin.
Quand les instances du mouvement ont décidé qu’il fallait que quelqu’un s’implante dans une grosse boîte de la banlieue Nord pour y faire de l’agit-prop3, je me suis porté volontaire. Il s’agissait de Babcock, une usine de La Courneuve qui fabriquait des chaudières industrielles. J’ai postulé comme ouvrier spécialisé (OS). On m’a demandé si j’avais un CAP, j’ai menti et répondu ’’oui’’. Le lendemain, je commençais comme oxycoupeur4. Sauf que je n’y connaissais rien… Je ne savais même pas comment allumer le chalumeau ! Sans mon voisin, un Algérien, je ne m’en serais jamais tiré. Pendant quinze jours, il m’a appris les bases du boulot. C’est-à-dire qu’il faisait double labeur, le sien et le mien. Jusqu’à ce que je sois capable de me débrouiller.
J’ai passé trois ans dans cette usine, alors bastion de la CGT. J’étais le seul militant maoïste, autant dire que ça n’a pas été facile. À chaque réunion, il y avait cinq-six gros bras de la CGT qui m’entouraient, pour m’empêcher de parler. J’étais très seul : en trois ans, je n’ai réussi à me faire qu’un seul bon pote. Tous les autres me voyaient venir avec méfiance. Cela explique sans doute que, politiquement, je ne sois pas arrivé à grand-chose.
J’ai par contre beaucoup bu. Dans l’usine, tout le monde buvait. Les mecs débarquaient carrément le matin avec des cabas remplis de bouteilles ! Ça nous faisait des journées de travail très arrosées. Aux aurores, on descendait deux-trois cafés-calvas dans un bistrot voisin avant d’embaucher. Puis on tournait au blanc sur la chaîne, jusqu’au déjeuner. À midi, pastis puis rouge pour accompagner le repas, et digestif au bistrot. L’après-midi, on continuait au rouge, et on finissait dans un café à la fin de la journée. Bien sûr, c’était beaucoup trop. Mais j’étais heureux dans les bistrots, à discuter avec les prolos et les immigrés. J’y ai passé un temps fou, j’adorais ça. Alors qu’aujourd’hui je m’y ennuie….
Le côté agit-prop ? Pour être honnête, il s’agissait surtout de discuter avec les ouvriers. De tout. Du boulot, des chefs, du jardin, des filles. On parlait des accidents du travail, aussi - il y en avait plein, à l’époque. Et on causait un peu de politique. De temps en temps, je rédigeais un tract et je profitais de la pause de midi pour en balancer les reproductions sur les établis. Il fallait rester discret : si l’encadrement me surprenait en pleine action, j’étais viré. Mais je n’ai jamais été pris sur le fait. Et puis, j’étais bon dans mon boulot, ça m’a aidé à passer à travers les gouttes. Ça n’a pas toujours été facile. À un moment, la direction de l’usine a essayé de me contraindre au départ en me refilant les boulots les plus dégueulasses. Sauf que j’ai tenu bon. Je suis un homme tenace.
Bien sûr, les flics m’ont embarqué un paquet de fois. Et j’ai aussi eu droit à quelques sessions de préparation à la lutte clandestine avec la GP. On se retrouvait dans la forêt de Fontainebleau, pour s’entraîner au tir de cocktail Molotov. Comme je n’étais pas mauvais à l’entraînement, il avait été décidé que je ferais partie des premières lignes dans les manifs. Mais je n’avais aucune envie d’être devant, moi... Je n’étais pas un guerrier, ni un combattant. J’appartenais certes à un groupe qui prônait la violence, mais personnellement je m’en passais volontiers.
Je ne sais pas si je croyais que ça pourrait déboucher sur la révolution. Je ne me posais pas vraiment la question, je vivais simplement au jour le jour. Nous étions une dizaine de militants à travailler en banlieue Nord, tous amis et très souvent fourrés ensemble. On avait même une base arrière à la fac de Saint-Denis, qui nous prêtait une salle.
L’été, on partait ’’en vacances’’ avec la GP : on allait aider des paysans en Bretagne. À l’époque, on a passé tous nos mois d’août comme ça, ma femme et moi. Il s’agissait de filer un coup de main, de monter des murs de parpaing, etc…Ça nous faisait un bol d’air, on profitait de la campagne. On avait l’impression de découvrir un monde, d’y appartenir un peu.
En 1973, la GP a décidé sa dissolution. Ça a été une excellente décision. Selon moi, ce choix intelligent a évité un éventuel basculement dans une lutte armée stérile, sans appui de la population, sur le mode allemand ou italien. Mais la décision n’a pas été facile à accepter pour les militants les plus investis : certains ont eu le sentiment de se retrouver orphelins. Ce n’était pas mon cas - j’avais une femme, une fille, un projet, des attaches dans le monde paysan. J’ai donc décroché. Et je suis passé assez facilement de cette vie à la suivante. La dissolution a peut-être même été un soulagement. Parce que c’est difficile de savoir jusqu’où tu pourrais éventuellement aller quand tu es vraiment inscrit dans un mouvement. Je ne sais pas ce que j’aurais fait si la GP avait continué. Là, c’était réglé.
Dans ce parcours, il y a évidement des choses que je regrette. Dont une que je ne pourrai jamais oublier, j’en éprouve encore de la honte aujourd’hui. Alors que j’étais ouvrier chez Babcock, la CGT avait lancé une grande journée de mobilisation. Bien. Sauf qu’il y avait un problème : les instances de la GP avaient décidé que ses militants n’y participeraient pas. Je me rappellerai toujours de cette journée : j’arrive à l’usine, je passe devant mes collègues tenant le piquet de grève à l’entrée, je rentre et je prends mon poste sur la ligne. J’ai travaillé alors que l’immense majorité de l’usine faisait grève ! Alors que je bassinais les ouvriers avec la révolution depuis trois ans ! Pour eux, ça n’avait pas de sens, c’était complètement idiot. Et ils avaient raison. Même mon chef a été choqué. Il est venu me voir pendant que je travaillais en compagnie des cinq autres ouvriers qui ne faisaient pas grève. Il m’a regardé et il m’a dit : ’’Là, je ne te comprends vraiment pas…’’
Il y a là quelque chose que je voudrais éclaircir, quarante ans plus tard. J’aimerais comprendre comment je me suis retrouvé à suivre bêtement un mot d’ordre aussi évidemment idiot. Cela ne vaut pas seulement pour cette histoire de grève. On rejoint une organisation, on s’y investit et on perd finalement, sans même s’en rendre compte, un peu de son intégrité. »