En littérature, rien ne vaut les personnages immondes, les salauds finis qu’on déteste avec gourmandise. Parmi ceux-ci, une catégorie décevait rarement : celle des traders aux dents longues. Las, « progrès » technologique aidant, ces monstres sont en voie de disparition. Retour sur une hécatombe – détaillée dans 6, livre uppercut.
Cette chronique a été publiée dans le numéro 11 de la version papier d’Article11
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« Sautez dans l’urinoir pour y chercher de l’or. Je suis vivant et vous êtes morts. » (Philip K Dick, Ubik, 1969)
« La voracité est utile. L’avidité est bonne. La faim est un moteur. » Ainsi monologuait le trader Gordon Gekko dans Wall Street – film d’Oliver Stone sorti en 1987. Joué par un Michael Douglas reptilien à souhait, Gekko posait alors les fondations d’une figure publique promise à un bel avenir, celle du golden boy fin de siècle1. Suffisant et avide. Ignoble. Deux (grands) romans suivirent, affinant le portrait esquissé : Le Bûcher des vanités de Tom Wolfe (1987) et American psycho (1990) de Bret Easton Ellis2. Sous leurs plumes, le trader virait psychotique. Sherman McCoy (pour le premier) et Patrick Bateman (pour le second) étaient parfaits en squales sans scrupules, rendus fous par l’appât du gain, au bord du gouffre. Les monstres sont aux manettes, écrivaient Wolfe et Ellis. Les flash info confirmèrent.
Gekko, Bateman, McCoy – tiercé gagnant. Avec eux, la génération X tenait ses salauds ultimes, ses caricatures à haïr sans remords. C’était le bon temps. Depuis, Sniper, Guerilla, Sumo, Iceberg, Shake et tous leurs potes ont débarqué dans le jeu financier, brouillant irrémédiablement nos élans de colère. Comment haïr un algorithme ?
Le soulèvement des algorithmes
63 a pour auteur un certain Sniper4. Lequel lève vite le voile sur son identité d’emprunt : « Je ne porte pas de costume et les limousines ne m’impressionnent pas. […] Je n’ai ni tête ni visage. Et depuis la crise économique mondiale de 2007 je n’ai cessé d’envahir les marchés financiers. […] Je m’appelle Sniper et je suis un algorithme. » Ce parti-pris narratif (les pensées d’un programme informatique jetées sur le papier) pourrait être lourdingue ; il fonctionne plutôt bien. L’auteur qui se cache derrière le pseudo Sniper est à l’évidence un spécialiste des marchés financiers, et le tableau documenté qu’il en dresse se lit comme un roman. Ce qu’il décrit ? L’irruption fracassante d’acteurs non humains dans la finance mondiale, une (r)évolution amorcée depuis un bail et en roue libre ces dernières années : « En 2013, les algorithmes que l’on appelle ’traders à haute fréquence’ réalisent aux États-Unis plus de 70 % des transactions contre 10 % en 2001. »
Au fil des pages, l’auteur de 6 détaille l’historique de ce « soulèvement des machines ». Il revient sur l’irruption des premiers ordinateurs à la Bourse de New York, s’attarde sur quelques figures marquantes du trading décomplexé – le pur requin Sheldon Maschler, le petit génie de l’informatique Josh Levine. Et dépeint le processus par lequel ces précurseurs ont pavé la voie aux acteurs d’aujourd’hui, à ces algorithmes aux noms guerriers lâchés sur le champ de bataille financier. Des montages mathématiques si complexes que ces empotés de traders sont incapables de les contrôler : « La rapidité des analyses et des décisions n’est temporellement plus tangible pour les humains : […] ils sont rigoureusement incapables d’observer en temps réel ce que font les algorithmes qu’ils ont programmés. » Oui, si les algorithmes font désormais la loi sur les marchés, c’est qu’ils sont plus rapides et plus efficaces que les poussifs bipèdes. Au rebut les traders.
Règne du bug
6 s’attarde sur ce qui peut être vu comme le point de bascule symbolique dans la rivalité « entre la rationalité humaine et l’intelligence artificielle des machines » : la défaite du meilleur joueur d’échec mondial – Gary Kasparov – contre un ordinateur conçu par IBM, Deep Blue. Le 3 mai 1997, le Russe est humilié par la machine lors d’une partie épique. Après coup, il s’emporte, dénonce une magouille, explique que le 44e coup, celui qui l’a terrassé, résulte forcément d’une intelligence humaine, qu’il est « trop sophistiqué pour être le seul fait d’une machine ». Il se trompait, explique Sniper : « Quinze ans plus tard, un informaticien ayant participé à la création de Deep Blue confessa que ce 44e coup, contre-intuitif et réellement déstabilisant, était en fait un bug lié à un algorithme : incapable de faire un choix en fonction de la position des pièces, l’algorithme avait choisi un mouvement au hasard. »
Un bug bat l’homme. Parfaite métaphore du système financier contemporain. Car si les algorithmes sont plus rapides et réactifs, ils sont aussi sujet à la panne, au déraillement. Cercle vicieux : plus ils se perfectionnent, plus ils échappent à leurs concepteurs. Et plus ils sont susceptibles de déconner sans prévenir. Évoquant une dégringolade boursière due à un algorithme, en 2010, Sniper souligne le caractère foudroyant du processus : « Il faut 350 millisecondes à un être humain pour cligner de l’œil, et en seulement quatre clins d’œil 91 millions de dollars s’étaient envolés. »
Algorithmopocalypse
Le tableau dressé dans 6 ne se limite pas au présent. Pour mieux disséquer la situation actuelle, l’auteur plonge dans le passé, opte pour la profondeur de champ et la mise en perspective. Bonne pioche. En remontant à la source des mutations qui ont agité le monde de la finance, il dresse le portrait d’un univers en perpétuelle mutation, extrêmement sensible aux nouvelles technologies. Du télégraphe aux ordinateurs, des pigeons voyageurs aux algorithmes, une constante : les marchés financiers sont des incubateurs technologiques, des accélérateurs d’innovations. Malheur à ceux qui ne s’y adaptent pas : « ’’Jamais un ordinateur ne pourra avoir le degré de finesse que nous avons’’, avait affirmé le commis d’un agent de change parisien, sceptique face à l’arrivée des machines. En 2013, cette phrase fait bien évidemment hurler de rire n’importe quel connaisseur des marchés financiers ».
La suite des réjouissances ? Elle relève de la science-fiction, zigzague entre HAL 9000, l’implacable ordinateur aux commandes du vaisseau dans 2001, Odyssée de l’espace, et l’armée de machines au pouvoir décimant le monde du Robopocalypse de Daniel H Wilson5. Une seule certitude : les algorithmes qui gouvernent la finance ne sont pas assujettis aux célèbres Lois de la Robotique édictées par Isaac Asimov. Dont celle-ci, mentionnée pour la première fois dans Les Robots et l’Empire (1985) : « Un robot ne peut pas faire de mal à l’humanité, ni, par son inaction permettre que l’humanité soit blessée. » L’humanité ? Sniper et ses amis s’en tapent royalement. C’est peut-être en ça qu’ils sont le plus humains.