Marre de l’underground qui n’en est pas vraiment, des recensions d’artistes que tout le monde connaît ? Je partage ton avis lecteur, en tout cas aujourd’hui. Du coup, en exclusivité, je te propose le visionnage d’une vidéo « plus underground tu meurs », faite par un ami qui n’y connait rien et égaye son quotidien de veilleur de nuit en filmant les mains d’une certaine Annette. Tu l’as bien cherché...
Je n’ai jamais rencontré Annette. Parfois, Manu en parle, il a l’air de bien l’aimer, il l’évoque toujours avec le sourire, c’est récurrent, et puis il ne l’aurait pas filmée pendant huit minutes comme ça si ce n’était pas le cas. Manu, outre qu’il joue dans le boy’s band préféré d’Article 11, « I will prefer not to » (borborygmes bartlebytiens sur fond de synthé disco), est veilleur de nuit dans un hôtel du XVIe arrondissement. Aux dernières nouvelles, il s’ennuyait ferme, c’est compréhensible. Il n’y a que les visites impromptues d’Annette qui mettent un peu de vin dans son vinaigre professionnel. Elle débarque, il ne sait pas trop pourquoi, elle s’installe dans un fauteuil et elle parle. Pendant des heures. Intarissable qu’elle est. A la voir gesticuler ainsi sur cette vidéo, il semble qu’elle y mette du cœur, que ce ne soit pas des paroles en l’air, chuchotées pour elle-même.
Il y en a beaucoup des comme elle dans le métro ou dans les rues, particulièrement à Paris. Un jour, il faudra que quelqu’un m’explique pourquoi Paname détient le record du monde de gens qui parlent tout seul au mètre carré : pas moyen de bouger un orteil sans tomber sur un vieux qui déblatère dans sa moustache en citant les résultats du tiercé ou une dame bien mise à l’allure d’institutrice 3e République qui récite des cantiques entrecoupés de « merde ! » sonores. Personnellement, ça ne me dérange pas, je les regarde même avec bienveillance, mais il y en a qui ne supportent pas, ça les fait crisser intérieurement (crétins).
Et donc Annette appartient à cette grande fratrie et, d’après le petit veilleur de nuit, elle a un cœur d’or. Comme lui itou est doté d’un cœur volumineux et doré, il n’a pas le cœur (faudrait savoir) de la virer ou de lui faire des remontrances. Du coup elle en profite, elle parle toute la nuit pendant que lui somnole. Parfois, des ébauches de conversations, filaments rationnels, prennent leur essor. Mais ça finit toujours pareil : elle parle seule sur le fauteuil de la réception, avec des grands mouvements de mouette, les bras comme des ailes pour survoler ce décor un peu tristounet, et lui la surveille du coin de l’œil en finissant son 153e solitaire de la soirée, parfois il écoute parfois non, on ne peut pas lui en demander trop non plus. Ce n’est pas parce qu’Annette descend d’une famille très argentée et que du sang bleu parcourt ses veines fripées par le temps qu’il se doit d’écouter impérativement toutes ses envolées.
Donc j’en étais resté là de ma connaissance d’Annette et des nuits folles dudit Manu, quand je reçois un mail en provenance direct du XVIe, estampillé monologues d’Annette. À l’intérieur d’icelui, une adresse Internet, à l’intérieur d’icelle, la vidéo ci-dessus. C’est tout ce que je sais. Le reste n’est que suppositions, mais c’est mieux comme ça. Comme le veilleur de nuit n’est pas un pédant estampillé « péteux art contemporain avec écharpe rouge mais pas celle de Christophe Barbier, une plus voyante encore », je ne lui ferais pas l’injure de comparer ce qu’il fait à d’illustres prédécesseurs genre Warhol et son homme qui dort filmé pendant 12 heures, il vaut beaucoup mieux que ça et il n’a pas de moumoute blanche, pas encore en tout cas. Je ne parlerais même pas technique, je ne crois pas qu’il y connaisse grand-chose et comme je sais de source sûre que le « montage » est de lui et qu’il y connaît peau d’chique, ça me dispensera de dire des âneries, le Cahier du Cinéma très peu pour moi, d’ailleurs ils ne veulent pas de moi. Donc, je suppose que techniquement la vidéo en question est une bouse.
Mais quand même. Je sais bien que la plupart d’entre vous vont bailler et n’iront pas au bout de la vidéo (j’entends déjà les bramements de JBB criant au sabotage du site), et pourtant, il y a dans ces images quelque chose qui m’émeut. Possible que je sois un peu partial, sur le coup, je ne m’en cache pas, mais je crois qu’il y a autre chose, je connais bien mon cerveau, servile mais pas trop, il n’irait pas regarder trois fois une vidéo juste pour dire à l’ami veilleur qu’il a bien regardé le truc dans son ensemble et pouvoir lui prouver quand il reviendra s’empoisonner en mon antre à coups de lardons carbonisés sauce chips (oui, je sais recevoir) qu’il a bien étudié le truc en long en large et en travelling, ça te tient pas debout, je ne mange pas de ce pain-là.
C’est plutôt dans l’étrange conjonction entre les moulinets de volatile d’Anna et la musique de Godspeed You Black Emperor (tu auras reconnu de toi-même, lecteur, mais je le dis au cas où quelques béotiens se seraient glissés dans la salle) que réside cet instant de grâce que je tente de pointer, maladroitement, je te l’accorde.
Car, sur ces images, Anna danse. Elle est folle, peut-être, un peu, beaucoup, mais elle danse. En accéléré. Dans ce décor sans âme, elle sautille des avant-bras. C’est indéniable. Elle se lève, elle crachote, elle s’agite, lève le poing, avec grâce. Et avec elle, c’est tout le peuple des légèrement dézingués du ciboulot parlant tout seul (qui ont sûrement de bonnes raisons pour ça) qui s’agite gracieusement sur le canapé, armée de muets sortis tous droits des rêves de Maurice Béjart.
En lui coupant le sifflet au montage, en abrasant ce qui pointait ses troubles, en lui substituant les lentes montées dramatiques des canadiens de Godspeed You Black Emperor, notre veilleur-réalisateur souligne la beauté d’Anna, ses envolées enthousiastes. Du coup, c’est n’est plus Annette « la vieille qui parle tout seul et n’a rien d’autre à foutre de sa vie qu’entretenir des conversations unilatérales avec un veilleur qui n’est même pas Andy Warhol », c’est Annette la ballerine des mains, la magicienne des contorsions. Ce pourrait être Anna Karina ridée ou Jeanne Moreau alcoolique, car de son ancienne peau il ne reste plus que les gestes si vivants, le cinéma s’ouvre à elle. Entre ici, Annette Von Thümen, tu es des nôtres, tu impressionnes la pellicule (numérique) et mon cerveau comme une vrai pro.