samedi 6 février 2010
Le Cri du Gonze
posté à 17h03, par
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Prométhée, qui se prenait pas pour de la merde, vola le feu aux Dieux et il en paya le prix fort. On croyait l’humanité vaccinée, pas prête de commettre la même erreur. Bah non. Deux tarés de Ricains ont dérobé la foudre (Bolt en VO) aux vieux croutons célestes afin de la retranscrire musicalement. Ils ne s’en portent pas plus mal, et tes oreilles non plus. Enfin, question de point de vue.
Il faut que je me méfie. Tu es un spécialiste, désormais. Les infra-sons, les ultra-sons ou les hautes et basses fréquences n’ont plus de secret pour toi. Normal : Juliette a limpidement déblayé le terrain en matière de science militaro-sonique1, tu peux t’estimer suprêmement informé sur la question. Qu’un cuistre commence à déblatérer inconsidérément sur les armes sonores, tu auras tôt fait de lui rabattre le caquet en l’asphyxiant de considérations avisées sur le « Curdler » (« Le glaceur de sang ») ou le « People Repeller » (« Le répulsif »). Dénominations relativement adaptées à mon sujet musical du jour, il faut bien l’avouer.
Car voilà : j’ai bien conscience que la musique de Lightning Bolt semble de prime abord pouvoir faire office de torture sonore. D’agression malvenue pour le mélomane que tu es. Je vois très bien le tableau. Tu es là à glandouiller devant Article11 sirotant ton deuxième guignolet-kirsch de la journée, en plein week-end bucolique ; tu gazouilles inconsidérément en peaufinant les détails de ta soirée salsa-catch mexicain, tu lances la vidéo ci-dessous sans trop y penser, et paf : coup de massue dans les esgourdes. Adieu veaux pop, vaches rock et cochons variétoches, tes oreilles basculent dans un monde grinçant, et ton week-end avec. Je suis désolé. Mais comme désormais le mal est fait, autant continuer.
Difficile de dire de quel genre musical relève Lightning Bolt. Wikipedia les définit comme un groupe de « rock noise expérimental », ça ne mange pas de pain. Parfois un chouïa mélodiques, souvent blietz-kriegiens sauce bazooka sonore, leurs disques batifolent en terre inconnue, là ou personne n’avait posé les oreilles auparavant2. Une chanson comme « The Faire Folk » (ci-dessus) charrie son propre univers, a largué les amarres référentielles. Elle explore un ailleurs musical qui ne s’embarrasse plus de passé ou de présent et se projette sans prévenir dans ton cerveau, à l’assaut de ton cortex.
On imaginerait bien les deux lumineux bouchers musicaux de Lightning Bolt transposés dans un futur apocalyptique, déversant leurs compositions schizoïdes sur la tête de mutants nucléaires, animateurs de bals radioactifs pour l’amicale des Zombies Grignoteurs de Cerveaux. Ou enrôlés comme troubadours d’une armée cyberpunk déferlant sur le monde en déclamant du Bourroughs. Les quatre guerriers de l’apocalypse ramenés à deux et armés d’amplis, ce genre.
Mais c’est surtout sur scène qu’ils défient toute comparaison. Quiconque a déjà vu Lightning Bolt en concert sait que les deux monstres (de technique) qui le composent (Brian Gibson à la basse et Brian Chippendale à la batterie) dégagent une impression de puissance incomparable. Il n’est pas question de volume sonore ici (ou : pas que)3, d’amplis poussés à fond les potards, mais d’une onde sonore qui prend aux tripes, viscéralement, s’empare de toi pour te faire sautiller comme un hamster sous acide.
Et tu n’es pas le seul. Une faune bigarrée est de sortie à chacune de leurs apparitions, une tribu se nourrissant de distorsions laminantes et de roulements démoniaque de caisse claire. On les voit divaguer d’aise au premier rang, bercés par la mitraille sonore qui charcute leurs tympans. Parfois ils s’écroulent sur les deux musiciens, agités de spasmes de plaisir4. Le reste du temps, ils épileptisent, un rictus de jouissance solidement chevillé au visage. Étrange. D’où sortent ces types qui titubent de contentement alors même qu’on les lobotomise par les oreilles ? Nul ne sait. Ils sont là, c’est tout. Et si jamais tu t’aventures à un concert de Lighting Bolt, tu te retrouveras comme eux. Exactement pareil : envoûté, secouant furieusement l’occiput comme si ta vie en dépendait - ce qui est peut-être le cas, d’ailleurs.
Il est des magiciens du son qui parviennent à construire leur musique sur la base d’une agression, d’un recours aux dissonances et à l’offensive dans tes tympans sans que cela ne constitue un déplaisir, de loin. Lightning Bolt est de cette confrérie là. Écouter Ride the Skies (2001) ou Wonderful Rainbow (2003), leurs deux albums les plus fous, peut se révéler terriblement addictif. Pas question de décrocher. Mais d’augmenter le volume. Un peu plus chaque jour. Une fois accroché, tu ne peux plus reculer. Très vite, tu te brouilles définitivement avec tes voisins, ta famille et tes amis. Et puis, tu en apprends beaucoup sur toi-même, trop peut-être. Tu te croyais accro aux mélodies du jazz, au doux ronron de la pop, à la poésie du blues ou aux virtuosités de Glenn Gould ? Las. Tu te révèles barbare viscéral, encensant les pulsions primaires et le rugissement qui défoule. « Plutôt la barbarie que l’ennui », chevrotait Théophile Gautier. Tu adhères.
Et si un jour tu en as marre de voir tes oreilles saigner et que tu crains l’hémorragie, tu peux toujours te reporter sur leur dernier et récent album Earthly Delights (une chanson ci-dessous), un tantinet assagi. Mais ce serait dommage. Reculer devant l’adversité ? Pas le genre de la maison. Rappelle-toi Ted Nugent : « Si c’est trop fort, c’est que vous êtes trop vieux ». Tout pareil.
1 Cf. ses quatre articles publiés cette semaine : 1 / 2 / 3 / 4, à lire, à relire et à imprimer pour pouvoir les emporter partout avec toi.
2 Certains les rapprocheront de groupes de maboul noise du type Melt Banana ou Fantomas ou de glorieux prédecesseurs comme Atari Teenage Riot ou Einstürzende Neubauten, mais avec les pincettes d’usage.
3 Que je sois bien clair : rien à voir avec le métal, le grindcore ou la tekno hardcore, musiques pauvres, confinées à la redite et n’existant souvent qu’en terme de puissance sonore, pas de création.
4 Les deux tarés refusant toute idée de frontière entre un groupe et son public, ils ne jouent jamais sur des scènes surélevées et posent leur matériel à même le sol.