lundi 23 mai 2011
Inactualités
posté à 12h53, par
12 commentaires
Depuis deux semaines, l’ami Serge arpente la Tunisie. Par amour de la Révolution. Et pour prendre pleinement la mesure du bouleversement en cours, saisir ses enjeux et - aussi - les risques qui pèsent sur cet ardent besoin de paroles et de liberté. Pour carte postale, il a envoyé ce texte, petit carnet de voyage et retour sur d’enthousiasmantes rencontres, à Tunis et dans l’Ouest du pays. Impressions.
On n’a pas encore fini. Après Sfax l’industrieuse dont le soulèvement a rendu le mouvement irréversible, Gafsa l’éternelle rebelle, Sidi Bouzid, Kasserine et Thala, les trois cités au cœur de cette Tunisie de l’Ouest déshérité d’où tout est parti, on arrive à Tunis. On a écouté des poètes révolutionnaires, une famille de paysans résistants aux Phosphates de Gafsa qui totalise des dizaines d’années de prison, des militants marxistes léninistes ou sociaux-démocrates, un jeune facebooker qui, avant de se lancer dans la révolution, a commencé par défendre le droit du muezzin de mettre la sono à fond contre la volonté d’une députée de le faire baisser d’un ton, on a entendu la colère des parents de jeunes manifestants assassinés par les balles de la police et qui vivent leur chagrin dans l’abandon généralisé, d’autres ou les mêmes ont causé développement régional, spontanéité populaire, fierté patriotique, on a prêté l’oreille sans broncher à un « révolutionnaire de toujours » pour qui, maintenant, « c’est n’importe quoi », et les « bloqueurs » et autres « sit-ineurs » (c’est comme ça qu’on dit) sont manipulés, forcément manipulés, on a constaté cette parano presque universelle de la manipulation et aussi l’angoisse chez tous ceux qui craignent un retour de bâton, et puis l’assurance tranquille chez ce militant sans parti qui promet un nouveau soulèvement du peuple d’ici un an ou deux, « si les valeurs de la révolution sont trahies », on a perçu les pétillements de l’intelligence chez les activistes des Beaux-Arts qui citent Foucault sur les murs et Deleuze dans le texte, on a été effaré d’entendre deux cyberactivistes, éminemment sympathiques et courageux, partisans du commerce équitable et du développement éco-compatible, exprimer leur sympathie pour Sarkozy (« un homme qui fait ce qu’il dit »). On a même entendu – bad trip - un homme d’affaire italien faire l’éloge de l’armée qui, avec un savant mélange de pression armée et de palabres, a mis fin à des grèves sur son chantier. Mais on a aussi été impressionné par la portée des propos d’un autre cyberactiviste sur le fait que la Tunisie pouvait être le laboratoire d’une nouvelle forme d’autogouvernement. Et ce n’est pas fini.
Pour quelques jours encore, je vis au milieu d’un peuple où la parole coule à flots, malgré les magouilles et complots et résistances passives du pouvoir benaliste encore largement présent dans l’État et l’économie, malgré des manœuvres obscures dont la partie la plus visible est une fusillade où ont perdu la vie un soldat et un colonel père d’un blogueur ainsi que deux membres - paraît-il - d’Al Qaeda au Magbreb islamique, célèbre groupe de bandits notoirement infiltrés par les services secrets algérien (le pouvoir algérien n’a aucune sympathie pour la révolution tunisienne, vous vous demandez pourquoi ?), malgré les rumeurs alarmistes et les appels à l’unité nationale qui se traduisent par une tentative d’éteindre les grèves, malgré tout cela, il y a toujours, tenace, chez beaucoup, le désir que ça change, sans que quiconque sache encore bien quelle forme prendra le changement.
Pendant quelques jours encore, on va écouter les acteurs de cet événement qui a enclenché une secousse dont l’ampleur n’est comparable, dans le dernier demi-siècle, qu’au cycle des années 1968 et à celui qui suivit l’effondrement du mur de Berlin. Un ébranlement dont nous commençons seulement à saisir la portée. On a déjà mis en ligne sur « Les contrées magnifiques » plusieurs messages, avec quelques images du voyage. On prendra le temps de raconter tout au long, ici et sur d’autres supports, ces rencontres si riches d’émotions et de réflexions, on essaiera de remercier nos interlocuteurs de la manière la plus digne et la plus utile, pour eux comme pour nous – en rendant leur voix, le contexte et l’hypertexte de leurs propos. En attendant, il semble qu’une première réponse apparaisse hors des frontières tunisiennes, à la question dans toutes les têtes : et maintenant ?
Ce qui se passe en Espagne, qui se revendique explicitement des révolutions arabes, est une première réponse. On a le droit de trouver les discours naïfs, d’être agacé par la reprise du gentillet « Indignez-vous » lancé par une icône médiatique française (après Besancenot, la face joufflue du Che, voici Hessel, le pépé que tout jeune révolté devrait rêver d’avoir), on peut être perplexe devant un apolitisme revendiqué (qui va jusqu’à refuser la présence des « centres sociaux » d’extrême gauche en Italie). Mais il faut saluer l’ampleur de la chose en terre hispanique, la clarté de l’objectif, anti-oligarchique et anticapitaliste, souvent affirmé, et surtout le fait qu’une conscience européenne et mondiale soit en train de se construire. Le mouvement né à l’intérieur des frontières de la Tunisie peut aboutir soit à offrir à de nouveaux hommes d’affaires plus respectueux des règles des affaires l’occasion de faire des affaires, et cela sous supervision un peu plus américaine et un peu moins française, soit à ouvrir l’espace planétaire à l’utopie d’une société plus juste, en rupture avec la logique mortifère de la marchandisation du monde et l’industrialisation de la vie qui laisse de plus en plus de gens, habitants des zones reculées et diplômés chômeurs, au bord des routes du monde.
C’est de cela que je compte bien discuter à Tunis avec les nouveaux amis de rencontre.