mercredi 3 juillet 2013
Sur le terrain
posté à 22h28, par
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2013 sera l’année de Marseille, paraît-il. Promue « Capitale européenne de la culture », la cité est censée briller de mille feux et s’imposer à l’échelle du monde. Un vaste enfumage, entre gentrification tous azimuts et marketing urbain. Retour sur le lancement (raté) d’une mascarade.
Cet article a été publié dans le numéro 11 de la version papier d’Article11, en mars 2013
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Samedi 12 janvier, ouverture officielle de « Marseille-Provence 2013 Capitale européenne de la culture ». Les organisateurs nous ont convoqués pour manifester notre joie par une « Grande Clameur ». Une idée du directeur artistique Bernard Souroque, venu de la Feria de Nîmes et passé par le festival Babel Med : rassembler les gens en ville et leur faire pousser, à tous, une gueulante au même instant, à 19 h. Il est prévu en outre d’éteindre les lumières pendant 30 secondes à ce moment précis.
Des équipes chargées d’entraîner la ferveur populaire sont disposées aux endroits stratégiques du centre-ville. Un appel à bénévoles a été lancé au moyen d’une vaste campagne publicitaire, les écoliers ont été mobilisés et une pression insistante s’est exercée sur diverses associations culturelles. Enfin, des jours de congé ont été accordés aux employés des collectivités locales pour qu’ils puissent aller répéter la Grande Klameur. Oui, des répétitions, comme à l’Opéra : la spontanéité populaire programmée ! Les professionnels du tapin culturel se contentent d’assurer l’encadrement et la préparation de ces recrues d’un soir.
Samedi 12, dès 18 h, la foule afflue en ville. Ce ne sont pas les 400 000 personnes revendiquées par la Prose Rance du lendemain1], et encore moins les 600 000 du magazine cultureux Zibeline (pour rappel, il y a 800 000 habitants à Marseille, un million avec les communes adjacentes), mais enfin il y a du monde, indéniablement. Après plus d’une semaine de matraquage médiatique au niveau tant local que national, relayé par lesdits bénévoles, obligé que les Marseillais descendent en ville, eux qui, pour la plupart, n’en ont plus guère l’occasion. Car Marseille est devenue centrifuge depuis quelques décennies. Se retrouver tous en ville laisse donc entrevoir la possibilité d’un événement.
Il est 18 h 30, carrefour Belsunce-La Canèbe, et les Winners, supporters antifas du virage Sud, agitent des drapeaux. On attend. Quelques personnes poussent une gueulante sans grande conviction, sans doute une ultime répétition. Un feu de Bengale est allumé de l’autre côté. On apprendra que le gars a été embarqué par les flics. D’ordinaire, les fumigènes accompagnent toujours les manifs et les flics ne se risquent pas à intervenir pour ça. Mais là, c’est un événement culturel et tout est permis - aux flics, s’entend. Et nul ne proteste à part deux jeunes passants, embarqués eux aussi : protester lors d’un événement culturel est une marque d’inculture et d’incivilité qui mérite une nuit au poste.
Pendant ce temps, on continue d’attendre, comme des tòti. Tout d’un coup les Winners replient leurs bannières et s’en vont. On s’aperçoit alors qu’il est 19 h 15... Et qu’on a attendu en pure perte l’extinction des feux, les autorités ayant manifestement reculé à la dernière minute, si tant qu’elles aient vraiment eu l’intention de le faire. Et la gueulante de tout à l’heure, c’était ça, la « Grande Clameur » ! Pour de bon !?
Repli tactique dans un bar ami, où Kabyles et Arabes se mélangent au son du raï et du chaabi, comme chaque samedi soir, indifférents à la Capitale culturelle. Ce soir, ils écouteront la cumbia qu’une amie latino-américaine a apportée et que le patron se montre enchanté de leur faire découvrir. Les collègues affluent, franche rigolade. - Toute cette campagne pour ce pétard mouillé... Tu parles d’une clameur ! - Attends, tu vas voir que demain la presse locale va nous présenter ça comme une chose de l’autre monde - Ils peuvent pas faire autrement, après le battage médiatique de la semaine, tu les vois un peu annoncer piteusement « Lamentable échec de la Grande Clameur » ? Ceux qui reviennent du New Port disent que c’était clafit et qu’il y a eu effectivement un peu de bruit sur le coup des 19 h, mais rien de comparable avec ce qu’on entend quand l’OM marque contre le PSG.
- Affiche réalisée par le collectif E-Boy, pour Marseille 2013 - ou la ville comme legoland...
Oui, le New Port... c’est la Prose Rance qui le dit, maintenant que le Vieux Port a été piétonnisé et relifté high tech, et que les quais ont laissé place à une esplanade glaciale d’où tout banc public a été proscrit. Tout cela dans le cadre de MP2013, bien sûr. Comme la Rue de la République : maintenant, c’est « La Street qui bouge », ainsi qu’on peut le lire sur de grands placards. Dans quelle direction elle bouge, facile à voir : le bar Le Réverbère est devenu un Starbucks Coffee, un très ancien et charmant magasin de jouets un H & M, le petit restau chinois ouvert toute la journée une enseigne Nespresso... Le plus beau, c’est que le ramolli du bulbe qui a accouché de ce slogan a sûrement dû se palper 10 ou 15 000 euros pour cette trouvaille. « La Street qui bouge » ! Non mais tu le crois ?! J’ouvre un contrat sur ce connard : un magnum de pastis à qui me donne son nom, son adresse et son numéro de tél (envoyez au journal, ils feront suivre).
Bref, samedi 12, la foule était convoquée pour faire de la figuration. Pour montrer que la fameuse plèbe marseillaise prenait part aux réjouissances, caution populaire indispensable pour vendre le produit. « Les gens n’ont pas compris qu’ils devaient être les acteurs de la clameur », ose, dans la Prose Rance du lendemain, un faux-cul dont j’ai oublié le nom - Rudy Ricciotti ? Jean-François Chougnet ? Jacques Pfister ? Souroque lui-même ? Parce qu’une fois tournée la première page, un ton embarrassé succède au triomphalisme convenu... Bien sûr, les artistes ont fait le taf sur les scènes qui avaient été dressées en différents endroits pour animer la soirée après la « Clameur ». Mais à l’heure dite, la foule, elle, n’a ni clamé ni acclamé. Loin de se comporter en figurants, les gens sont restés spectateurs.
Le fantasme du spectateur actif est au centre du mensonge culturel. Ainsi les lèches-culs de Zibeline : « Une particularité de MP2013 consiste à vouloir rendre chacun acteur, faisant échapper la capitale culturelle au consumérisme ambiant. Les Actions de participation citoyennes, et à un autre titre les Ateliers de l’Euroméditerranée, permettent, par l’investissement individuel, de dépasser le rôle de spectateur. Actions menées depuis plusieurs années déjà, et qui expliquent sans doute en partie l’immense succès populaire du week-end d’ouverture sur tout le territoire. » Les cultureux vous prennent gentiment par la main, et vous disent où et comment faire. Quoi qu’en dise cette phraséologie auto-incantatoire, ça n’a pas suivi. Notre expérience de la rue marseillaise nous le dit sans équivoque. Les équipes de bénévoles, bien encadrées, ont fait là où on leur a dit de faire, comme ces foules qui agitent des pancartes sur le passage du président en Corée du Nord. Mais nous savons que les manifs ou les après-matchs font bien plus de bruit avec bien moins de monde.
En Corée du Nord, personne n’y croit mais tout le monde suit la consigne. Ici, tout le monde semble y croire mais presque personne n’a suivi la consigne. Le contrôle totalitaire fun & fluo n’a donc pas encore franchi le cap irréversible qui s’achèverait sur cette participation des spectateurs à leur propre dépossession. Il manque ce quelque chose qu’à Marseille nous appelons « l’estrambord ». Nos ancêtres les Grecs appelaient cela l’enthousiasme : littéralement, le fait d’être avec les Dieux. Samedi, nous n’étions qu’avec la Chambre de commerce, les politiciens, les banques et les entreprises qui sponsorisent tout ce dispositif.
Ce soir-là, nous sommes seulement venus assister au spectacle de notre présence. La propagande peut créer l’attente, mais ne peut faire plus. Elle peut nous faire croire en la possibilité d’un événement - après tout, il est toujours un peu excitant que la foule envahisse les rues d’en-ville. Mais quand il prendra à ces foules solitaires l’envie d’agir, et de se dissoudre en tant que telles, ce sera inattendu. Il n’y aura pas de répétition pour cela. L’inattendu n’est-il pas la caractéristique d’un événement ?
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1 Les lecteurs vivant en PACA auront reconnu La Provence, fusion de l’ancien Provençal defferriste et du fascistoïde Méridional.