Il n’existe pas vraiment. Mais qu’importe : il crée du chiffre d’affaire. Cela suffit à donner à l’art aborigène toutes ses lettres de noblesse, puisque les Blancs - qu’ils soient touristes ou galeristes - en tirent profit. Haut lieu de la représentation fantasmée et du commerce de ce prétendu art des Natives australien, la ville d’Alice Springs, perdue au milieu d’un nul part désertique. Reportage.
Une brève présentation, d’abord. Alice Springs est une ville que les hommes ont créé de toute pièce, érigé à la va-vite. L’un de ces bleds qui semblent survivre envers et contre tout. Si je cédais à la grandiloquence, je dirais que les plus de 20 000 habitants de la ville défient quotidiennement la nature…
20 000 habitants perdus au milieu de nulle part, donc. Les descendants de ceux qui ont débarqué dans un grand mouvement aurifère, à la fin du XIXe siècle, pour occuper ce qui n’était qu’un poste télégraphique à égale distance du Sud et du Nord, d’Adélaïde et Darwin. De l’or ? Pas tellement. Comme nombre de ruées vers un minerai incertain, l’excitation est vite retombée, confrontée à l’absence de réel graal souterrain. Et les aventuriers se sont retrouvés soudés à une terre rouge et désertique. Sous l’une des chaleur les plus écrasantes du globe, à des milliers de kilomètres de toute zone habitée, entourés par une faune hostile et forcés de coexister avec les Aborigènes locaux. Lesquels ont bien tenté de résister à l’invasion de leurs terres par ces Blancs qui, à mesure de leur implantation, les confisquaient sans remords. Face aux fusils et à la force légale utilisés par les nouveaux arrivants, les Aborigènes ont répliqué par la destruction d’élevages, l’incendie de diverses exploitations ou maisons et l’assassinat des colons. Évidemment, c’était perdu d’avance.
La chaleur vous accueille et vous enveloppe quand vous arrivez à Alice - the Alice, comme les locaux la surnomment. Quarante-trois degrés soufflés par un vent puissant, asséchant les yeux… Les déboires causés par le thermomètre ne sont pourtant que temporaires : on s’y fait vite. Le plus dur est ailleurs, dans ces dizaines de mouches assoiffées qui attaquent tout nouvel arrivant, en quête d’une perle de salive à l’encoignure des lèvres ou d’une goutte de sueur qui aurait échappé à la surveillance du soleil.
À l’abri dans le terminal de l’aéroport, j’attends l’arrivée de mon sac quand une femme se pose à mes côtés. La soixantaine, divers tatouages couvrant une peau bien abimée, les cheveux raides et gras, quelques dents en moins, elle m’accoste d’une voix encrassée par des années de cigarette. Qu’est-ce que je viens faire ici, elle veut savoir ? Peu intéressée par ma réponse, elle enchaîne : « Fais gaffe aux Noirs ici, c’est tout ce que je peux te dire, ce sont de véritables trous du cul (pain in the ass), sinon la ville ça va te plaire, les gens sont décontractés, tu te ballades comme tu veux, ici, on s’en fout, pas de froufrous comme à Melbourne ou Sydney. ». Devant mon air étonné, elle enchaîne, en un discours qui semble bien rôdé : « Ces Noirs, ils faut vraiment que tu fasses attention, ils sont malins et violents, trois fois ils ont essayé de m’avoir, au couteau. J’en ai déjà envoyé deux en prison. Les femmes surtout, c’est les pires, les mecs sont trop bourrés ou shootés pour faire quoi que ce soit. Évite-les, c’est tout ce que je peux te dire, et tu auras du bon temps, ici. S’ils viennent vers toi, fais leur signe de déguerpir, que tu n’es pas intéressé, ils ont bien plus d’argent que toi. Et la nuit, reste où tu es. Ils sont pleins de grog et ils deviennent dangereux. Encore récemment il y en a une qui m’a attaquée avec un couteau, mais je m’en fous, moi, j’ai le cancer, alors j’ai rien à perdre, ils peuvent venir. Mais si tu te tiens à l’écart de ces sales Noirs, je suis sûr que ça va te plaire, Alice. » Elle me donne son numéro de téléphone, me conseille de l’appeler en cas de besoin et disparaît dans la chaleur, dans cette ville au milieu du désert qu’elle n’a quittée qu’une fois depuis que ses parents ont émigré d’Angleterre, à sa naissance.
Mon bus finit par arriver, et je me retrouve bientôt dans cette excroissance urbaine au milieu du désert, assemblement de rues rectilignes et désertées durant les après-midi caniculaires, bâtiments en tôle que côtoient de nouvelles constructions en béton, collines rouges encerclant la ville. Une grosse cuvette de roche et de sable rouge envahissant des quartiers à la frontière du néant : voilà où se trouve the Alice. Mais là n’est pas le plus marquant dans cette ville sans âme : le plus frappant, ce sont ces ombres qui l’habitent et qui la hantent. Au début, on ne les voit pas, ces gens réfugiés dans les quelques zones abritées du soleil au zénith, allongés dans les diverses pelouses de la ville, sous des eucalyptus bien secs, ou se mouvant comme désorientés- une sorte d’errance, le regard plongé dans le vide de l’alcool, de l’essence sniffée.
Les Aborigènes semblent les seuls habitants vivants de la ville - et de ce dernier adverbe, on peut douter. Représentant environ 20% de la population d’Alice, ils sont à la fois étrangement absents et omniprésents. Invisibles dès qu’on pénètre dans un commerce ou bâtiment officiel, ils sont d’autant plus voyants à l’extérieur. Sales et misérables, ils s’interpellent entre eux, crient, mais leurs cris sonnent creux et ne portent pas. Ils semblent observer passivement le va-et-vient des Blancs, dans un mélange paradoxal d’incompréhension, de dépit, d’ébahissement, d’animosité et de désintérêt. Les « Noirs » d’Alice paraissent très loin de la description - faite à l’aéroport - de bandits hautement dangereux. Mais ils semblent aussi très éloignés de l’image qu’on s’en fait, colorée et spirituelle. Éteints et résignés, sous l’effet des drogues ingérées - à commencer par l’alcool - et assistés financièrement, socialement et même culturellement par un État travaillé par sa mauvaise concscience, ils apparaissent tels de grands fantômes dénaturés, au passé oublié et à l’avenir déjà périmé.
Lorsque la température retrouve un niveau supportable, en fin de journée, la ville s’emplit soudain d’un flux de visiteurs impressionnant pour un endroit si reculé. Un flot de touristes se déverse en un instant dans les quelques rues commerçantes du centre-ville. Profitant de la proximité d’Ayers Rock (Uluru pour les Aborigènes, un important site religieux à la confluence de divers Tjukurpa, soit des « rêves sacrés »1 en langue anangu), la ville s’est transformée au cours du XXe siècle en capitale touristique du désert australien, et a vu les agences se multiplier à mesure que les visiteurs affluaient. Après les premiers succès du mouvement pour le droit des Aborigènes à la fin des années 70, et après la redistribution de divers territoires australiens aux Aborigènes (dont le site et les environs d’Uluru), les tours dans le désert se sont dotées d’une nouvelle dimension culturelle. Alors que l’aventure touristique était auparavant vendue sous l’angle de l’exploration du désert, la découverte de la culture aborigène est venue se greffer au programme : Alice Springs s’est engagée rapidement dans cette nouvelle niche, s’arrogeant parfois le très discutable titre de « Capitale de la culture et de l’art aborigène ». Aux côtés des agences proposant des excursions dans le désert, divers centres culturels aborigènes se sont alors installés, tandis que les nombreux magasins de souvenirs ont mis en avant les « objets natives »2 - souvent pacotilles industrielles, boomerangs, didgeridoos et autres prétendus objets d’art traditionnels - et que les galeries d’art ont poussé aux quatre coins d’Alice, sous l’influence d’une nuée d’entrepreneurs artistiques.
Marchant ainsi dans Todd Mall, la rue piétonne et commerçante de the Alice, je suis surpris de voir de l’aborigène partout. Tout ce qui se vend est aborigène, les vitrines crachent du Native, de l’Aboriginal art, du craftwork, du typique, du traditionnel, enveloppé dans un graphique visuel aguicheur à la police grasse et colorée. Partout, on s’arroge le titre de plus grande, de plus importante, de plus ancienne, de plus précieuse galerie d’art aborigène, bien au frais sous les souffleries de l’air conditionné, dans des espaces qui n’ont parfois rien à envier aux musées nationaux des mégalopoles du pays. Dans les galeries, le personnel est - bien entendu - tout aussi blanc que les murs où les toiles sont accrochées, mais répète à l’envie combien les artistes, souriant sur les petites fiches explicatives romancées, sont talentueux et combien chacun ne peut qu’être honoré et comblé de travailler avec de tels génies. Dehors, dans les parcs, à l’ombre, quelques femmes aborigènes édentées tentent vainement de vendre quelques peintures, sans intéresser quiconque.
Cette scène m’en rappelle une autre, vue dans l’excellent Samson et Delilah, premier film du réalisateur australien et aborigène Warwick Thornton - prenant prétexte du périple amoureux de deux jeunes Aborigènes, le film conte la déculturation et le désœuvrement des populations aborigènes d’Australie. Cette scène, donc, montre l’errance dans Alice Springs de l’actrice principale, shootée à l’essence ; elle finit par entrer dans une galerie d’art pour y dérober de la peinture. Entre l’air hébété, l’apparence ravagée de la jeune femme, qui tentera désespérément par la suite de vendre sa peinture à des touristes effrayés, et l’espace propret où l’on aperçoit un responsable bien sous tous rapports - érigé au rang d’expert aborigène - en train de gérer ses ventes sur un Macintosh impeccable, le contraste est frappant. Choquant, même.
Là est le grand paradoxe d’Alice Springs. Dans ce double jeu, d’un côté représentation fantasmée du traditionalisme culturel aborigène, image à visée commerciale et touristique, de l’autre réalité crue, soit l’état de dénaturation culturelle et de prostitution artistique des populations peinturlurées dans les magasins de souvenirs. Dans ce circuit improbable d’amateurs d’art et de touristes se précipitant dans les nombreuses galeries d’art et s’enthousiasment devant la culture millénaire des Natives, les mêmes évitant cependant consciencieusement ces derniers qu’ils jugent indécents. Dans ces tableaux qui s’arrachent jusqu’à plusieurs centaines de milliers de dollars, quand leur style est dicté par ces mêmes responsables des galeries - « Continue comme cela, ces grandes bandes, le public aime cela… » - qui conteront à l’acheteur, en une explication colorée, imagée et un brin simpliste, la signification du rêve à l’origine du tableau. Pour beaucoup, cet intermédiaire distingué représente une simplification considérable du processus d’achat : soulagement, il parle pour les Aborigènes, sans que l’acheteur n’ait besoin de le faire lui-même.
Cette peinture traditionnelle, qui se veut antique et dont certaines toiles font leur apparition remarquée dans les plus grandes galeries du monde, était pourtant complètement inexistante il y a peu. On ne trouve en effet aucune trace de peinture aborigène avant les années 1970, exception faite d’esquisses réalisées sur des parois et à même le sol, servant vraisemblablement à l’orientation et l’enseignement de divers rituels. Il a suffi de l’idée d’un jeune instituteur, Geoffrey Bardon, enseignant dans une communauté aborigène et qui encouragea les populations locales à mettre en peinture les formes qu’ils traçaient à même le sol. Il a suffi de cette idée, et aussi de la ruse d’un entrepreneur assez malin pour anticiper (créer ?) la demande artistique et touristique d’un public lassé des boomerangs et autres artefacts : en fournissant canevas, peinture, rétribution et encouragements, il créa de toute pièce - ou plutôt industrialisa - un art prétendument vieux de plus de 40 000 années.
Le processus est toujours le même aujourd’hui, confie un responsable de l’une des galeries les plus importantes d’Alice Springs : « Plusieurs fois par mois, nous nous rendons dans les réserves, au cœur de territoires aborigènes, où travaillent nos artistes. Nous y collectons les œuvres et leur fournissons du nouveau matériel. » Et d’ajouter : « Bien sûr, nous les rétribuons pour les œuvres vendues ; et nous développons aussi de nombreux projets de scolarisation, d’alphabétisation et d’insertion. Tous nos artistes sont heureux de travailler avec nous et nous sommes enchantés de collaborer avec eux. » Combien sont-ils rémunérés ? Mon interlocuteur ne souhaite pas répondre… tout en indiquant : « Ici, ils sont bien rétribués. Pas comme certaines autres galeries, où les responsables s’enrichissent sur le dos des artistes. » Et l’alcool ? « Nous sommes chanceux ici, tous les artistes avec lesquels nous travaillons sont sobres. Néanmoins, nous ne sommes pas là pour leur dire quoi faire : s’ils prenaient quelque chose, nous ne pourrions pas les en empêcher. Regardez toutes les rock-stars : est-ce qu’on reproche à David Bowie de prendre de la drogue ? » Plus tard, pourtant, dans une vidéo présentant le processus de « collecte » des œuvres, je peux voir le responsable de la galerie se rendre dans les territoires aborigènes et sermonner les populations : « Pas de grog, hein ? » Et tous de lui répondre sagement dans un anglais approximatif - « No, no, stop grog, no grog… » - avant qu’il ne leur délivre peinture et toiles.
Il n’est pas étonnant, alors, que la carrière artistique représente une voie de sortie ou d’intégration relativement lucrative et valorisante pour de nombreux Aborigènes. Artistes reconnus ou simples quidams tentant de vendre leurs modèles médiocres à la sauvette, tous semblent porter sur eux une création à dérouler aux yeux du premier touriste venu. L’offre - à la mesure d’une demande exponentielle - assure à certains Aborigènes des revenus plus que convenables, et à quelques-uns une reconnaissance internationale. Un engouement camouflant très mal la poussée de nos sociétés uniformisantes et prosélytes : à mesure qu’elles détruisent ce qu’elles touchent, celles-ci cherchent à ériger un maigre reliquat coloré et inoffensif sur les champs brûlés de leurs batailles. Claude Lévi-Strauss le disait mieux que moi, à propos des Indiens d’Amérique du Sud : « Car ces primitifs à qui il suffit de rendre visite pour en revenir sanctifié, ces cimes glacées, ces grottes et ces forêts profondes, temples de hautes et profitables révélations, ce sont, à des titres divers, les ennemis d’une société qui se joue à elle-même la comédie de les anoblir au moment où elle achève de les supprimer, mais qui n’éprouvait pour eux qu’effroi et dégoût quand ils étaient des adversaires véritables. »
1 Les Aborigènes croient en l’existence de créatures surnaturelles (souvent choisies parmi les animaux les environnant), qui auraient créé le monde tel qu’il est aujourd’hui. Le panorama et la flore sont souvent crédités d’une signification religieuse liée au mythe de la création, au temps du rêve. Chaque groupe aborigène peut cependant posséder différentes interprétations d’un même site, relié à un autre par des pistes chantées (Songlines), empruntées dans une sorte de transe au cours des déplacements et des cérémonies. Le temps du rêve est en quelque sorte pour chaque communauté son origine et sa direction, ce qui la gouverne.
2 Native est le terme fréquemment utilisé pour référer aux Aborigènes. Native Australian, soit les populations originelles de l’Australie. L’utilisation politiquement correcte étant Indigenous Australians.