mardi 25 mai 2010
Vers le papier ?
posté à 17h16, par
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Médias, politiques et notables locaux : ses crachats n’épargnent personne. Résolu à « couvrir de glaire » ceux qui rêvent de se « couvrir de gloire », l’impertinent Postillon rue joliment dans les brancards. Lancé avec un budget très réduit, vendu un euro et paraissant à l’improviste, ce canard apporte aux Grenoblois ce qui leur manquait : une contre-information locale de qualité. Entretien.
À force, la phrase est devenue tarte à la crème. Si répétée, utilisée, détournée qu’elle en a perdu son sens. Dommage : la formule de Jello Biaffra, chanteur des défunts Dead Kennedy’s, méritait mieux que d’être récupérée par les génies de la conversion expresse - prétendus contestataires qui retournent leur veste plus vite que Laurent Joffrin ne met de temps à écrire un édito dans Libé - ou bien vaguement ripolinée par tous ceux qui considèrent qu’internet se suffit à lui-même. « Don’t hate the media, become the media » ? Soit. Mais pas n’importe quel media non plus.
Pas d’étude marketing. Pas de business-plan, de journaleux professionnels, de carte de presse. Pas d’argent, de publicité, de compromissions. Ce qu’il reste ? L’information - la vraie - , l’engagement et la passion. Ok : dit comme ça, ça sonne un peu comme un vague slogan marketing à la Rue89, grands mots ronflants pour habiller le vide. Que je te rassure : on en est très loin.
Ceux du Postillon se sont lancés avec rien, ou peu s’en faut. Une bonne idée, celle de fournir de la contre-information locale de qualité, sur Grenoble et sa cuvette. Quelques centaines d’euros, pour imprimer le premier numéro. Des bonnes volontés, toutes bénévoles, pour écrire, distribuer, vendre le canard. Du talent, évidemment. Et puis, l’envie de fiche de grands coups de pieds dans la fourmilière, celle des petites compromissions médiatiques et médiocres lâchetés politiques. « Nous n’avons d’autres prétentions que de traiter de sujets locaux avec esprit critique et de lancer des postillons dans la cuvette », écrivaient-ils dans leur premier édito. Voilà .
En six numéros, leurs postillons sont déjà devenus crachats - au sens noble du terme. Distribué de façon alternative, à la criée dans les manifs ou chez un nombre croissant de buralistes, vendu un euro et paraissant de façon aléatoire, leur canard - qui a joliment évolué dans sa forme et s’écoule désormais à 1 500 exemplaires - a déjà sorti les crocs. Du bec, il fouille ; des dents, il mord ; de la croupe, il les emmerde. Les ? Les plumitifs du Dauphiné Libéré, puissance médiatique régionale décortiquée en un passionnant dossier s’étalant sur plusieurs numéros ; la municipalité socialiste de Grenoble, dont Le Postillon ne rate aucune des compromissions (à commencer par l’installation, en douce, de caméras de vidéosurveillance) ; et puis, toutes les petites élites locales, tous ceux pour qui « la seule chose qui compte, c’est l’aptitude à faire preuve d’empathie, de gentillesse et de « respect » envers eux. Des comportements que nous laissons bien volontiers à la plupart des journalistes locaux ». Et l’équipe du Postillon de conclure, dans l’édito de ce 5e numéro : « Les dirigeants grenoblois veulent se couvrir de gloire. Le Postillon continuera à les couvrir de glaires. »
Bref, une jolie preuve qu’on peut become the media sans trahir ni rien lâcher. Pour en parler, Benoît Récens et Martin Delapierre, deux membres de l’équipe du Postilllon.
Comment est né Le Postillon ?
À Grenoble, comme dans beaucoup de villes, l’information locale est aux mains de la PQR (presse quotidienne régionale), qui se trouve en quasi position de monopole. Ici, c’est Le Dauphiné Libéré, alias Le Daubé (détenu majoritairement par le groupe Crédit Mutuel), qui nous abreuve - en plus des publicités - de faits divers et des communiqués des autorités tous les matins à l’heure du café. Les deux sources d’informations critiques existantes se trouvent sur internet : le site de publication ouverte Indymédia Grenoble et celui de PMO (Pièces et Mains d’Oeuvre).
Ça faisait un moment que germait, chez nous, l’idée de réaliser un canard papier, un journal à lire aux toilettes, à laisser traîner sur une table ou dans un bar. De façon générale, nous avions le sentiment que la plupart des gens s’intéressent à l’actualité nationale et internationale, mais ne sait pas ce qui se trame dans les sphères des pouvoirs locaux et dans les quartiers voisins. D’où l’idée de s’intéresser à la politique locale et aux décisions des élus ayant des impacts sur notre quotidien.
Notre branche commerciale a longuement étudié une stratégie de communication et nous avons sorti le numéro 0 le 1er mai 2009. Une vente fructueuse à la criée au cours de la solennelle manifestation des travailleurs, et Le Postillon était lancé. Le numéro 5 est sorti en avril 2010, on le tire aujourd’hui à 1 500 exemplaires, distribués principalement chez des buralistes. Nous participons tous bénévolement au canard, et les ventes permettent de rembourser les frais d’impression, les trois sous de bénéfice servant à des envois postaux. L’argent n’a pas été un obstacle à la création du Postillon ; il a juste fallu du temps et de la curiosité, saupoudrés d’une once de rage...
Quand tu dis que « l’argent n’a pas été un obstacle », tu veux dire que quelques centaines d’euros suffisent à lancer un journal comme Le Postillon ?
Oui, il faut juste pouvoir avancer la première impression, le coût variant selon le nombre d’exemplaires, le format, la couleur ou pas... Pour le premier numéro, nous avons tiré 800 exemplaires en noir et blanc, ça nous a coûté 320 euros. Voilà tout le capital nécessaire au lancement d’un petit journal.
Le problème de la thune est ailleurs, en fait. Il s’agit davantage - comme pour d’autres projets associatifs - de savoir comment passer beaucoup de temps à faire ça tout en réussissant à « gagner » sa vie autrement, ou au moins à avoir de quoi manger. Les solutions évidentes s’appellent Assedic ou RSA, mais elles ne sont ni très satisfaisantes, ni éternelles. Après, tu peux soit jouer les Superman, enchaîner un reportage, des heures de rédaction et des ventes à la criée une fois terminée ta journée de boulot salarié, soit essayer de jongler entre des périodes de « vrai » travail et des moments où tu es complètement disponible pour le journal. C’est ce que nous faisons, et c’est aussi pour ça que Le Postillon est à « parution à l’improviste », pour ne pas être obligé de sortir un numéro à telle date alors que nous n’en avons pas le temps parce que pris par d’autres obligations.
Tu dis que vous vous êtes constitués contre l’emprise du Dauphiné Libéré. Inversement, est-ce qu’il y a des titres qui vous ont inspiré ?
Nous sommes en contact avec La Brique, La Lettre à Lulu ou Fakir et nous nous échangeons nos productions respectives. Mais aucune de ces publications ne nous a particulièrement inspiré, si ce n’est qu’elles nous ont « ouvert la voie ». C’est-à -dire que leur simple existence nous a montré qu’il était possible de faire vivre un journal local « alternatif », sans pub ni subventions, et dans la durée. On s’est dit : s’ils y arrivent à Amiens, Nantes ou Lille, pourquoi pas à Grenoble ?
Vous vous revendiquez journaliste ? Ou c’est un mot qui vous fait mal aux oreilles ?
Nous ne nous présentons jamais comme journaliste, même si nous expliquons que nous participons à un journal. En fait, on s’en tape…
Tu veux que nous développions un peu plus le truc ? Allons-y ! Prenons l’exemple, pour rester dans le local, des journalistes du Dauphiné Libéré : ils sont et se revendiquent journalistes (et encore combien de correspondants locaux payés au lance-pierres pour remplir la moitié du quotidien ?) parce qu’ils sont dans les petits papiers des autorités (polices, politiques, chefs d’entreprise, certains syndicats…) et ont accès aux informations que celles-ci veulent bien leur dispenser. Ils ont une certaine légitimité auprès des pouvoirs en place - d’ailleurs, ils le leur rendent bien. Mais ce sont surtout des journalistes P.R.O.F.E.S.S.I.ON.N.E.L.S au sens premier du terme : ils sont rémunérés pour ce qu’ils font. Ce qui ne les empêche pas de nous abreuver de papiers insipides, composés le plus souvent de faits divers et de communiqués de presse, jamais (ou rarement) d’une enquête ou même de quelques lignes remettant en cause ce foutu « ordre établi ». C’est triste, mais c’est comme ça - et ce n’est pas propre à Grenoble.
Alors : où nous situons-nous ? Peut-être nulle part. Nous n’avons pas la prétention de couvrir toute l’information locale, nous n’en avons pas les moyens, nous ne nous intéressons pas – non plus - à tout ce qu’il se passe dans la cuvette (Grenoble et son agglomération). Nous revendiquons par contre notre subjectivité, ce que devraient aussi admettre les journalistes professionnels. La subjectivité commence par le choix du sujet traité, se poursuit dans la sélection des propos mis en avant, les sources d’informations choisies et se termine par les mots utilisés. Mais les journalistes n’en démordent pas : ils défendent corps et âme leur profession sans jamais se remettre en cause. Autant laisser le mot de la fin à une journaliste de France Bleu Isère, dont on taira le nom par charité, qui a dit un jour : « Mais on est toujours objectif, de toute façon, parce que c’est la base de notre métier et de notre crédibilité ; si on l’était pas, on ne serait plus crédible ! »
Vous devez parfois croiser les journalistes du Dauphiné : ils vous voient comment ? Et les politiques grenoblois ? Ils vous font la guerre ?
Oui, on les croise, on ne leur parle pas. C’est réciproque, peut être aussi qu’ils ne nous connaissent pas, nous n’en savons rien. Le fait est qu’ils nous ignorent dans leurs papiers, comme France Bleu Isère et France 3.
Juste pour prendre un exemple : en février dernier Le Postillon démontre comment la municipalité installe à foison des caméras de vidéosurveillance dans la ville sans que ce ne soit discuté et voté en conseil municipal, ni que la mairie en informe la population. Résultat : les médias locaux (Le Dauphiné Libéré très tardivement) effleurent quelques semaines après le sujet sans citer Le Postillon, ni même poser les questions dérangeantes aux élus. Aujourd’hui le sujet dit « sensible », de la bouche d’un élu, est apparu au conseil municipal et ça commence à jaser. Mais évidement pas un mot des informations que nous avons sorties – soit des contrats signés par la mairie et l’entreprise qui installe les caméras discrètement passées dans un « rendu acte » que nous nous sommes procurés.
Pour résumer, les médias locaux nous ignorent, c’est finalement flatteur. Les politicards lisent Le Postillon, il y a même un adjoint qui – sans nous connaître - nous a sorti, sur un marché et pendant les élections : « Le Postillon dit que… » ! Mais eux-aussi nous ignorent pour le moment, c’est intelligent comme tactique : ça ne nous fait pas de pub. Pour répondre à ta question : la guerre est larvée.
Comment êtes-vous perçu hors votre sphère de sympathie (militants, camarades) ?
Quand nous avons décidé de faire ce canard, c’était avant tout pour toucher d’autres personnes que celles dites convaincues. C’est logique, en fait : un journal papier vendu un euro et accessible chez une vingtaine de buralistes, il n’y a pas besoin de connaître les gens qui le concoctent pour se le procurer.
Nous avons des retours de buralistes disant : « Ben alors, il est où le nouveau ? On a des clients qui l’attendent. » Et nous recueillons régulièrement des échos plutôt positifs, même si l’on nous dit aussi que « ce mot-là va faire peur à ma mère si je lui fais lire » ou que, à l’inverse, « vous auriez pu être plus rentre-dedans sur cet article ». Nous n’avons pas encore fait d’étude de lectorat, alors nous ne pouvons répondre que partiellement à ta question…
Juste : il y a un type qui avait acheté un numéro suite à une brève parue dans Le Monde Diplo, il n’était pas content du tout, il en a même fait un papier sur son blog. Enfin une critique ! Et la cellule « vente à la criée » s’est aussi faite insulter à l’entrée d’un meeting du PS : « Va te faire foutre ! », « C’est un torchon ! », « Ils croient qu’on va acheter leur merde »â€¦ Nos avocats sont sur le coup, nous hésitons à porter plainte pour injures infondées sur la voie publique…
Le PS mis à part, Grenoble donne l’impression de bien bouger en ce moment : vrai tissu militant et radical, joyeuse agitation… Si le Postillon s’est lancé, c’est aussi grâce à cette dynamique de lutte, à ce terreau bouillonnant ?
Tout d’abord, il faut arrêter avec le mythe de « Grenoble-l’engagée-hyper-active ». C’est certain qu’à Grenoble, il y a un réseau « militant et radical » important - plus que dans beaucoup d’autres villes - et qu’il y a un certain nombre d’évènements autour de ce réseau. Mais ça ne correspond certainement pas à l’image de l’ébullition permanente qu’en ont souvent des personnes de l’extérieur. Il n’y a par exemple que peu de lieux « alternatifs », et il peut parfois ne rien se passer d’intéressant au niveau militant pendant de longs mois.
Ceci posé, Le Postillon s’inscrit - quand même - dans une histoire et un contexte local. Nous avons brassé dans cette « joyeuse agitation », y avons appris des choses, rencontré des gens. Tout ceci nous a servi pour lancer cette initiative. Et la présence de nombreux militants demandeurs de contre-information locale nous assure un certain nombre de ventes.
Mais le journal ne s’est pas lancé « grâce à cette dynamique de lutte », mais plutôt à côté : nous essayons de faire autre chose que ce qui se faisait déjà , nous tentons de toucher un autre public. Il est certainement possible de lancer un journal de contre-information local partout, à Louhans-Cuiseaux, Moulins ou Biarritz, même s’il n’y a pas de « dynamiques de lutte ». L’existence d’un réseau militant peut aider, mais n’est pas du tout indispensable.
Vous n’avez pas de site internet. C’est délibéré ?
Disons que c’est loin d’être notre priorité. Notre envie est de vraiment faire vivre un journal papier et de ramer à contre-courant de la mode « internet ». C’est une volonté forte de prêter davantage attention à notre existence dans le monde réel - par le biais de ventes à la criée, d’affichage sauvage, de visibilité dans les points de vente - qu’à notre existence dans l’e-monde et à notre référencement Google. Cela rejoint aussi le désir d’exister avant tout au niveau local et de préférer toucher un voisin, le barman du coin ou une vieille amie bossant dans l’entreprise d’à côté plutôt que le militant connecté à l’autre bout de la France.
Ceci dit, nous ne sommes pas forcément contre le fait d’avoir un site, mais nous n’avons ni l’énergie, ni le temps de nous occuper. Donc, nous n’en avons pas. Pour l’instant, nous diffusons juste quelques-uns de nos articles sur Indymédia Grenoble et nous archivons nos anciens numéros sur le site des Renseignements Généreux.
Le Postillon dans cinq ans, vous vous voyez comment ? Dit autrement : il y a des choses (par exemple, sur la forme : couleur, nombre de pages…) que vous aimeriez faire ou le modèle actuel du Postillon vous convient très bien ?
Nous aimerions quadrupler le nombre de pages, passer en quadri, pouvoir encarter des suppléments publi-rédactionnels, être téléchargeable sur Ipad et accueillir des éditos de Laurent Joffrin…
Non… Plus sérieusement, nous ne faisons pas de plans sur la comète. Je crois que nous n’avons même pas envie de nous demander si nous existerons encore dans cinq ans. Nous préférons tenter de faire le mieux possible ce journal, maintenant. Après, nous ne serions évidemment pas contre avoir une couverture en couleur ou augmenter un peu le nombre de pages, mais nos finances ne nous le permettraient pas sans augmenter le prix. Et pour l’instant, nous préférons le maintenir à un euro pour que ce ne soit une barrière pour personne. Nous sommes donc partis pour garder encore un moment cet austère noir et blanc.
Petit rappel : cet entretien s’inscrit dans une démarche plus large consistant à interroger des projets de presse alternative qui nous bottent et à dégager les problématiques liées à ce type de publication. En filigrane, nos propres interrogations quant à un passage papier.
Premier épisode : Le Tigre, à lire ici.
Deuxième épisode : Revue Z, à lire ici.
Prochain épisode : CQFD.