mardi 21 juillet 2009
Politiques du son
posté à 06h56, par
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Avril 2009 : un exilé meurt d’un coup de couteau au square Villemin, où (sur)vivent comme en taule une centaine d’Afghans. Une bagarre, diront les médias. Libé a vu plus loin : au square il y a des Afghans, mais aussi des abeilles - et Libé en a fait un reportage sonore plein de poésie. Ou comment le champ social se fait dépouiller de sa portée politique par les grands médias, et parfois aussi les petits, s’ils ne s’avisent pas de faire gaffe.
C’est un son d’une dizaine de minutes, on entend d’abord un apiculteur, il parle de la réintroduction des abeilles dans un square urbain - ce sera le fil conducteur du reportage : à chaque transition, une petite rasade d’abeilles. Le square, c’est le parc Villemin, près de la Gare de l’Est à Paris, et ce qu’il y a entre les transitions, c’est la mort d’un exilé afghan. Libération, comme bien d’autres, s’est mis à la création radiophonique : la pratique n’est pas récente, mais le développement des « contenus multimédias » et l’essor des webradios lui a donné une nouvelle jeunesse. Une station locale, Radio Grenouille, y a gagné sa célébrité ; une chaîne de télévision de moins en moins culturelle, Arte, y a reconquis ses galons d’inventivité ; un petit festival, Longueur d’ondes, s’y construit une assise rapide. La création radiophonique a de multiples formes, documentaire, pastille, pièce, poésie sonore, et elle fait le pari d’un autre rapport au réel que celui du flash-info ou de l’interview.
C’est un son, donc, d’une dizaine de minutes, on entend d’abord un apiculteur, il parle de la réintroduction des abeilles dans un square urbain - c’est insolite, n’est-ce pas, on apprend que Le Parisien a enquêté sur ces abeilles la veille. La veille, juste avant la mort de l’Afghan, tué lors d’une bagarre au couteau, l’Afghan qui vivait là depuis des mois, comme plusieurs centaines d’autres, fuyant la guerre, cherchant l’asile. Tout à coup les Afghans se sont éparpillés « comme une volée de moineaux », alors l’apiculteur et Le Parisien ont compris qu’il s’était passé quelque chose. La police égrène les médias présents au talkie-walkie : « Il y a Libération, Radio Canada, BFM... Je réitère : Libération... ». La police qui s’explique auprès des journalistes, les journalistes qui enregistrent la police en train de les égréner. La police qui « n’a pas de dialogue avec eux », eux les Afghans, même s’ils sont « plutôt pacifiques ».
La police a raison, que disent les Afghans au fil du reportage ? Rien : « no english », et puis ils chantent des chants pachtou en riant. Pacifiques et sans langage. Il n’est à vrai dire pas difficile de parler avec les Afghans du square Villemin : il faut prendre le temps de la rencontre, les plus jeunes et les plus anciens ont appris le français, ou bien on s’arrange en anglais. Mais c’est plus joli « no english », un chant, un rire : pacifiques et sans langage, comme les abeilles. D’un mutisme peut-être bien de circonstance, une parade à l’éphémère bataillon de journalistes, une méfiance acquise au fil des mois et des reportages, mais on s’en tiendra à ça : « no english », un chant, un rire, et le rythme sera bon.
C’est un son, donc, d’une dizaine de minutes, on entend d’abord un apiculteur. Il dit : « Avant que les familles ne commencent à se plaindre, les élus commençaient à s’inquiéter que les familles pourraient se plaindre... » et il rit, c’est un reportage joyeux. Les familles, les élus. Se plaindraient d’une présence gênante dans le parc. Celle des Afghans ? non, des abeilles : c’était un clin d’œil, on respire, le racisme, cette vieille blague, on n’en est plus là quand même. Les abeilles, donc, ne sont pas les Afghans, même s’ils ont en commun d’être insolites dans ce parc. Mais alors qui sont-elles, ces insistantes ? Aucune comparaison ne tient, mais peu importe : les abeilles sont une métaphore. De quoi ? de rien, ou plutôt d’un goût esthétique pour la métaphore - elle n’a pas besoin de sens puisqu’elle n’existe que comme forme. Elle renvoie : au vide, au jeu formel. Écœurant, ce traitement esthétique de la mort d’un Afghan ? Diable, mais vous ne comprenez rien à l’humanisme : la poésie lui rend hommage.
Et la poésie est poussée plus loin : les témoignages des soutiens ou des passants, qui permettraient de saisir un peu mieux ce qui s’est passé là, ne sont employés que comme musique : bribes de mots, bribes de chants, bribes de géopolitique, bribes de psychologie, bribes d’informations fondues-enchaînées, coupées sitôt qu’elles se développent, qui valent pour leur rythme plutôt que pour leur sens : de Jean-Michel Centres, que les Afghans viennent saluer amicalement quand il se rend, quotidiennement, à l’un ou l’autre de leurs lieux de rassemblements, quelques phrases à peine, traitées pareillement que les fanfaronnades d’un habitué du parc qui n’y était pas le jour de la mort de l’Afghan, un pressentiment voyez-vous : « ma tête m’a dit non ne viens pas ». Un homme mange un bonbon, s’en excuse : cela a autant d’importance, ou aussi peu, que son opinion, et on entend le bonbon cogner contre ses dents. La rumeur d’un règlement de compte avec un passeur émerge là-dedans au même niveau que les morceaux d’analyses plus étayées, et c’est la seule tentative d’explication qu’on aura : l’enquête s’arrête là. Ce n’était pas une enquête ? Mais quoi, ça ne visait pas à dire un peu la réalité de ce qui s’était passé là ? Au bout du compte, ça en donne une image parfaitement déformée, et ça ne traite de rien. Pour cause : la mort d’un exilé afghan n’était pas le sujet, mais le prétexte. Et à y bien réfléchir, la seule connaissance nouvelle qu’on ait acquis de manière certaine, c’est que des abeilles sont réintroduites au parc Villemin : Le Parisien avait eu du flair.
Reste que tout ça est mystérieux : quel est l’objet d’un son, comme ça, d’une dizaine de minutes, où on entend d’abord un apiculteur ? Non qu’on en ait spécifiquement après les apiculteurs, les abeilles, ou tel journaliste : mais c’est un son symptomatique d’une certaine création radiophonique, d’une certaine création tout court, d’un certain journalisme. Il ne s’agit pas de « faire de l’information », certes, et on n’y perd certainement pas grand chose, ni moins encore de « faire de la politique » : on fait « de la création » - à défaut de prendre position, on a bien le droit de faire du beau. Avec le même matériau que l’information ou la politique, c’est-à-dire le social. Plus besoin de temps, plus besoin d’enquête, plus besoin d’analyse, plus besoin de documentation, plus besoin d’esprit critique : il suffit d’avoir de l’oreille. La forme libère de toute autre exigence. Enregistrer et monter diverses prises de son, sans les mettre en perspective les unes par rapport aux autres, et par rapport au contexte, autrement que comme pur matériau, c’est beau, c’est neutre, c’est le réel : ça ne prête pas à conséquence et ça fait joli.
Et précisément, ça fonctionne comme une neutralisation politique du réel : la forme, au lieu d’être un outil de transmission d’une expérience du réel, et d’une expérience complexe, non seulement rationnelle mais musicale, à l’écoute non seulement du langage mais de ses à-côtés, la forme devient ici un moyen de dissoudre le sens dans l’esthétique. Et il n’y a plus que la dissolution en elle-même pour faire sens : pas celui, humaniste, qui s’annonce à travers le choix du sujet (la mort d’un exilé) ou des intervenants (des anonymes, des soutiens) - mais celui, inconscient, ou plutôt volontairement laissé à l’inconscience, d’une dépossession politique : dépossession, pour le journaliste, pour les exilés, pour les auditeurs, de la possibilité, à travers ce son, de se saisir du champ social, et d’y intervenir - le premier se fait plaisir, les seconds perdent leur langage, les troisièmes sont divertis, et la bonne conscience veille.
Cette dépossession n’est malheureusement pas cantonnée aux médias de masse, elle se répand. Un jeune homme entreprenant était ainsi venu proposer à une radio libre (Fréquence Paris Plurielle, pour ne pas la nommer) ses prises de son montées sur une manifestation nationale : il était enthousiaste, il se disait « militant ». Son montage ? un parcours bien rythmé du cortège, où le goût pour l’impromptu, le spontané, le swing, l’emportait sur tout contenu politique. Une esthétique, non des exilés du parc, mais du mouvement social. Le swing, on aimait ça, d’autant que ça manquait parfois singulièrement aux radio-libristes. Mais il devenait là l’excuse pour ne pas chercher trop loin : les revendications les plus contradictoires se succédaient sans explication ni analyse, des invectives surgissaient, de vagues opinions pré-mâchées, des amorces ou des résidus de débats - un bonbon sucré, voilà ce que c’était, un bonbon qui cogne contre les dents. Et de ces bonbons-là, on nous en proposait de plus en plus souvent.
Son montage aurait plu à n’importe quelle grande station. Il avait spontanément adopté quelques uns des pires réflexes de la profession : « bips » stridents pour masquer un nom ou un mot, rythme haletant, et surtout une foi inébranlable en sa propre neutralité. Qu’il ait voulu « faire un puzzle sonore », une sorte de Cluedo où les indices de compréhension d’une scène éclosaient dans la précédente, où les enregistrements, savamment agencés, se suffisaient à eux-mêmes, c’est ce qu’on avait le mieux compris et le mieux apprécié : le jeu intellectuel, l’enthousiasme du montage, le souci de la forme. Et ç’aurait été très bien si tout le reste n’avait pas été oublié dans l’histoire : le reste, c’est-à-dire le mouvement social, objet du montage ; le reste, c’est-à-dire la réflexion sur sa propre position comme preneur de son, comme interviewer et comme monteur ; le reste, c’est-à-dire l’interrogation sur ce que c’est de faire de la radio libre.
Le jeune homme, qui débutait dans la radio, s’était offusqué de ce qu’on ose lui faire des remarques, de ce qu’on lui suggère d’ajouter une voix off, la sienne, qui aurait donné au son une portée autre qu’esthétique, ou bien, si la mise à distance dénaturait trop son œuvre, de refaire un travail de coupe et de montage : « c’est ça, la radio libre ? ». Oui c’était ça et ça le resterait, du moins pour quelques acharnées : ne pas se satisfaire de couvrir avec une bienveillance assumée un « sujet de gauche », mais donner la parole autrement, et à d’autres personnes ; conserver toujours une exigence d’analyse ; prendre le temps, puisque c’est bien, cette richesse en temps, ce qui distingue le mieux les médias libres des médias de masse ; s’attacher à ce que la forme ne vienne pas contredire le fond mais s’y mêle entièrement ; présenter aux auditeurs, non pas un tour ludique des évènements, mais des outils de critique sociale.
Qu’on y accède, aux radios libres, plus facilement qu’aux grosses antennes, ce n’est là qu’un des aspects de la critique des médias qu’elles pratiquent : on y remet en question le rôle et le pouvoir du journaliste, les hiérarchies habituelles, la manière de travailler. Utiliser cette facilité d’accès pour faire la même chose que sur les médias de masse, c’est faire de la radio libre un tremplin de carrière, et non un acte politique. C’est bien ainsi d’ailleurs que l’entendent les médias de masse et les écoles qui y forment. Car ce que ni le journaliste créatif de Libération ni le non-journaliste créatif de la radio libre ne semblent percevoir, c’est qu’à travers toute leur flamboyante originalité, c’est un discours bien reconnaissable qui remonte à la surface, et un discours qui n’a rien d’anodin politiquement : on sert là parfaitement l’idéologie dominante, qui nous voudrait simples spectateurs et qui nous envoie des bonbons par tombereaux pour que, chacun occupé à sucer sa pastille, personne ne songe plus à prendre la parole et à s’approprier le champ social. Les faits sociaux, dans l’idéologie dominante, ne devraient toujours être que des bonbons.
La création radiophonique, dans son nouvel essor, porte la même capacité d’invention et d’ouverture que les radios libres, celles des débuts et celles qui se battent aujourd’hui. Elle porte le même enthousiasme, la même possibilité pour chacune et chacun de s’en approprier les moyens, la même opportunité de faire entendre des voix nouvelles : on y prend le temps d’écouter l’atmosphère, d’inventer des formes sonores hybrides, d’être attentifs aux rythmes et aux sonorités, d’assumer la subjectivité, de créer de nouvelles tonalités, d’entendre ce qui se dit dans les interstices d’un entretien, ses silences, ses ratés, ses coulisses. La création radiophonique porte également la nécessité de lutter contre les vents majoritaires, de nourrir la réflexion sur ce qu’elle est, de se faire un outil de critique des médias, d’exploration, et de transformation sociale. Qu’on oublie les bonbons et qu’on aille chercher les langages enfouis ou inconnus, « no english », un chant, un rire, et les actes qui pourraient en émerger.