Parmi toutes les espèces que l’humain s’est acharné à faire disparaître, les baleines occupent une place de choix. Et si leur extinction absolue n’est pas entérinée, ce n’est pas faute d’avoir essayé. Dans « Ce Que Savent les baleines », Pino Cacucci rappelle le passif humain en la matière. Et s’interroge : pourquoi les baleines ne s’en prennent-elles jamais à leurs tortionnaires bipèdes ?
« Plaignez plaignez la baleine
qui nage à perdre haleine
et qui nourrit ses petits
de lait froid sans garantie »
(Robert Desnos)
J’ai beaucoup aimé revisionner Le Monde du silence, ce film de Cousteau et Louis Malle qui illumina ma prétendue tendre enfance et récolta une palme d’or à Cannes en 1956. Le tout premier long-métrage consacré aux fonds marins et à leurs merveilles a certes très mal vieilli. Et El Commandante Cousteau file clairement les jetons, avec ses faux airs de sauveur du monde se révélant tyran doucereux. Mais c’est la première fois depuis un bail que je n’ai pas eu l’impression que l’humanité filait inexorablement et intégralement vers le pire dans son rapport à maman Nature (depuis, je me suis repris).
Que je t’explique. Cousteau a toujours été vendu comme un genre de pré-Hulot sans le merchandising, un type ridicule, ok, mais qui se battait pour sauver les océans et leur diversité. Jusque-là : respect, Bonnet Rouge. Sauf que dans Le Monde du silence, le rapport des hommes de la Calypso à la faune marine est pour le moins ambigu. Voire scandaleux. Faire sauter un récif de corail à la dynamite n’est jamais innocent (même si le but est de fournir au biologiste de l’expédition des échantillons de poissons). Pas plus qu’éperonner un cachalot après l’avoir harcelé au harpon (voix off, de mémoire : « l’instinct du pêcheur se réveille à la vue de l’immense créature ». Bah tiens). On pourrait à la limite pardonner le trucidage accidentel du bébé cachalot qui passe malencontreusement sous leurs hélices ; ce sont des choses qui arrivent. Mais quand ce drame sanglant attire les requins, les prétendus amoureux de la mer pètent les plombs et en tuent joyeusement une bonne dizaine sous le regard bienveillant de leur capitaine (voix off : « Tous les pêcheurs du monde détestent les requins »). Pure curée. Et le reste est à l’avenant : ces Messieurs chevauchent les tortues de mer, se gavent de langoustes braconnées et – surréalisme aigu – finissent par emprisonner un mérou gigantesque – Jojo – dans leur cage anti-requin, pour rire. Des barbares, pas moins.
Ces scènes de maltraitance animalières semblent plutôt incongrues visionnées aujourd’hui, surtout dans un documentaire animalier. La violence envers la gente animale est dissimulées dans nos sociétés contemporaines bien lissées, prétendument présentables1. D’où l’impression étrange ressentie lorsqu’on regarde Le Silence de la mer plus de cinquante ans après qu’il ait été tourné.
Ceci dit, Cousteau n’est pas seul en cause. La culture populaire du 20e siècle regorge de ce genre de comportement revendiqué envers la faune dite exotique. Quand ce n’est pas un reporter à mèche qui trône fièrement sur le tas de gazelles qu’il vient d’abattre (Tintin au Congo), c’est Hemingway qui se paluche en racontant ses sanglants safaris en Afrique (La Vérité à la lumière de l’aube). Et question cétacés, le Capitaine Nemo prophétisait déjà le pire dans 20 000 Lieues sous les mers de Jules Verne : « l’acharnement barbare et inconsidéré des pêcheurs [...]fera disparaître la dernière baleine des océans ». Dans le mille, Émile.
Que savent les baleines ?
« La taille ne fait pas tout. La baleine est en voie d’extinction alors que la fourmi se porte bien. » (Bill Vaughan)
Ce que savent les baleines (Christian Bourgois, 2012) est un livre étonnant, entre récit de voyage et plaidoyer érudit pour Mère Nature. L’auteur, Pino Cacucci, y décrit par le détail un périple qu’il effectua en Baja California – longue péninsule à l’Est du Mexique et lieu de migration privilégié de nombreuses races de baleines. Conteur d’élite, capable de convoquer Castaneda et Fellini dans la même phrase, l’italien Cacucci est surtout obsédé par les géants des mers. Il a beau faire, il y revient toujours. Ulysse avait le chant des sirènes, lui a celui des baleines. Kif-kif.
Le premier chapitre du livre est en partie consacré au capitaine Charles Melville Scammon, chasseur de baleines resté célèbre pour son rôle de tout premier plan dans la quasi extinction d’une espèce, la baleine grise. Un bon gros massacre commis au milieu du 19e siècle : « En l’espace de quelques années, Scammon et ses hommes massacrèrent tant de baleines grises qu’ils en réduisirent le nombre à quelques centaines d’individus, alors qu’auparavant on estimait cette population à au moins vingt mille. Au tout début du 20e siècle, la baleine grise fut déclarée espèce ’éteinte’. Par bonheur on se trompait. »
Classique. Monsieur Cacucci le rappelle, 19e et 20e siècle sont pour les baleines une longue litanie de massacres. « Progrès » technique aidant, la pêche se fait de plus en plus intensive et la belle lutte du Captain Achab qui dans Moby Dick (1851) du grand Herman Melville affronte une baleine à armes plus ou moins égales (les deux y laissent leur peau) relève vite du folklore. L’invention du harpon explosif en 1864 change notamment la donne : la pêche se fait industrielle. Une fois la pratique globalement interdite (1982), la pollution prend la relève. Et finira bien par avoir leur peau. Foutus bipèdes. Comme l’écrit Franz Broswimmer dans le glaçant Une Brève histoire de l’extinction en masse des espèces (Agone, 20102) : « Étant donné les preuves croissantes de nos antécédents cataclysmiques, il pourrait être temps de renommer notre espèce ’Homo œsophagus colossus’ (la créature dotée d’un œsophage gigantesque, capable de dévorer des écosystèmes entiers) – un terme qui souligne l’idée, formulée par Tim Flannery, que nous sommes des ’mangeurs d’avenir’. »
Les baleines sont loin d’être des débiles. Leur langage à base de chant est d’ailleurs si sophistiqué – elles peuvent communiquer à des milliers de kilomètres de distance – qu’aucun Champollion n’a pu le décrypter. Mieux : leur organisation sociale est basée sur l’entraide et fonctionne comme sur des roulettes, sans anicroches. Et pourtant, s’étonne Cacucci, aucune espèce de baleine ne se montre agressive envers l’homme (enfin, tant que ce dernier ne lui cherche pas des noises). D’où la question pas si anodine posée par l’auteur italien : « Pourquoi [les baleines] font-elles ça ? » Pourquoi s’obstinent-elles à traiter les humains en amis alors même qu’ils s’obstinent à les massacrer depuis des siècles ? Pourquoi n’envoient-elles pas voler d’un coup de queue ces frêles bateaux des touristes qui viennent par centaines s’ébahir de leurs cabrioles sur la côté Pacifique du Mexique ? Masochisme animalier ? Bêtise atavique ? Rien de tout ça. Elles sont simplement plus évoluées que nous, répond Cacucci. Question d’ancienneté, de sagesse : « Les baleines menaient leur paisible existence depuis des dizaines de millions d’années quand le premier hominidé se mit en position verticale. »
La revanche de Jojo le Mérou
« Oh, Achab, cria Starbuck, il n’est pas trop tard, même maintenant, le troisième jour, pour renoncer. Vois, Moby Dick ne te cherche pas. C’est toi, toi qui la cherches follement. » (Herman Melville, Moby Dick)
Mais il y a aussi une autre possibilité, plus séduisante. Les baleines et les autres damnées de la mer attendraient simplement le bon moment pour passer à l’action. Appliquant le machiavélique conseil de ce salaud de Louis-Ferdinand : « Toujours aller à l’adversaire où il vous croit en faiblesse et là bien lui tarter la gueule ». La chose n’aurait rien d’extraordinaire. L’idée d’une revanche animalière est ainsi au cœur de La Ferme des animaux d’Orwell, dans lequel les résidents quadrupèdes d’une petite exploitation agricole s’unissent pour chasser leur maître. Sage l’ancien, le plus vieux cochon de la ferme trouve les mots justes à cette occasion : « Car l’Homme est notre seul véritable ennemi. Qu’on le supprime, et voici extirpée la racine du mal. Plus à trimer sans relâche ! Plus de meurt-la-faim ! L’homme est la seule créature qui consomme sans produire. Il ne donne pas de lait, il ne pond pas d’œufs, il est trop débile pour pousser la charrue, bien trop lent pour attraper un lapin. Pourtant le voici le suzerain de tous les animaux. »
On a longtemps cru que Melville s’était inspiré d’une véritable baleine pour décrire sa Moby Dick, celle qui finit par avoir la peau d’Achab. Aujourd’hui, on ne sait plus trop. Ce qui est sûr, c’est qu’à l’époque où il écrit son chef d’œuvre, un certain Mocha Dick est la hantise des baleiniers. Blanc car albinos, gigantesque, le corps recouvert de harpons brisés, ce cachalot dictait sa loi dans l’Océan pacifique, renversant les chaloupes de pêcheurs et échappant à tous les traquenards. L’anglais J. N. Reynolds lui a consacré une étude en 1839, Mocha Dick : Or The White Whale of the Pacific, insistant notamment sur une de ses particularités morphologiques : « Au lieu de projeter son jet vers l’avant en oblique, et de broncher en un effort bref et compulsif avec un bruit de reniflement comme le font en général ceux de son espèce, il chassait l’eau par son nez en un large volume altier et perpendiculaire à des intervalles réguliers et passablement distants ; son expulsion produisait un rugissement continu, comme la fumée s’échappant de la valve de sécurité d’une puissante machine à vapeur. »
Dans mon fantasme d’une fin du monde parfaite, influencé notamment par le visionnage compulsif de films de série Z dans lesquels une espèce maritime donnée (requins, piranhas, poulpes...) flanque une sévère raclée à la race humaine, le déclenchement de la révolte serait donné par un « rugissement continu » de ce genre, un « reniflement » monstrueux qui précéderait la curée. La mer bouillonnerait à ce signal. Des profondeurs remonteraient des créatures démoniaques bien décidées à en découdre. Des nuées d’albatros et de pélicans s’annonceraient à l’horizon. Et les Bonnets rouges de ce monde prendraient une sévère déculottée. Youpi.
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1 Il va sans dire que cette pudeur contemporaine envers la violence animalière n’est qu’une hypocrite façade, la véritable violence s’exerçant loin des yeux, notamment dans l’élevage industriel. C’est un tout autre sujet. Mais pour ceux que ça intéresse, le récent livre de Jonathan Safran Foer, Faut-il manger des animaux ? (éditions de l’Olivier), est une bonne introduction à la question, même si parfois un peu naïf.