mercredi 6 janvier 2010
Le Cri du Gonze
posté à 22h07, par
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Cela devait être ma contribution au débat sur l’identité nationale. Je voulais parler de ce qui en FRANCE m’enthousiasme, évoquer mes élans patriotique, ma foi en la Nation. Et puis, mes pensées vagabondant, je me suis mis à écrire sur la Belgique. A en faire la vraie nation dominante. Sale affaire. La faute à un film tout récent qui parle si bien de la « merditude ordinaire » version plat pays.
Patriote hexagonal moisi, minable petit comptable de la fierté franchouillarde, il est temps d’arrêter de te voiler la face et de reconnaitre que tu fais fausse route. Plutôt que de chercher dans ton passé gaulois ou napoléonien une hypothétique grandeur, tourne ton cervelas dans une autre direction, vers le Nord par exemple. Et plus précisément, outre-Quiévrain. Car tous les indices le prouvent : le Belge est un être supérieur à la moyenne, à la tienne en tout cas.
C’est un simple constat, rassure-toi, rien de raciste là-dedans. D’ailleurs, je ne pense pas que ce soit génétique : si on comparait scientifiquement un cerveau belge à un cerveau, disons, auvergnat, je ne suis pas sûr que la différence sauterait aux yeux. C’est plus subtil que ça. Mais ça n’en est pas moins là, omniprésent. Aussi évident qu’une percée de Guderian par les Ardennes : on ne voit rien venir, on fait la sourde oreille, et pis paf, on est devant le fait accompli, les barbares sont là.
Au fond, je le pensais déjà depuis un certain temps, mais je n’osais pas me l’avouer. C’est ainsi, il y a des amours culturels que la morale collective réprouve et que, lâchement, on ne s’avoue pas, même quand les indices s’accumulent. Du coup, je refusais l’évidence, riant avec les loups quand le Belge, bouc-émissaire à blagues carambar, éternel fils de schtroumpf, était mis en boîte. Salaud de Lémi.
Aveugle que j’étais. Mille fois, j’avais eu l’occasion de m’en rendre compte, et jamais je n’avais tilté. J’ai tant de fois prouvé mon infinie bornitude en la matière :
- Biberonnant Brel depuis Mathusalem, voire plus, je me refusais à envisager sa culture belge comme essentielle à son art (Marieke, Marieke, pardonne-moi).
- Calquant mes pas – mode de vie comme esthétique1 – dans ceux de mon modèle Gaston Lagaffe, je ne voyais dans son créateur Franquin qu’un apatride génial. Et non un Belge génial.
- Piochant amoureusement chez Scutenaire, Dotremont ou Michaux, je me refusais à envisager que leur terre de naissance pouvait avoir nourri leur prose & vers. Des êtres sans patrie, sans racines, sans culture particulière, des comètes, voilà ce qu’ils étaient pour moi.
- Écoutant Arno éructer avec son habituelle maestria Les Filles des bords de mer, je déniais au frisson qui m’agitait toute appartenance flamande. Le con.
- Ravi par la capacité percussive des rois de l’agit-p(r)op et de la subversion carabinée à la belge, de Vaneigem à Noël Godin en passant par Jan Bucquoy, enthousiasmé par ces prêcheurs de la révolution sans rigueur, de la vie et du rire dans la lutte, je n’associais aucunement leur inventivité explosive à leur mère patrie.
- Adulant Jean-Claude Van Damme pour sa poésie plus ou moins volontaire (ainsi de cette phrase récitée quotidiennement par ton serviteur comme un mantra surpuissant : « Selon les statistiques, il y a une personne sur cinq qui est déséquilibrée. S’il y a 4 personnes autour de toi et qu’elles te semblent normales, c’est pas bon »), je ne voyais en lui qu’un enfant d’Hollywood. Méprisable méprise.
- Rencontrant Piet de Groof, le général situationniste, sirotant son whisky en l’écoutant déblatérer sur la poésie belge des années1950, je ne lisais dans son existence joliment tarabiscotée qu’un destin individuel. Alors que non : un général de l’armée de l’air enrôlé de tout cœur dans la bande à Debord ne pouvait qu’être Belge. Trop savoureux et absurde pour nos mornes contrées.
- …
Je pourrais empiler les exemples à la pelle, mais je crains de te (et de me) perdre par ce babil effréné. Donc, j’en viens à ce qui a déclenché tout ça et m’a permis d’enfin regarder les choses en face. Le déclic impérieux made in Plat Pays m’est venu d’un film. Au départ, c’est l’affiche qui m’a sauté aux yeux. Enfin, le nom du film, plutôt. La Merditude des choses, voilà qui semblait prometteur.
Deux jours après ma rencontre idyllique avec ledit film (signé Felix Van Groeningen, inconnu à mon bataillon, il semble pas mal encensé par les médias), son propos encore profondément incrusté dans les mirettes, je te le dis tout net : il est méchamment à la hauteur de son titre. Comète cinématographique zarbi, il brille d’or et déjà au firmament de mon palmarès de la belgitude débraillée, luciole cirrhosée. La trame ? Un gosse malingre et abonné au mulet capillaire, Gunther Strobbe, affronte l’adolescence dans un environnement familial plutôt agité, voire catastrophique, avec en arrière-fond, le décor sordido-poussiéreux d’un petit village perdu du fin fond des Flandres. Ses aînés et éducateurs, les glorieux Strobbe, sont quatre frères monstrueux, entre Hell’s Angels du pauvre & heavy-metal de province, abonnés à la lose. Le moins borné, et le seul à bosser, est le père de Gunther, Cel, alcolo fini, comme son père à lui.
A l’évidence, Gunther semble mal barré, prédisposé à la DASS et à la déliquescence juvénile. Bah non (enfin, pas tant que ça). Car si bas qu’ils soient, si hideux humainement qu’ils paraissent à première vue, les Strobbe, fratrie biscornue, brillent d’un éclat précieux, dépassent leur simple conditions de pourris néfastes. Ce ne sont pas les bêtes que l’on croit, ils incarnent autre chose que leur défaite sociale. La faute à des acteurs croustillants, à des dialogues ciselés et à un réalisateur qui refuse à tout prix le misérabilisme pour mettre en avant l’humanité vociférante de ses personnages. On est loin des frères Dardenne. Loin de tout d’ailleurs, dans un no man’s land flamand réjouissant.
Ici, foin de considérations compatissantes sur la pauvreté, l’alcoolisme, la misère sociale, le déterminisme sauce assedics. Les losers ne sont pas jugés, ils picolent en vainqueurs, profitent de la vie à leur manière, cradosse et jubilatoire. Les Strobbe ont tout compris, parasites absolus. D’un autre côté, ce sont des monstres (d’égoïsme, de violence…). Sans céder au manichéisme, ni dans un sens ni dans l’autre, De La Merditude des choses les filme tels qu’en eux-mêmes, entre glauque et lumière2. Ça sent la bière aigre et le vomi matinal, les allocs bouffées en trois jours et les matins glauques, mais l’essentiel est ailleurs. Derrière le masque d’une vie ordinaire bien merdeuse perce la limpidité d’une fraternité aussi rugueuse que touchante. Il faut les voir s’embrasser, larme à l’œil, devant la réapparition télévisée de Roy Orbisson, l’idole absolue de ces messieurs, pour comprendre. Affreux, sales et méchants, surement, mais tellement plus vivants que les icônes hollywoodiennes ou les casse-burnes franchouillards…
L’ensemble sue tellement le Plat Pays profond, la grandiloquence absurde des piliers de bar de Knock-le-Zout, qu’il est impossible de plonger dans cette pépite sans la situer géographiquement. Aux antipodes de la caricature guimauve des gens du Nord par un Dany Boon sous-neuroné, De La Merditude des choses met les mains dans le cambouis belgo-flamand, arrache les masques, sans pudeur ni prétention malvenue. Un siècle plus tôt, le peintre James Ensor, autre Belge d’élite, écrivait : « Les suffisances matamoresques mènent aux finales crevaisons grenouillères. » Les Belges, tant qu’ils enfanteront d’œuvres de ce type, ne cèderont jamais totalement à la suffisance, qu’elle soit pontifiante ou matamoresque. Et ça, c’est assez rare pour être encensé. Et justifier cette soudaine (incongrue ?) poussée de patriotisme belge. Après tout, quand les rats gouvernent, vaut mieux tout faire pour quitter le navire hexagonal. Appelle moi Van Lémigen, désormais, avec un grand B.