mercredi 24 avril 2013
Entretiens
posté à 17h50, par
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« Le lancement de LCA est possible parce qu’il repose sur une confiance instinctive dans une identité collective. Sur le mode : on peut faire vivre cette radio illégale parce qu’il y a des milliers de bonshommes qui la défendront à coups de manches de pioche. Ce n’est pas une image : les sidérurgistes fichent une vraie trouille aux flics et leur mettent de légendaires dérouillées. »
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Seize mois de lutte, et puis s’en va. Lorraine Cœur d’Acier (LCA) fut la plus belle des comètes médiatiques, radio pirate lancée à Longwy en mars 1979 et fermée (sous sa forme initiale) en juin 1980. Créée par la CGT pour accompagner le combat des sidérurgistes lorrains contre un plan de suppression de milliers d’emplois, portée à bout d’antenne par la population du bassin de Longwy, la radio se fait relais efficace de la lutte des ouvriers et creuset d’une autre façon d’appréhender la politique. Femmes, immigrés, gauchistes, chômeurs, et même enfants, y prennent la parole. Dans le sillage des ouvriers en lutte, une véritable explosion - mai 68 tardif. Tout est lié, explique alors une animatrice : « La révolte contre ceux qui tuent la sidérurgie est la sœur de toutes les autres révoltes contre toutes les autres oppressions. »
Las, la belle utopie n’a qu’un temps. En juin 1980, la CGT reprend le contrôle de cette radio trop libre et critique, notamment envers le bloc soviétique. La centrale la remplace quelques mois plus tard par un triste ersatz, antenne épurée de toute indépendance. La population ne s’y trompe pas, qui cesse de l’écouter. Morte, LCA ? Peut-être. Mais trois passionnés de radios libres, Pierre Barron, Raphaël Mouterde et Frédéric Rouziès1, se sont piqués de rendre hommage à ce qu’elle fut. Et ils ont patiemment réalisé « Un morceau de chiffon rouge », beau coffret de cinq CD compilant extraits d’émissions (surtout) et entretiens2. Une plongée vivante et émouvante dans une histoire qui en raconte mille, faisant revivre une époque et une région – toutes deux sur le point de basculer. Pour en parler, deux des auteurs du coffret, Pierre et Raphaël.
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Raphaël : « Pour nous qui participons à des radios associatives, Lorraine Cœur d’Acier incarne une sorte de matrice originelle. Sa libre parole n’avait qu’une limite, les propos racistes et discours d’extrême-droite. Hors cela, tout le monde pouvait s’exprimer à l’antenne, même les patrons et gens de droite, les gauchistes – alors haïs par le bloc cégéto-communiste – et les membres d’autres syndicats. Faire réentendre LCA est une façon de dire : retournons à cette forme de radio ! »
Pierre : « À l’antenne, ce sont des gens du coin qui interviennent ; ils ont l’accent local, sont ouvriers, chefs d’équipe, petits commerçants... Et c’est une parole qui n’a rien d’experte, parce qu’ils n’ont pas l’habitude de s’exprimer sur les ondes. Cela se sent surtout dans les débuts de la radio : ça tâtonne, il y a des fautes de français, certains raisonnements semblent bancals... Au moment de choisir les extraits que nous voulions donner à entendre, nous avons beaucoup réfléchi à la manière de ne pas les dénaturer. Pas question de sélectionner des phrases vendeuses en gommant les hésitations et fragilités. »
Raphaël : « Nous avions deux partis pris en plongeant dans ce projet. Ne pas trahir la nature radiophonique, faire en sorte que la radio se raconte par elle-même. Et ne pas réduire les archives au rôle d’illustration d’un propos contemporain – ça se fait beaucoup : Radio France ressort ainsi régulièrement des vieux sons ayant pour seule fonction d’éclairer l’actualité. Pour nous, les archives devaient constituer le corps du projet. Il fallait faire revivre cette radio dans ce qu’elle a été. »
Pierre : « Et ce qu’elle a été tient d’abord à son incroyable liberté de ton, à son pluralisme. Rien de comparable avec ce qu’on appelle aujourd’hui libre antenne, où l’auditeur téléphone pour raconter n’importe quelle bêtise. Sur LCA, les gens appelaient pour participer au débat en cours, s’insérer dans une discussion. Rien à voir, non plus, avec une émission comme ’’Le Téléphone sonne’’, où un conducteur liste à l’avance les sujets à aborder, où les participant sont sélectionnés et où toute digression est interdite. »
Raphaël : « Sur LCA, le premier réflexe est plutôt de rassurer l’auditeur : ’’Posez votre question, prenez votre temps, nous vous écoutons.’’ Et puis, il y a ce principe : un appel téléphonique est toujours prioritaire. C’est très important que la radio ne ronronne pas en vase clos dans cette espèce de bocal qu’est un studio. Très souvent, le débat de plateau est interrompu - ’’Il faut qu’on prenne cet appel’’, expliquent les animateurs. À cela s’ajoute une deuxième règle : priorité à la lutte. Dès qu’il y a un compte-rendu de grève, de réunion avec un patron, il passe immédiatement à l’antenne. »
Pierre : « La lutte est l’essence même de cette radio. L’histoire de LCA se confond d’ailleurs avec celle du combat pour la sauvegarde de la sidérurgie. La radio naît le 17 mars 1979, six jours avant une grosse manifestation parisienne des sidérurgistes : plus de 5 000 personnes débarquent de Longwy, pour 150 000 manifestants au total. Cette mobilisation est la dernière grande bagarre nationale avant l’application du plan de démantèlement. L’intensité de la lutte va alors décroître, mais pas celle du combat pour préserver la radio – les gens se battent réellement pour la garder. Il faut financer les salaires des deux journalistes (une fois que la CGT cesse de les payer), défendre LCA face aux flics, l’animer. Un vrai combat !
Ces deux moments, celui de la radio et celui de la fin de la sidérurgie, finissent par se confondre. En discutant aujourd’hui avec les gens qui participaient à l’antenne, il s’avère difficile de distinguer ce qui relève de la fin de leur monde et de celle de la radio. Pour eux, tout s’écroule. Il faut imaginer ce que cela représente : tu es sidérurgiste, fils voire petit-fils de sidérurgistes, dans une ville dont on dit qu’elle ’’ne dort jamais’’ à cause de la fonte du fer, les usines tournent à feu continu et... tout cela est détruit. L’histoire de ces gens est complètement liée à celle de la chaîne de production, de l’extraction du minerais à la production de produits semi-finis. Et cette industrie qui s’effondre entraîne la disparition de toute une société. »
Raphaël : « Tout tourne alors autour de la sidérurgie : elle conditionne la vie de ceux qui y travaillent comme de ceux qui n’y travaillent pas. Or, en 1978, les entreprises sidérurgiques françaises sont quasiment en état de faillite ; l’État en prend le contrôle en septembre, avant de rendre public son (prétendu) « plan de sauvetage » trois mois plus tard. Celui-ci passe par la suppression de 21 500 emplois, dont un tiers pour le seul bassin de Longwy. Une véritable saignée ! C’est pour cela que la lutte est menée par tous les habitants : ils ont compris que si la sidérurgie s’écroule, le reste suivra. »
Pierre : « À la perte de 6 500 emplois de la sidérurgie s’ajoutent en effet ceux des sous-traitants, des petits commerçants et des services. Longwy ne s’en est jamais relevée : la ville compte aujourd’hui moins de 14 000 habitants, quand elle en affichait encore 21 000 en 1968. »
Raphaël : « Sur place, nous avons été confrontés à un saisissant effet de contraste : la ville n’a plus rien à voir avec celle que nous avait donné à entendre la radio. En 1980, la cité est en lutte, les travailleurs sont partout, les hauts fourneaux tournent à plein régime. Ces derniers sont même visibles la nuit, lumineuse auréole irradiant la cuvette dans laquelle est située une partie de l’agglomération. Aujourd’hui, il n’en reste plus qu’une maigre trace, un haut fourneau couché servant d’obstacle sur un parcours de golf. L’ensemble des installations a été rasé ; le foisonnement et la vie ont suivi le même chemin. »
Pierre : « Et la cohésion a été emportée du même élan. Ce qui nous ramène à la radio. Parce que la capacité de ces travailleurs à maintenir un rapport de force fut la condition essentielle d’existence de LCA. Les ouvriers sont alors réellement capables de mettre en échec les forces répressives d’État, de se placer au niveau de confrontation physique nécessaire. Le lancement de LCA est possible parce qu’il repose sur une confiance instinctive dans une identité collective. Sur le mode : on peut faire vivre cette radio illégale parce qu’il y a des milliers de bonshommes qui la défendront à coups de manches de pioche. Ce n’est pas une image : les sidérurgistes fichent une vraie trouille aux flics et leur mettent de légendaires dérouillées, même s’ils mangent beaucoup en retour. Le rapport de force avec l’État et la bourgeoisie est d’une intensité difficilement imaginable aujourd’hui. »
Raphaël : « En 1979-1980, les sirènes des usines sonnent dès que les flics approchent de la radio, pour prévenir les habitants de la menace. C’est fréquent. Et les gens le racontent de façon très pratique : tu es chez toi avec tes enfants, tu sors dans la rue, tu t’organises avec le voisinage pour la garde des bambins, et tu montes à la radio pour faire bloc. Au-delà de la résistance face aux uniformes, il y a là une forme de solidarité extrêmement étroite.
Cette solidarité, qui disparaîtra en même temps que l’emploi, fonde une vraie force collective. Quand les sidérurgistes proclament la République de Longwy, ils prennent réellement la ville. Quand ils décident de bloquer la circulation ferroviaire, ils placent d’énormes rouleaux d’acier sur les rails : les trains ne passent plus. En clair, ils se donnent les moyens de leurs revendications. À tel point que Michel Olmi, alors secrétaire de l’Union locale CGT, raconte qu’il est en permanence débordé par sa base – il n’a pourtant rien d’un mou. »
Pierre : « La violence politique est alors bien mieux acceptée qu’aujourd’hui. Faisons le parallèle avec le ’’scandale’’ provoqué par ces ouvriers de Continental, décidant de faire le ménage dans une sous-préfecture après avoir été bernés par l’État et les patrons : trente ans avant, cela n’aurait sûrement donné lieu qu’à un article dans le journal local. Parce que l’événement n’en aurait pas été un, mais juste l’une des péripéties de la lutte. En 1979, les sidérurgistes multiplient ainsi les actions : occupation de la Banque de France, de l’Hôtel des impôts, de l’ANPE, du relais de télévision, attaques contre le commissariat, saccage de la Chambre patronale de la sidérurgie et de la sous-préfecture de Briey, séquestration d’un directeur, etc... »
Raphaël : « Sans oublier la création de LCA. Il faut ici revenir sur le rôle majeur joué par la CGT : elle met de gros moyens sur la table pour lancer la radio, achète un émetteur et salarie deux journalistes (Marcel Trillat et Jacques Dupont). Elle affiche sa capacité d’affrontement avec l’État en rompant pour la première fois, de façon durable, le monopole public de la radiodiffusion. Et elle affirme clairement la non-clandestinité de cette radio illégale en émettant à visage découvert : LCA est placée sous la protection des sidérurgistes et de la population. Cerise sur l’antenne, la CGT laisse à la radio une précieuse liberté de ton.
Dans le même temps, pourtant, le syndicat se méfie profondément de cet outil radiophonique. Jusqu’à faire envoyer hebdomadairement, à son siège de Montreuil, la totalité des bandes de la semaine écoulée. »
Pierre : « C’est un contrôle politique, très bureaucratique : il s’agit d’enregistrer tout ce qui se dit. On ne sait pas ce que la centrale fait des bandes à l’époque, mais elle les verse 25 ans plus tard à l’Institut d’histoire sociale, qui les reverse ensuite aux archives départementales de la Seine-Saint-Denis. Désormais publiques, ces archives sont précieuses : c’est la seule radio associative dont (presque) toutes les heures d’antenne ont été enregistrées.
Bref, d’un côté la CGT finance et laisse faire, de l’autre elle se méfie. Et à l’été 1980, elle met fin à cette belle expérience, prenant notamment prétexte de la présence à l’antenne, en avril 1979, du trotskiste Alain Krivine. Une décision qui tient en réalité à un profond changement d’ambiance. En 1978, lors du 40e congrès de la CGT, Georges Séguy avait pris la direction du syndicat, initiant un mouvement d’ouverture. À l’inverse, le 41e congrès, en 1982, est celui de la reprise en main, avec la nomination du très orthodoxe Krasucki. L’existence – et la mort – de la radio s’inscrit ainsi dans ce mouvement de balancier entre ouverture et fermeture du bloc cégéto-communiste.
- Henri Krasucki à l’antenne de LCA
Le rapport de la CGT à l’histoire de LCA est lui-même paradoxal ; nous y avons été confrontés. C’est en effet le syndicat, via son éditeur NVO, qui a permis l’existence de ’’Un morceau de chiffon rouge’’, en acceptant de l’éditer sans toucher au travail sonore – c’était le deal de départ – et en finançant l’impression des coffrets. Et c’est cette même CGT qui a ensuite multiplié les difficultés sur des questions périphériques. Qui va écrire le livret accompagnant le coffret ? Pour y dire quoi ? Qui va parler du projet, les auteurs ou les dirigeants syndicaux ? Ces complications illustrent la réalité de ce qu’a toujours été la CGT : un archipel aux multiples contradictions. »
Raphaël : « Nous aurions pu trouver un autre éditeur. Mais pour deux acteurs-clés de la radio, le syndicaliste Michel Olmi et le journaliste Marcel Trillat, il importait que cette histoire soit écrite de l’intérieur. Ils voulaient que la CGT se penche sur son passé - même malgré elle.
Ça n’a pas été simple. Parce qu’il existe à la CGT un courant qui tient à une idée unique de l’histoire : s’en éloigner fait de toi un ennemi de classe. On nous a accusés de ’’vouloir réécrire l’histoire’’ à propos de certains textes inclus dans le coffret. Un terrain d’entente a finalement été trouvé, mais il a fallu multiplier les réunions où nous nous retrouvions à discuter pied à pied de trois phrases dans un texte... »
Pierre : « Nous n’avons jamais perdu de vue notre but premier : donner à entendre cette histoire passionnante et très joyeuse, même si la fin est dramatique. Et la verser au patrimoine du mouvement ouvrier. Avec un parti pris assumé, qui se donne à voir dans le titre du coffret,’’Un morceau de chiffon rouge’’ : c’est un petit bout de cette radio, notre vision à nous. Nous l’avons sous-titré ’’mars 1979 - juin 1980’’, parce que nous ne souhaitions pas mettre l’accent sur la reprise en main de LCA.
Nous avons quand même été impliqués dans des conflits de légitimité, parce que ceux qui ont soldé cette radio partent actuellement à la retraite et qu’ils ont été les dirigeants politiques et syndicats du bassin pendant trente ans. Revenir sur cette histoire en disant ’’voilà ce qui a été cassé’’ revient à fragiliser leur position. Et à raviver des conflits encore à vif. »
Raphaël : « En 1980, chacun (ou presque) est encarté à la CGT, et deux camps se constituent au moment de la fermeture : ceux qui défendent la forme initiale de la radio et ceux qui acceptent sa déclinaison suivante. À l’époque, certaines familles se déchirent. Le syndicaliste Marcel Donati3, d’abord opposé à la liberté de ton régnant à l’antenne avant de virer casaque, se brouille ainsi pour des années avec son frère, à qui il reproche d’avoir accepté la fermeture. »
Pierre : « Quant à Michel Olmi, il démissionne en 1980 de son mandat de secrétaire de l’Union locale CGT. Parce qu’il refuse la mort de la radio, expliquant qu’il s’est toujours battu contre les patrons mais qu’il ne peut combattre son propre appareil. Il préfère partir, après avoir été permanent syndical pendant de longues années. Mais quitter la CGT signifie aussi faire l’impasse sur les emplois qui y sont liés ; ils sont nombreux dans une région tenue par le bloc cégéto-communiste... Michel Olmi devient finalement cantonnier, alors qu’il haranguait encore des milliers de travailleurs trois mois avant. Sa décision lui coûte son emploi et sa ’’carrière’’ de syndicaliste, mais il est resté droit dans ses bottes. »
Raphaël : « Il a été touché de se rendre compte qu’il laissait une sorte d’héritage. C’est d’ailleurs le cas de la plupart des gens que nous avons rencontrés, même si certains ne comprenaient pas notre intérêt pour la radio : ils ne voyaient dans cette histoire qu’un échec supplémentaire. Il y a eu la défaite de la sidérurgie, et puis celle de la radio, cet outil qu’on leur a arraché des mains. Ils ne comprenaient pas ce qu’on pouvait trouver de positif dans la trajectoire de LCA. Mais les beaux moments d’histoire ne sont pas toujours ceux qui finissent bien. La marche du monde n’a peut-être pas été stoppée, mais certaines vies ont changé : c’est déjà une victoire. »
1 Avec le concours de Sylvain Lacam pour l’habillage sonore et de Gérard Paris-Clavel pour l’habillage graphique.
2 On peut se procurer le coffret ICI. Il est aussi possible d’y écouter des extraits des CD.
3 Celui-ci dit de la radio qu’elle a été « son école, le plus grand événement de sa vie. Une chose qu’il a détestée et qu’il s’est mis à adorer deux mois après ».