jeudi 18 septembre 2008
Invités
posté à 09h15, par
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Il y a quelques jours, Pierre Jourde évoquait sur Article11 les compromissions et collusions du monde littéraire. Une posture que quelques commentateurs ont jugée délicate, pointant la proximité de l’écrivain avec Eric Naulleau, figure médiatique incarnant a priori ce que l’auteur de « La Littérature sans estomac » dénonce. Pierre Jourde a souhaité y répondre. Voici sa chronique.
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La question soulève le problème général de la médiatisation de l’écrivain. Je crois, avant de discuter de la position médiatique d’Eric Naulleau, qui semble heurter beaucoup de gens, qu’il faut au préalable retracer la manière dont il est passé du statut de petit éditeur à celui d’animateur de télévision.
Il a fondé sa maison, L’Esprit des péninsules, pour faire connaître en France certains écrivains des pays de l’est. Il traduisait parfois lui-même les Bulgares. Il publiait aussi, de manière secondaire, du fonds français et quelques auteurs contemporains. Après la publication de La Littérature sans estomac, il a répondu à une proposition de rencontre avec Josyane Savigneau. Il en est sorti révolté. Notamment par les propos qu’elle a tenus à mon sujet. Elle estimait que j’avais une tête d’homosexuel, et souhaitait que le sida la débarrasse de moi. La colère l’a conduit à écrire le récit de cette rencontre, Petit Déjeuner chez tyrannie. C’est avec ce livre qu’il s’est découvert une veine pamphlétaire.
Nous avons ensuite sorti Le Jourde et Naulleau. Nous avons été invités à parler de ce livre chez Laurent Ruquier. J’ai refusé, en dépit des pressions de l’éditeur, car j’estimais que ce genre d’émission ne sert à rien, sinon à transformer un auteur en bouffon. Par la suite, j’ai plusieurs fois refusé de paraître dans cette émission pour parler de l’affaire liée à mon récit Pays perdu, estimant ne pouvoir alimenter avec cela un programme de divertissement.
Eric y est allé. Ruquier et lui se sont bien entendus, et il a été invité comme chroniqueur, d’abord occasionnel, dans l’émission « On n’est pas couchés » (si je ne me trompe pas). Je crois aussi qu’il intervenait sur LCI. Au même moment, L’Esprit des péninsules se portait très mal. La maison avait beaucoup de dettes, Eric n’arrivait même plus à se salarier lui-même. En 2007, il a dû déposer le bilan. La télévision est donc arrivée pour lui à point nommé : à la fois parce que son talent pamphlétaire venait de se révéler à lui, et parce qu’il n’avait plus un sou, et qu’elle lui a permis, tout bêtement, de payer son loyer. Je pense que ceux qui lui jettent la pierre devraient se demander sincèrement si, dans la dèche complète, ils refuseraient d’intervenir dans une émission de télévision où on leur demanderait de parler de livres pour un salaire très honorable. Par la suite, Eric a pu faire renaître L’Esprit des Péninsules, parce que l’édition reste essentielle pour lui. Il dirige aussi Balland, où il vient de publier un jeune romancier prometteur, Johann Trümmel.
Est-il à sa place comme animateur de télévision ? Trahit-il son idéal littéraire ? Est-ce de la prostitution ? Est-il « récupéré par le système » ? Ce type de question, au-delà de son cas personnel, soulève un problème plus général. Toute personne qui, d’une manière ou d’autre, devient publique, est amenée à se la poser, et cela la confronte parfois à des situations délicates, qui mettent en jeu son éthique. Jusqu’où peut-on aller pour se faire entendre ? Je me suis souvent posé cette question. On y répond comme on peut, sans être toujours très content de soi.
Eric et moi n’avons pas tout à fait la même position. Je préfère choisir les émissions. Comme je n’ai pas la télévision et que je n’y connais rien, je me suis fait piéger au début, une ou deux fois. Mais dans l’ensemble, j’essaie de me tenir aux émissions à vocation culturelle qui me paraissent à peu près sérieuses. Cela n’est pas toujours facile à doser. Eric, lui, pense qu’on peut faire passer un message, quelque soit le lieu. Je respecte cet avis. Je crois qu’il faut être très fort pour arriver à ça. Il est bien possible qu’il le soit, en tous cas plus que moi. Je n’ai vu que quelques-unes de ses interventions dans l’émission de Ruquier. Il ne m’a pas paru qu’il donnait dans le racolage et la vulgarité. Ses critiques portent toujours sur le contenu du livre ou du film présenté. Elles sont souvent négatives, mais pas toujours. D’autre part, je l’ai vu à plusieurs reprises enrober ses appréciations négatives d’éléments positifs. Bref, tout cela me semble relativement mesuré. Et je ne suis pas mécontent de le voir dire leur fait à de mauvais auteurs comme Breillat ou Boccolini, à des crétiniseurs comme Cauet.
Ce qui n’est pas mesuré, ce sont les réactions qu’il suscite, à la fois de la part des auteurs et du public. Il est agressé et conspué. Son cas, en définitive, est symptomatique : les artistes ne supportent plus la moindre critique. Eux, et le public, ont pris l’habitude de la promotion et de la flatterie. Et plus ils se veulent rebelles, plus ils apprécient la flagornerie. La loi du marché est de vendre, donc de dire du bien de tout le monde. Personnellement, je trouve plus humiliant, pour un artiste, de figurer dans des émissions de variété idiotes où on lui sert la soupe, que de se trouver confronté à un vrai critique. Et puis surtout, beaucoup des gens qu’il attaque ont une couverture médiatique énorme, font l’objet d’une approbation sans discussion, s’expriment partout, sont partout louangés. Dans ces conditions, entendre une voix légèrement différente me paraît indispensable. Que faire sinon ? Considérer qu’il faut laisser les imbéciles occuper un espace médiatique de toutes façons condamné, et faire autre chose dans son coin ? C’est possible, oui. Eric a choisi d’occuper une petite partie du terrain pour s’opposer, et je ne pense pas que cette option soit condamnable en soi. D’autre part, je crois que les émissions qu’il prépare n’auront rien à voir avec de la télé-poubelle. Il faudra voir. Celle avec Mazarine Pingeot consistera à visiter les écrivains d’un pays, en commençant par Israël. Je n’ai pas vu l’autre, sur TPS star. Il s’agit d’une émission de critique culturelle, si j’ai bien compris.
Mais est-ce vraiment de la résistance, en réalité ? Est-ce que le système ne se sert pas de lui comme caution, parce qu’il faut des méchants ? Est-ce qu’il ne joue pas le rôle que l’on attend de lui, celui d’un alibi commercial ? Ne renonce-t-il pas à tout sens en allant chez Ruquier ? Tout cela n’est-il que du show ?
Bien sûr, il y a là un risque. L’industrie du spectacle est assez forte pour digérer n’importe qui. Mais je le connais, et je crois qu’il tente honnêtement de profiter de la tribune qu’on lui offre pour faire passer un peu de sens. Qu’il y parvienne ou non, il me paraît abusif de le condamner trop vite.
Plus généralement, je sais qu’il y a des gens qui sont toujours prêts, du haut de leur vertu bien entendu absolue, a décréter que les autres sont « récupérés par le système » dès lors qu’on les a vus à la télévision ou que leur signature figure dans tel ou tel journal. Inversement, lorsque vous critiquez la corruption des prix ou la bêtise des médias, comme je l’ai fait, on vous traite de moralisateur ou de curé. Je crois tout simplement que ces gens n’ont jamais été confrontés à la réalité d’une vie publique. Ils reproduisent des schémas simplistes, qui sont précisément diffusés par les médias, amateurs de caricatures : les purs ici, les impurs là. Les choses sont un peu plus complexes, et la justesse éthique, pour autant qu’on puisse s’en rapprocher, doit tenir compte de cette réalité complexe. Ne jamais apparaître nulle part, la pureté idéale, cela peut être une stratégie. D’ailleurs, au-delà de la vie publique, on pourrait à bon droit considérer la vie sociale dans son ensemble comme une série de compromissions. Ou de compromis. Et le compromis, en soi, me semble une bonne chose pour vivre ensemble.
J’ai lu, sur ce site, des réactions de gens me reprochant de donner des textes au Magazine littéraire, ce qui est assez surréaliste. Il faudrait carrément ne pas publier de livres, tant qu’on y est, puisqu’à publier, en effet, on se compromet avec un système de commercialisation du livre. Oui, je publie chez des éditeurs, toujours des éditeurs indépendants, dont je respecte le travail, pas dans des maisons qui dépendent de conglomérats industriels. Je publie aussi dans des revues, parfois confidentielles, parfois plus commerciales, mais en général littéraires. J’ai eu un an une chronique dans Marie-Claire. J’ai tenté d’y faire passer, pour un public large, quelques textes sur des gens que j’estime. Je crois qu’il faut transmettre, faire passer des idées, pas seulement au sein une minorité intellectuelle, mais aussi pour un public élargi, en essayant de ne pas renoncer à l’essentiel de ce à quoi l’on croit. Telle est ma ligne de conduite, et telle est l’idée que je me fais du rôle d’un intellectuel. C’est aussi ce que je fais, sous une autre forme, en enseignant à l’université. Les puristes peuvent toujours condamner. Cela signifie, comme règle de conduite : ne pas parler de soi, en tant que personne privée, mais de ce qu’on écrit. Ou ne parler de soi que dans la mesure où ce qu’on écrit est directement concerné. Rester sur le plan des idées. Ne pas faire n’importe quoi et ne pas aller n’importe où. Mais accepter d’aller là où l’on pense pouvoir dire une ou deux choses, à condition qu’il ne s’agisse pas de clowneries et de pur divertissement. Dans l’expérience concrète, cela peut donner des résultats très différents. Souvent, on repart avec l’impression de ne rien avoir pu dire, c’est vrai. Mais il arrive parfois qu’on puisse faire passer quelque chose.
Eric et moi nous trouvons pris, depuis le début, entre deux feux. D’un côté, des gens qui exercent un pouvoir médiatique, et qui nous empêchent régulièrement de publier. Je pourrais dresser la liste des articles supprimés, des intimidations, ce serait long. Dernier exemple en date : Un journaliste du Monde vient chez moi, pour préparer une page portrait. Il m’appelle, gêné, deux jours après : sur intervention du Monde des livres, l’article est supprimé. Bien entendu, tout cela ne se voit pas. On ne voit que ce que nous publions.
De l’autre côté, tous les puristes du dimanche, qui nous accusent de compromission dès qu’ils nous voient publier ou apparaître sur un écran. En gros, l’idée est la même : fermez-la. Les deux se rejoignent là-dessus. Ou bien on publie et on parle, et on est compromis, ou bien on se tait, et personne n’entend parler de vous.