Ils ne sont pas nombreux, les projets qui parviennent à secouer l’ordre du monde sans faire couler le sang. En mettant à nu les mythes fallacieux fondant les démocraties occidentales, Wikileaks fait trembler bien des cliques bureaucratiques et firmes capitalistes. C’est peut-être là, écrit Germinal, un pas décisif vers « l’émergence d’une prise de conscience organisée ». Analyse.
À l’heure où l’animateur principal de Wikileaks est interrogé par la police britannique autour d’une sombre affaire sexuelle impliquant une féministe suédoise, c’est-à-dire au moment où les États, leurs « Justices » et leurs services semblent avoir remporté une bataille contre l’information libre, il est sans doute opportun de rappeler quelques éléments.
1. L’arrestation de Julian Assange est sans doute contre-productive. Quelle que soit la validité des accusations portées à son encontre, force est de constater que cette opération ressemble tellement à une machination que cela fait du tort aux États qui en ont après lui pour les révélations de Wikileaks.
2. Les dernières révélations de Wikileaks n’en sont pas vraiment. Dans leur ensemble, elles sont simplement des validations officielles de choses que l’on savait déjà, et c’est donc bien cela qui gêne les États : le fait que leurs vrais-faux secrets soient publiquement validés, plus encore que le fait que leurs secrets de polichinelle soient désormais sur la place publique.
Quel est l’unique effet concret de ces révélations ?
L’impossibilité de continuer à affirmer des vérités officielles, à produire au kilomètre des contre-vérités flagrantes en espérant que quelqu’un les tiendra pour exactes. Le seul véritable changement induit par les révélations de Wikileaks est la sanction désormais définitive du fait que le public croit de moins en moins ce que disent dirigeants de la planète. Il est désormais officiel que toutes les déclarations officielles sont vraisemblablement vides de toute vérité. Chacun le savait déjà, mais c’est désormais vérifiable et validé.
3. Ce que révèlent les révélations de Wikileaks, c’est moins les faits mis au grand jour que les réactions des uns et des autres. Les seuls personnages qui s’énervent et nient la véracité des révélations sont des dirigeants de pays sous-développés et autoritaires (Turquie, Iran, etc.), qui peuvent encore espérer s’appuyer sur l’ignorance et l’analphabétisme pour convaincre quelques-uns de leur partisans. Les dirigeants occidentaux, et au premier chef, ceux des Etats-Unis, s’en sont immédiatement pris à la prétendue irresponsabilité des animateurs de Wikileaks, et non à l’exactitude de leurs informations. On peut donc en déduire, en toute logique, que l’essentiel de ce qui a été révélé est exact. Et que ce qui pose problème, c’est le fait de valider l’exactitude de ce que chacun imaginait auparavant - c’est-à-dire que les USA traitent le reste du monde comme un champ de manœuvres, jouent les uns contre les autres et se contrefichent du prétendu « droit international » qu’ils brandissent par ailleurs en toute occasion.
4. Le problème que posent les révélations de Wikileaks, au gouvernement étasunien, ainsi qu’à tous les dirigeants occidentaux et à ceux qui les soutiennent, qu’ils en tirent bénéfice en fin de compte ou non, c’est celui de la publicité du pouvoir. Quelle importance peut bien avoir un secret dont le contenu est déjà plus ou moins connu de tous ? Pourquoi y a-t-il un tel scandale du point de vue des États dans le fait de révéler la véracité de ce que chacun savait confusément ?
C’est bien là l’enjeu. Wikileaks a fait sauter le couvercle du secret d’État. Or ce qui pose problème, ce n’est pas le fait que ce qui était jusque-là secret fut mystérieux, mais le fait justement que ce qui était mis au secret n’a rien de mystérieux ou d’incompréhensible. Mise à part l’énormité de la masse de révélations, rien dans ce que Wikileaks a rendu public n’est au-delà de la capacité de compréhension du commun des mortels occidentaux. Et c’est là le danger, c’est cela qui fait peur aux gouvernants : il n’y avait rien de mystérieux dans le pouvoir des États, et c’est désormais officiel. Il y avait des choses cachées qui confirmaient des choses que chacun pouvait lire dans son journal, et c’est tout.
5. Si les secrets des gouvernements n’ont rien de mystérieux, s’il faut simplement quelques équipes de journalistes, voire des groupes de simples citoyens volontaires pour mettre en forme les informations en question et les rendre accessibles à tous, alors c’est que le principe même sur lequel s’appuient les gouvernements occidentaux depuis deux siècles environ est un mensonge, et c’est cela que les gouvernements et leurs supporters ne
supportent pas. Wikileaks révèle que les démocraties occidentales sont bien moins démocratiques qu’elles ne l’affirment. Et qu’elles mentent sur la nécessité du secret en politique, et sur la nécessité de la spécialisation du pouvoir. Chacun peut s’approprier le sens des révélations de Wikileaks et se faire un point de vue, et c’est cela qui est scandaleux pour les élites sur lesquelles est appuyé le pouvoir en Occident.
Un exemple bien français de cette réaction se trouvaitdans l’article introductif du « Libé des philosophes » (Libération du jeudi 2 décembre 2010), sous la plume d’Élisabeth Roudinesco. Après avoir étrillé maladroitement la « dictature de la transparence », elle en vient à lâcher le fond de sa pensée qui veut « rétablir l’équilibre entre la nécessité du secret, sans quoi aucun État de droit ne saurait exister, et la nécessité d’une certaine rigueur de l’information ». Les élites occidentales qui ont partie liée avec les États ont précisément ce rôle, entre autres : construire, reproduire, en un mot sacraliser le secret qui est au cœur du pouvoir. Il leur faut justifier le fait que les démocraties, fondées par la volonté des masses qui s’étaient appropriées les idéaux des Lumières, se comportent comme les pires régimes féodaux et dictatoriaux dans certains domaines. Les intellectuels sont là pour fournir les arguments qui servent à faire avaler le fait qu’il y ait des limites à la démocratie et à la transparence, à justifier le secret autour des manipulations et autres barbouzeries.
Tout cela s’appuie sur des évidences de géomètres dont le fonctionnement est assez redoutable. Il suffit de prendre l’exemple du nucléaire civil pour voir à quel point l’acceptation du secret est à la fois profondément anti-démocratique et complètement intégrée aux mœurs des démocraties occidentales. Puisque c’est dangereux et connecté à l’appareil militaro-industriel, alors il est bien normal que tout cela ne soit pas sur la place publique, et que ce soit l’affaire de spécialistes qui ne rendent compte à presque personne, c’est évident. C’est bien ce genre d’évidence qui justifie de manière circulaire la spécialisation du pouvoir.
Wikileaks vient de porter un des plus grands coups à cette logique. Et les
zélateurs du pouvoir, pris de relative panique, ne reculent devant rien pour
défendre les gouvernements, comme le prouve un autre syllogisme du même article de Roudinesco publié dans Libération : « Bien entendu, cette dictature de la transparence possède deux facettes, l’une positive, l’autre négative. Grâce à elle, les crimes commis par les États peuvent être révélés en temps réel à l’opinion : actes de torture, bavures militaires, crimes, viols, etc. Mais à cause de cette dictature, toutes sortes de discours délirants peuvent se déguiser en énoncés rationnels : négationnisme, complotisme, divulgations de rumeurs, etc. ». Il est très impressionnant de lire ici que la transparence imposée par Wikileaks, dont on a vu qu’elle porte sur des éléments vérifiables et validés par les gouvernements eux-mêmes, puisse d’une façon ou d’une autre apporter du crédit à des théories comme le négationnisme. On serait bien plutôt tenté de penser que c’est le culte du secret entretenu par les États et leurs zélateurs qui donnait jusque-là du grain à moudre aux imbéciles complotistes. Notons au passage que tout ce qui se dresse contre les États risque à un moment ou un autre d’être accusé de faire le jeu du négationnisme, accusation suprême. Et en lisant que « à cause de cette dictature, toutes sortes de discours délirants peuvent se déguiser en énoncés rationnels », difficile de s’empêcher de penser aux accusations actuellement portées contre Julian Assange.
6. Les révélation de Wikileaks portent un coup sévère aux mythes qui structurent l’édifice des démocraties occidentales depuis leur fondation. Elles sont appuyées sur l’acceptation tacite de l’auto-limitation collective du pouvoir de chacun. Les États qui ont succédé aux « anciens régimes » leur ont repris leurs polices, leurs armées et leurs diplomaties, et surtout leur séparation du pouvoir. Sur la base de consensus immensément plus larges qu’auparavant car issus de révolutions populaires, ils se sont institués (et pas forcément de manière aisée, cela a pris un siècle dans l’hexagone) en représentants de la volonté de chaque peuple. Des transformations énormes ont eu lieu dans ces circonstances nouvelles, et elles s’appuyaient entre autres sur un partage bien plus large du savoir et de la décision. Mais le centre de l’organisation du pouvoir, sa séparation d’avec les masses, la légitimité de sa capacité à entourer de secret son action, ses débats, etc., tout ceci a en fait peu évolué depuis la construction des États modernes, avant les révolutions guidées par les Lumières. Le scandale créé par les révélations de Wikileaks, c’est celui-là, c’est le dévoilement, définitif et validé par la vérifiabilité de chaque élément, du pouvoir dit « démocratique » et de sa profonde faiblesse. Quelques cliques bureaucratiques dominent le monde pour le compte de conglomérats capitalistes, les unes et les autres étant de moins en moins discernables, et continuent de le faire parce qu’une majorité d’occidentaux pensent comme on le leur a appris, et comme on le leur répète à longueur de journée entre deux spots de pub pour EDF et un produit alimentaire frelaté, que c’est bien ainsi, que c’est le bon équilibre, l’État de droit. On vote tous les quatre ou cinq ans pour une nouvelle équipe de « spécialistes » à qui des experts feront des rapports, et tout ira pour le moindre mal.
C’est donc le fait que ce cirque tragique, car il aboutira à terme à la barbarie et à la destruction de la planète, soit encore un peu plus révélé aux occidentaux qui pose problème aux États. Wikileaks fait partie de ce qui pourrait rendre possible l’émergence d’une prise de conscience organisée et active, dont le but serait de renverser la domination d’une minorité de salauds et d’imbéciles sur le monde, c’est un des moments d’une possible révolution démocratique. Et à ce titre il importe de soutenir l’action démocratique de Julian Assange, quelle que soit la véracité de ce dont on l’accuse par ailleurs.