mercredi 10 juillet 2013
Sur le terrain
posté à 15h04, par
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Buenos Aires. Un matin de 2001, en pleine débâcle économique, les ouvrières de l’usine de confection Brukman trouvent porte close. Leur patron s’est fait la malle. Il a toutefois oublié un détail de poids : les machines à coudre. Douze ans après la bataille livrée pour récupérer leurs moyens de production, les femmes aux blouses turquoise sont devenues un emblème de l’autogestion à la mode argentine. Mais leur modèle coopératif demeure fragile.
Ce reportage a été publié dans le numéro 12 de la version papier d’Article11
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Cliquetis d’aiguilles, claquements de pédales, crachotements intempestifs des chaudières à vapeur : voilà les trois lignes sonores de l’atelier de couture niché au premier étage de l’usine Brukman. Mais pour avoir l’honneur d’assister à ce récital, il faut se lever de bonne heure. Appeler, récidiver régulièrement durant plusieurs semaines, puis s’engouffrer dans le premier bus venu parce que le rendez-vous est finalement fixé quarante minutes plus tard. Une fois dans le hall, il faut encore montrer patte blanche à Coca, l’élégante blonde au ton expéditif préposée à l’accueil. Depuis l’ample couverture médiatique qui a jalonné l’épopée de la récupération de l’usine en 2001, les dames de la Brukman ont appris à traiter avec la presse. Elles reçoivent les journalistes quand ça leur chante et n’interrompent pas leur travail pour si peu.
- Image tirée du documentaire d’Isaac Isitan « Les Femmes de la Brukman » (2008)
C’est Delicia, l’une des anciennes, qui joue les chargées de communication, balise la visite et répond aux questions. D’une poigne ferme, elle fait coulisser la lourde grille métallique de l’ascenseur. Dans le couloir incurvé sur lequel il débouche, la moquette aux murs et le design du mobilier offrent un voyage poussiéreux dans les seventies. Lorsque leur patron a levé le camp douze ans plus tôt, les ouvrières avaient d’autres chats à fouetter que de rafraîchir la déco. « Monsieur Brukman ne s’est pas contenté de profiter de la crise pour disparaître dans la nature à quelques jours des fêtes de fin d’année, précise la petite brune à la mine sévère. Il a filé avec l’argent des salaires qu’il ne nous avait pas payés depuis des mois, l’argent des vacances que nous n’avions pas prises et, le plus grave : avec nos retraites. Vous savez ce que ça signifie, la perspective d’une retraite pour des travailleurs autour de la cinquantaine ? Un avenir. Lorsqu’on a trouvé l’usine vide ce matin-là, on s’est retrouvés dépossédés de cet avenir. »
Pourtant, très vite, l’abattement des ouvrières (et de quelques ouvriers) laisse place à la fureur. Tous savent que l’homme qui les a exploités durant des années n’en est pas à son coup d’essai. Avant d’acquérir l’usine de textile, il avait en effet procédé à l’identique avec une firme de construction immobilière. « Il espérait sans doute qu’on se laisse faire et qu’on rentre pleurer chez nous comme l’avaient fait ses précédents employés. Mais ça ne s’est pas exactement passé comme ça », fanfaronne Delicia, et un éclat de colère fuse dans ses yeux noirs. Avec la vingtaine de camarades restés sur place, la couturière décide au contraire d’occuper l’usine. Pas question que le patron vienne récupérer la seule caution qu’il leur a laissée faute de temps : les machines.
Lorsque le reste des troupes les rejoint le lendemain, une assemblée générale prend forme, menée par l’un des rares spécimens mâles de l’équipe, Carlos. « Il est parti dans une grande tirade, décrétant qu’il était inconcevable de continuer à se laisser exploiter de la sorte, sans toucher un peso, sans pouvoir faire manger nos enfants, payer le loyer ou même les allers-retours quotidiens à l’usine. Puis, quand il a eu fini, il a donné le choix aux camarades : ceux qui n’étaient pas d’accord avec l’idée de récupérer l’usine étaient libres de s’en aller, les autres pouvaient rester et contribuer à la remettre en marche. » Sur les 140 licenciés, seuls 57 décident d’entrer en résistance et de poursuivre l’occupation.
« Tout le monde était à cran ce jour-là, se souvient Delicia. C’était le 18 décembre et les argentins, déjà affaiblis par le chômage, venaient de s’apercevoir qu’ils ne pouvaient plus retirer leurs économies à la banque. Deux jours plus tard, le président De la Rua prenait la fuite en hélicoptère. » Mais sur le coup, à entendre la foule débouler dans la rue dans un capharnaüm de casseroles, les grévistes de la Brukman imaginent déjà que l’armée arrive pour les déloger. « Heureusement, les pauvres avaient d’autres priorités à gérer, sourit, avec le recul, la couturière. Dès qu’on s’est aperçu de ce qui était en train de se jouer dehors, on s’est joint aux manifestants qui déferlaient vers la place de Mai. Pour nous tous, ça marquait la première étape d’une longue lutte. »
La seconde étape s’annonce plus périlleuse : remettre l’usine en ordre de marche. Non content de partir en volant ses employés, Monsieur Brukman a en effet laissé derrière lui de jolies dettes envers les banques – nationale et privées - ainsi qu’à l’ensemble des services liés à la production. « On a dû établir un échéancier et redoubler d’efforts pour rembourser, sans quoi on nous coupait tout : l’eau, l’électricité, le gaz. Autrement dit, plus moyen de travailler. »
Hors de question, par ailleurs, de compter sur le soutien des syndicats dans cette épreuve. Certains leaders sont bien passés leur apporter des bouteilles d’eau et quelques gâteaux secs, mais leur intervention en faveur des grévistes s’est arrêtée là. Pour Delicia, c’est très clair : ils n’ont jamais eu d’autre objectif que d’encaisser les cotisations des salariés. « On a même appris plus tard que le syndicat du textile avait tenu salon avec Brukman pour débattre de la manière la plus efficace à employer pour nous éjecter de l’usine. » Aux yeux de l’ouvrière, ce n’est pas étonnant : ce sont « des patrons comme les autres ».
Le réconfort, les grévistes vont donc le chercher ailleurs. Et, par chance, ils le trouvent. En partie grâce aux médias nationaux et internationaux, en extase devant cette armada de mères de famille en blouses turquoise qui coupent les routes avec leurs machines à coudre, confectionnent des cache-nez pour les altermondialistes et n’hésitent pas à saboter certains meetings électoraux. « Grâce à ce relai médiatique, nous avons vite bénéficié d’une certaine sympathie populaire, parfois même au-delà des frontière argentines. Mais malgré tout ce battage, les premiers à venir réellement nous aider ont été nos voisins immédiats », souligne Delicia, émue. Pour les aider à tenir ce siège épuisant, ils leur fournissent régulièrement de quoi manger, notamment des denrées non périssables (conserves, pâtes, etc...).
Le temps de dénicher de nouveaux clients et de préparer leurs commandes, les ouvrières s’organisent aussi pour aller collecter des fonds dans les lieux publics. Elles sillonnent notamment les universités, où les étudiants côtoient de nombreux partis politiques de gauche. Leurs interventions lors des assemblées de quartier contribuent également à les populariser auprès de classes sociales plus aisées. Le soutien financier recueilli n’est alors pas du luxe.
« Beaucoup restaient des semaines entières à l’usine, car elles n’avaient plus les moyens de rentrer chez elles. Comme certaines avaient des enfants en bas âge, ça devenait très difficile à gérer. » Cette lutte qui les monopolise nuit et jour n’est en effet pas toujours bien comprise au sein de leur propre famille. « Là encore, soupire Delicia, il a fallu batailler, s’expliquer, débattre sans relâche. Nos maris ne saisissaient pas ce que nous étions en train de vivre ni pourquoi nous y consacrions autant de temps. Ils n’avaient pas conscience que ce qui se jouait était, plus que la simple sauvegarde d’un emploi, celle d’un droit fondamental : reprendre le contrôle sur notre travail et garantir notre indépendance. »
- Image tirée du documentaire d’Isaac Isitan « Les Femmes de la Brukman » (2008) / Bande-annonce visible ICI
À force d’acharnement, ce double mouvement d’émancipation commence pourtant à porter ses fruits et, courant 2002, les affaires reprennent doucement, au turbin comme à la maison. Mais l’usine ne tourne pas depuis un mois que Monsieur Brukman refait brutalement surface. « Sans doute parce que le cours du dollar flambait à ce moment-là, il s’est mis en tête de reprendre possession des lieux pour y embaucher de nouveaux ouvriers. » Pour y parvenir, tous les coups sont permis : descentes de police musclées, revolvers sur la tempe et destruction partielle des outils de production. Puis vient l’heure de la cerise sur le gâteau, lorsque les ouvrières découvrent que leur ancien patron les attaque au pénal.
« Brukman a eu le culot de prétendre qu’on avait récupéré l’usine par les armes ! Il nous a accusées d’avoir volé le matériel et les vêtements. Durant la procédure, il a même poussé le vice jusqu’à mettre en scène des photos où l’on voit des bouteilles de bière vides à côté de nos machines à coudre. » Le but de la manœuvre ? Montrer à la juge d’instruction que les ouvrières qu’il a laissées sur le carreau sont des alcooliques révolutionnaires à la solde du parti communiste. « C’est vrai que certains camarades étaient membre de partis politiques, mais on a toujours veillé à ce que ces activités demeurent en dehors de la vie de l’usine, pour ne pas se faire récupérer par quelque organisation que ce soit. Heureusement, lorsqu’elle est venue nous rendre visite, la juge n’a pas été dupe. Elle a bien vu que les seules armes dont nous disposions étaient nos aiguilles et nos ciseaux, et que notre action était légitime. »
Faute de pouvoir berner la justice, Monsieur Brukman revient à la manière forte un an plus tard. Cette fois, lorsque les ouvrières viennent travailler sur le coup de six heures du matin, elles se heurtent à l’armée qui quadrille la totalité du quartier. « Il y avait des grilles partout, on était bloquées, il n’y avait rien à faire. » Rien… Ou presque : en deux temps, trois mouvements, les ouvrières expropriées montent un campement sur la place la plus proche. « Depuis, on l’a rebaptisée ’’Place de la dignité’’. Mais à l’époque, on ne se doutait pas qu’on y resterait huit mois et onze jours. » Sous la tente, elles affrontent le froid, la faim, les maladies. Certaines, découragées, lâchent en cours de route, mais la majorité tient bon.
En parallèle, elles bataillent pour convaincre les députés de voter une loi stipulant qu’en cas de faillite d’une entreprise, le patron en est exproprié s’il prend la fuite. « On a fini par obtenir gain de cause, jubile Delicia. Même certains partis de droite ont approuvé cette mesure, et parmi eux des compagnons de l’ancien dictateur Videla ! » Désormais, les ouvrières peuvent réintégrer les locaux et utiliser leurs machines en toute légalité. En revanche, des indemnités requises par la justice, elles n’ont pas vu la couleur. « Lorsque nos avocats ont voulu faire hypothéquer les biens de Monsieur Brukman pour nous dédommager, ils n’ont trouvé personne à l’adresse indiquée en Uruguay. Aujourd’hui, cet escroc a rouvert boutique à San Martin, en Argentine, où il exploite à nouveau ses employés sous un autre nom. »
Le patronyme de « Brukman », en effet, ne lui appartient plus. La marque a été cédée aux ouvrières avec les meubles. Pourtant, si l’enseigne n’a pas changé, ce qui se joue aujourd’hui en coulisse n’a plus grand-chose à voir avec l’avant 2001. Exit le patron, exit les contre-maîtres : les ouvrières sont désormais auto-organisées et goûtent même au luxe d’aller aux toilettes quand bon leur semble. « Ici, chacun se prend en charge, résume Delicia. Toutes les décisions sont votées lors d’assemblées générales auxquelles chaque camarade est tenu d’assister. C’est une voix par personne. On est à égalité, on ne tient compte ni de l’ancienneté, ni de la qualification. »
Un règlement intérieur a toutefois été élaboré collectivement pour mettre un peu d’ordre. « Si quelqu’un pioche dans la caisse, il est expulsé sur le champ », expose l’ouvrière, citant un cas de figure qu’elle a déjà observé par deux fois. Pour le reste, il existe comme partout ailleurs un système d’avertissements et de sanctions salariales en cas d’absences injustifiées. Un conseil d’administration rassemble le traditionnel trio président-secrétaire-trésorier. Diverses commissions se partagent les tâches : offres, commercialisation, vente directe, maintenance, budget, etc.
Un modèle ambitieux et exigeant, mais qui peine encore à faire école. Invitée quelques mois plus tôt à Madrid pour représenter l’Argentine à la Rencontre internationale des coopératives, Delicia a pu le vérifier encore une fois : le fonctionnement de la Brukman n’a rien à voir avec celui de ses cousines européennes. « Toutes les coopératives que j’ai rencontrées à cette occasion ont été formées par des capitalistes et elles en ont gardé l’esprit. Partout, il y a des capitaux de départ, des gérants... La seule ouvrière autogestionnaire de cette rencontre, c’était moi ! D’ailleurs, lorsque j’ai témoigné de notre expérience ici, ils m’ont tous applaudie. »
La coopérative du 18 décembre a beau passer pour modèle dans l’univers de l’économie sociale et solidaire, son équilibre demeure fragile. Les ouvrières qui portent chaque jour l’avenir de l’usine à bout de bras payent au prix fort leur indépendance vis-à-vis de l’État. « Nous n’avons ni protection sociale et sanitaire, ni retraite, parce que nous avons le statut de coopérative autogérée, déplore Delicia. C’est ce qui explique pourquoi Delia, notre doyenne, doit encore venir travailler à 87 ans. En revanche, nous ne sommes pas exonérés d’impôts et nous ne touchons aucune subvention. On ne nous facilite pas la vie. » Certes, le gouvernement a créé il y a deux ans le « monotributo », une cotisation unique de 300 pesos par mois qui assure les services de base – santé, social, retraite - au travailleur qui le paie. Mais en dehors de cette mesure, mieux vaut être dans les clous de la politique étatique si l’on prétend à de véritables aides au développement.
Dès son premier mandat, la présidente argentine Cristina Kirchner1 a su reprendre à son compte l’énergie des coopératives nées de la crise. « Certaines coopératives ont accepté de jouer le jeu. Bien sûr, les revenus des travailleurs sont plus confortables puisqu’ils tombent directement du ministère du Travail et du Développement social, mais il faut voir le revers de la médaille ! Ils sont presque tous affiliés à la CNCT, une organisation dont le gérant ressemble trait pour trait à un patron. Ils doivent soigner leurs relations avec Christina Kirchner, approuver toutes ses initiatives dès qu’elle organise une manifestation publique autour du thème des coopératives. Certains ont même des responsabilités directes auprès du gouvernement et perçoivent un double salaire, ce qui n’encourage pas vraiment l’égalité entre les camarades. »
Christian Mino, le porte-parole de la CNCT, croisé entre les stands du village coopératif de Technopolis, la grande foire à l’innovation imaginée par la présidente pour s’auto-promouvoir, partage visiblement cette animosité. À l’évocation du nom de « Brukman », il sourit d’un air condescendant : pour lui, les ouvrières ne sont que des anarchistes incapables de gérer correctement leur structure et leur comptabilité. « Les coopératives que nous représentons ont négocié avec l’État le prêt de personnel rôdé à l’administration, à la gestion. Car les ouvriers ne sont pas formés à prendre en charge tous ces aspects, du moins au début du processus de récupération. Si les femmes de la Brukman s’obstinent à dédaigner cette réalité, c’est leur problème. »
Aux yeux de Delicia, toute influence extérieure représente une menace latente sur l’indépendance des travailleurs. Pour l’heure, les travailleurs de la Brukman refusent donc systématiquement de joindre leur voix à tout collectif, quel qu’il soit. « Le seul dont nous fassions partie, c’est le mouvement des usines récupérées, et encore ! Si nous n’avions plus besoin des services de leurs avocats, nous en serions déjà partis. » La semaine passée, la Brukman a ainsi brillé par son absence au colloque organisé par sa consœur L’Impa, l’une des premières usines récupérées d’Argentine. Pourtant, son objectif visait à instaurer un rapport de forces entre les coopératives autogérées et l’État. À partager des expériences, des difficultés, des solutions. « Peu importe. Nous ne voulons aucun chef, aucun référent à qui l’on doive rendre des comptes ou qui impose ses normes. Nous avons commencé cette lutte seuls, nous la poursuivrons seuls. »
Lors des rares instants où Delicia s’éclipse pour laisser ses camarades s’exprimer seuls, le vernis de son discours s’écaille quelque peu. Tous ne partagent pas son intransigeance radicale. C’est notamment le cas de David, 35 ans, qui prépare les poches des vestes et des pantalons, penché sur une énorme machine à coudre, un poster de Pink Floyd au-dessus de la tête. « Je suis là depuis deux ans, mais j’espère que je vais bientôt gagner au loto pour pouvoir aller voir ailleurs, lâche-t-il, pince sans rire. Nous n’avons pas de capital comme les autres entreprises et ça nous oblige à vivre au jour le jour. Les aspects positifs sont que nous contrôlons le travail, la manière dont nous produisons et dont nous nous formons. Mais parfois, nos revenus sont tellement dérisoires qu’on en vient à penser que si l’usine était supervisée par l’État, notamment la maintenance de l’immeuble et la gestion des travailleurs, on gagnerait en stabilité. »
Selon lui, des clivages politiques se sont creusés entre différents groupes de travailleurs et menaceraient aujourd’hui l’égalité qui les caractérise. « Les tensions opposent notamment les jeunes aux anciennes, dont certaines tentent d’instaurer des différences de traitement. » José, son voisin, a un peu plus de bouteille au sein de l’usine. Il y repasse depuis sept ans et réserve ses coups d’éclat pour ses soirées de danses folkloriques en tenue de gaucho. « Je commence à six heures le matin, alors quand je finis ma journée, en général vers treize heures, je m’en vais. Je ne me mêle pas trop de l’organisation interne. Les commissions sont déjà en place, chacune avec son rôle bien défini. C’est vrai qu’il pourrait y avoir des rotations au cours des assemblées, mais dans les faits ce sont souvent les mêmes. »
La voix rauque de Coca inonde soudain l’atelier. Par le biais de l’interphone, la réceptionniste maintient la communication entre les différents maillons de la chaîne de production. Au troisième étage, entre les patrons et les mystérieux scanners artisanaux du modéliste, Liliana attend, désœuvrée, l’arrivée des tissus destinés à la confection de 25 700 uniformes commandés par la compagnie aérienne Aerolineas Argentinas. Avec Delicia, elle fait partie du clan des « anciennes ». En temps normal, elle coupe, elle numérote, elle colle, elle empaquète. « On va au même rythme que lorsqu’il y avait le patron, sauf qu’on fonctionne en coopérative. C’est-à-dire que chacun sait ce qu’il a à faire et quelle est sa place. À part lorsqu’il y a un nouveau… Là, c’est parfois un peu pesant, il faut bien expliquer les règles. »
D’après elle, si certaines recrues sont curieuses d’apprendre, d’autres se sentent peu concernées par l’histoire de l’usine et de la lutte que les anciennes ont menée pour en arriver là. « Ce qu’on a enduré avec les patrons, le campement et tout ça, les jeunes qui arrivent ne l’ont pas vécu, n’en ont pas souffert. Du coup, ça crée des tensions, des conflits de pouvoir. Quand certains se plaignent que les anciennes sont trop autoritaires et jouent les patronnes, ça passe forcément mal. Tout le monde devrait être traité à égalité, mais ce n’est pas toujours possible sur le plan des compétences. Même si tout se décide en assemblée, j’ai l’impression que les jeunes ne sont pas les plus à même de prendre des décisions puisqu’ils ne connaissent pas cette souffrance-là. »
Malgré les efforts de Delicia pour masquer le tableau noir de l’atelier de couture, les inscriptions à la craie indiquant le retard des unes et les erreurs des autres ne laissent pas place au doute. Patron ou pas patron, la productivité reste un impératif, à la Brukman comme ailleurs. Or, comme le temps, c’est de l’argent, les deux heures consacrées à satisfaire la curiosité médiatique doivent elles aussi se voir amorties d’une manière ou d’une autre. Aussi les visiteurs sont-ils fermement encouragés à passer jeter un œil à la boutique de l’usine avant de partir. Devant l’alignement vertigineux des rangées de costumes haute couture, Delicia glisse un dernier mot avant de faire ses adieux : « Vous n’oublierez pas la participation ? »