samedi 20 mars 2010
Le Cri du Gonze
posté à 13h19, par
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En matière d’interprétation pianistique, il y a deux écoles : l’école classique et l’école Gould. La première se décline version queue de pie et vieilles rombières grincheuses. La seconde se contente de briller musicalement, sans chichis ni postures, à l’ombre de l’immense Glenn Gould. Caricatural ? Bien sûr. Mais, un chapeau de quelques lignes pour résumer Gould, tu avoueras que c’est court…
Étrange : le son le plus émouvant du monde1 est presque imperceptible. Rien de grandiloquent, de claironnant. Rien qui bouscule les tympans dans les grandes largeurs pavillonnaires. Non, ce son-là se cache, se replie dans l’arrière-fond musical. Léger bruissement. Pour un peu, on croirait qu’il n’existe pas, ou plutôt qu’il est extérieur à la musique qu’il habite.
La première fois que je l’ai entendu, ou plutôt perçu, j’ai pensé qu’il provenait de voisins discutant sur leur terrasse. Je n’y ai pas trop prêté attention, l’ai illico classé dans la catégorie bruit parasite, bien trop occupé à concentrer mon faisceau oreillesque sur le disque que je découvrais ce jour-là : Les variations Goldberg, de ce bon vieux Johann Sebastian. Au piano : Glenn Gould. Au sol : Lémi. Un homme à terre.
Bref, retour à ce bruit. Sur la longueur, j’ai fini par m’interroger. J’avais découvert en babillant d’enthousiasme d’autres œuvres interprétées par Gould (Bach, re-Bach, re-re-Bach, Beethoven, Mozart un chouïa - « mort trop tard » qu’il disait pour qualifier ce dernier ; dans tes dents, l’Autriche). Et toujours, quand je les écoutais, il y a avait ce bruit étonnant, comme une conversation diffuse en arrière-fond, des soupirs, marmonnements. Une âme en errance aurait élu domicile dans mes CD de Gould ? Bizarre. À bout de nerfs j’ai fini par consulter un exorciste, qui n’a rien exorcisé du tout. Un marabout, qui ne m’a pas plus dé-marabouté. Et d’autres charlatans variés et inefficaces, à l’image de compères de beuverie consultés sur la question – Qui ? Glenn Gould ? Ce n’est pas le fils de Barbara Gould ?
Et puis un jour, on m’a apporté une réponse2. La voix derrière les enregistrements de Gould, ce serait sa voix à lui. Tout simplement. Je n’y ai pas cru, d’abord. Beuh, je me suis dit, impossible : on ne l’aurait jamais laissé enregistrer en studio dans ces conditions, on l’aurait fermement prié de se taire. Et puis, en ce cas, pourquoi ne chante t-il pas la mélodie du morceau ? Pourquoi ces sons avaient-ils l’air si étrangers à ce qu’il jouait, extérieurs à l’œuvre ?
Intrigué, je me suis replongé dans sa discographie, armé de cette révélation. Et paf, la vérité s’est abattue sur moi, comme la foudre sur le promeneur bourré cuvant son calva au pied du pommier : ce que le pianiste canadien chante lorsqu’il exécute Johann Sebastian comme d’autre créent des mondes, c’est ce que lui inspire le morceau et son univers. Il ne chante pas la mélodie, ne reproduit pas une partition, il extériorise ce qui l’agite intérieurement au moment même où il l’interprète. Des petits bout d’âme en suspension, des grésillements de génie. Interférences à haute teneur en yahou qui toujours me bouleversent.
Bien sûr, ces interventions diffuses, mi-chantonnées mi-marmonnées, plus ou moins présentes selon les disques3, n’ont de valeur que parce qu’elles reflètent à la perfection l’œuvre de Glenn Gould et, partant, son personnage. Un personnage si fascinant et émouvant que je ne peux qu’opiner férocement quand Thomas Bernhard déclare, des éclairs dans les yeux :« Ceux qui n’aiment pas Glenn Gould sont des gens abominables. Je n’ai rien à faire avec eux. Ils sont dangereux. »
Autant te le dire tout de suite : il y a pléthore d’éléments extérieurs à son œuvre qui me rendent le personnage sympathique. Son amour indéfectible pour la gente animal (mais pas version B.B. phoque, hein, plutôt façon Magic Deleuze ; voir cette croustillante vidéo où Gould dialogue musicalement avec des éléphants), son excentricité limite punk, son attachement irréductible à ce tabouret de scène minuscule qui ne le quittait jamais, au point de quasiment tomber en miette sur la fin. Et puis son amour incongru pour Petula Clark, ses qualités de clown-pédagogue (cf. cette prise de parole limpide devant une gente enfantine), ses postures scéniques qui sont tellement peu (im)postures… Mais, voilà, la légende du personnage a pris une telle place dans l’imaginaire contemporain qu’elle en écrase presque la musique. Sa personnalité a été triturée par des cohortes de vampires post-mortem et autres médecins légistes de la musique classique. On a ainsi vu des psychiatres longuement disserter sur la forme d’autisme dont aurait souffert Gould. Ou des plumitifs aller jusqu’à réaliser des interviews du tabouret du pianiste. Dans ces conditions, autant replonger vers la musique.
Difficile de caractériser ce qui confine au génie, de mettre le doigt sur l’essence de la grâce. Pour résumer avec des gros sabots, je dirais que l’essentiel tient à cela : Glenn Gould était un concentré de sensibilité. Chacune de ses interprétations est restée une œuvre à part entière, un jalon musical, simplement parce qu’il y mettait toute son âme, sans restriction aucune. Qu’ils y viennent les Vladimir Horowitz, les Samson François, les Arthur Rubinstein, aucun d’eux (pourtant absolus et limpides maestros) ne peuvent rivaliser en matière d’empreinte musicale. Ainsi des interprétation gouldiennes du Clavier bien tempéré (Bach, toujours Bach), qui accélèrent, tonifient et - au final - redonnent naissance à une suite de préludes et fugues gravées dans le marbre depuis 300 ans. Il faut imaginer la déflagration chez les aficionados : revisiter à ce point le monstre Bach ? Jamais un pianiste de haut niveau ne s’était permis une telle hérésie.
Dans un milieu de la musique classique fossilisé par sa rigidité (surtout quand il s’agit de s’attaquer à des monuments du passé), Gould a toujours mis un point d’honneur à sortir des carcans. Carcans d’interprétation - une partition est un sanctuaire inviolable - et de représentation - un concertiste doit se mouler dans une posture - qui rebutent justement souvent le profane. Gould se moquait du décorum, bousculait les codes. Pour un résultat musical simplement bouleversant. Que celui qui n’a jamais frissonné des neurones et du reste sur les Variations Goldberg millésimées Gould (deux versions sorties en CD : une en 1955, qui le rendit mondialement célèbre, l’autre en 1981, un an avant sa mort) s’auto-jette la première pierre et retourne écouter Lorie.
Soyons clair : pas question de construire un mausolée posthume à Monsieur Gould, de bâtir une chape de mythe autour de son œuvre. Mais plutôt d’utiliser sa formidable approche de la musique pour réenchanter les monstres sacrés de la musique classique (et de la musique tout court). « L’objectif de l’art n’est pas le déclenchement d’une sécrétion momentanée d’adrénaline, mais la construction, sur la durée d’une vie, d’un état d’émerveillement et de sérénité. », écrivait-il dans À Bas les applaudissements (tout un programme). Un constat qui le poussa à rapidement déserter la scène pour se concentrer sur ses enregistrements, sur la composition (dont le croquignolet : Ainsi, tu voudrais composer une fugue ?) et sur la concoction d’étonnants programmes radios. Tous points méritant qu’on s’y attarde, mais l’heure tourne.
Que retenir alors, à l’heure de conclure ce billet ? Hmm, les disques, d’abord. Évidemment. Et puis, cette impression de dévouement absolu à la musique, d’immersion sans retenue, quasi sacrificielle4. Mais dans la joie. Qu’il divague de plaisir sur Bach dans un vieux peignoir pourrave, en son antre (ci-dessus), tente d’expliquer les secrets de Wolfgang Amadeus pour le tube cathodique (ci-dessous, en anglais) ou désespère les ingénieurs du son par ses murmures impromptus, c’est bien cela le plus frappant : la magie de Gould passe par une liberté absolue, une ode à la vie et à la musique envisagés comme jeu. Sans règles ni barrières. Et c’est Nietzsche qui a le dernier mot, lui qui se plaisait à confier à ses amis quand ils se retrouvaient autour d’une choucroute :« Sans la musique de Glenn Gould, la vie serait une erreur. »
1 Après les piaillements joyeux d’Al Bundy, mon Tatou apprivoisé, quand on lui grattouille la carapace vers l’occiput.
2 Marinette, je t’embrasse.
3 C’est surtout dans ses interprétations du Clavier bien tempéré qu’on les entend, mais pas que.
4 Gaffe, Lémi, tu recommences à patauger en territoires mystico-grandiloquents…