mardi 2 février 2010
Littérature
posté à 08h53, par
9 commentaires
Des tribus indiennes alliées à la Couronne britannique en plein 18e siècle. Des Indiens catapultés en Angleterre. Des bandits londoniens qui se prennent pour des Iroquois... « Manituana » du collectif italien Wu Ming, bouscule les à priori et multiplie les points de vue sur la sanglante indépendance des USA. Le tout servi par une langue virtuose, slalomant entre les registres. A lire.
« Ils foncent entre les arbres avec un bruissement de flèches décochées, disparaissent et reparaissent, spectres des bois agrippés à une lueur de fortune. Ils sont indiens. Ils sont blancs. Ils combattent ensemble depuis trop longtemps pour réussir à les distinguer. » (Wu Ming)
Le livre reposé, la question se fait impérieuse : comment un tel livre peut-il être œuvre de cinq personnes différentes ? Par quel prodige cinq entités parviennent-elles à s’accorder pour accoucher d’un roman aussi tarabiscoté sans que cela ne nuise un seul instant au récit ? Rien de cadavre-exquis dans Manituana, de désordonné ou maladroit, tout cela se tient, se lit d’une traite. Comme si une seule personne se cachait derrière ces pages. Mais : non.
Wu Ming, collectif d’auteurs d’italiens à l’origine de ce livre, est un mystère. Une énigme littéraire enthousiasmante qui mériterait d’être abordée plus longuement. Cela viendra sûrement en ces pages (d’autant que Manituana est annoncé comme le premier tome d’une trilogie), mais pas aujourd’hui, faute de connaître les autres œuvres des trublions (ceci dit le cabinet de lecture d’Hubert Arthus en parle bien, ici1, tout comme le précieux Guy M., converti de longue date, ici). Pas question de pédaler dans l’approximation vaseuse ou de feindre la maîtrise. Adoncques, la focale est placée d’autorité sur Manituana, roman feu d’artifice qui croise allégrement les cadres géographiques et les personnages sans jamais s’égarer ni t’égarer.
1775, Mohawk Valley, territoire de la couronne d’Angleterre. De vrais airs de paradis, colons irlandais et écossais y vivent en bonne entente avec les tribus iroquoises des environs. Une harmonie fragile, basée sur un métissage qui ne tardera pas à voler en éclat. Because la cupidité de l’homme blanc, évidemment, mais pas que. Car Manituana revisite le vieux mythe du Nouveau Monde et de la naissance des États-Unis sans jamais tomber dans les travers du genre. Pas d’angélisme malvenu, de saynètes historiques grandiloquentes ou d’immersion en territoire feuilletonnesque. Au centre du conflit que se livrent la vieille Angleterre et les nouveaux colons décidés à conquérir leur indépendance, les tribus indiennes, prises entre deux feux, payent le prix fort de la conquête. Mais voilà, elles non plus ne sont pas exemptes d’erreurs, de barbarie ou de calculs malavisés.
Au cœur du récit, une dizaine de personnages dont les destins s’entrecroisent : Molly Brant, femme chaman, mère aimante, âme de son peuple, qui déchiffre les rêves et veille sur sa fratrie. Son fils, Joseph Brant Thayendanega, interprète devenu chef de guerre et porte-parole de son peuple, entraîné peu à peu dans la barbarie de la guerre à outrance aux côtés de l’allié anglais. Philip Lacroix, le « grand diable », terrible combattant qui se plaît à citer Shakespeare et traîne dans son ombre un drame personnel indélébile. Peter, petit-fils de Molly Brant, enrôlé dans l’armée anglaise. Taw Waw Eben Kaladar II (ouaip, ça en jette, nope ?), empereur des Mohocks de Londres, bandit si envouté par le décorum indien qu’il l’importe en perfide Albion, scalpant à qui mieux-mieux parmi la pègre de Soho. Etc. Une galerie haute en couleurs qui ne cède jamais aux stéréotypes.
Dit comme ça, le cadre pourrait sembler proche du roman historique banal & lénifiant. Mais très vite, les événements se précipitent. Une délégation indienne est envoyée à Londres pour s’entretenir avec le roi Georges. Les rebelles indépendantistes gagnent du terrain, se font majorité. Et les exactions ne cessent de se multiplier, d’un côté comme de l’autre, implacable engrenage, œil pour œil, scalp pour scalp. Au centre, les personnages dérivent, s’accrochent à leurs convictions et à la justesse de leur cause, grand galop vers le désastre. L’homme est né libre et partout il court vers les fers, rares les récits qui te le démontrent si limpidement.
Mais surtout, ce qui fait le prix de Manituana, c’est la langue utilisée par Wu Ming. Virevoltante, changeante, virtuose, elle navigue entre digne réserve rhétorique indienne et argot londonien inventif (de nombreux termes sont d’ailleurs empruntés à l’Orange Mécanique de Burgess). Une page prise au hasard (ou presque) livre ainsi cette description quasi célinienne des pensionnaires d’un asile de fous londonien :
[…] Blancs comme des fantômes ou tous gouspineux de croûtes, ridés ou ensachés dans la graisse ; et puis les yeux, sommeilleux ou furax, strabiques ou globuleux ; rotes qui gueulent les pires hurlements ou grommellent pour elles-mêmes, baveuses ou ricanantes ; bras en croix ou moulinant, roukes qui font ciao et envoient se faire foutre ; tronches qui disent oui, qui disent non, qui dodelinent seulement et disent que dalle ; quilles qui dansent et donnent des coups de pieds, à genoux ou debout, nez qui dégorgent de morve et qui reniflent, culs au vent ou sous couverture, bites dégainées et bites au repos, d’âne ou de nain, de Sodome ou de gomolle.
S’il faut rendre hommage à la traduction de l’ami Quadruppani2, habile au possible à retranscrire les chausses-trappes stylistiques de cinq auteurs vicelards, le génie du livre se trouve d’abord dans l’habile échafaudage construit par ceux de Wu Ming qui, de s’octroyer toutes les libertés formelles, ne barbotent pourtant pas en terre hermétique. De loin.
Et puis, last but not least, c’est dans la confrontation entre les colons et le nouveau monde, entre deux cultures qui ne peuvent cohabiter sur le long terme, que se trouve la clé du livre, sa force balistique. D’abord (plus ou moins) harmonieux, les rapports se modifient peu à peu, victimes d’une atmosphère généralisée de conquête et d’avidité économique. C’est la vision de l’Allemand Klug, ignoble colon charognard, qui finit par l’emporter : « Les sauvages étaient en Amérique avant tout le monde, quelle découverte. Les écureuils aussi, alors, et pourtant personne ne leur demandait la permission avant d’abattre un bois et d’y cultiver du seigle. » En face, les tribus indiennes n’échappent pas au cycle de violence. Joseph, d’abord héros désigné du livre, se laisse emporter sur la pente auto-destructrice, acceptant le massacre pour le massacre, engrenage inévitable : « S’il n’appuyait pas la vengeance, il blesserait l’orgueil des guerriers et mécontenterait les Sénécas. Tout commencerait à se défaire. Il devait leur donner satisfaction. »
Les Indiens ne sont pas ces bons sauvages rousseauistes incapables de planifier le mal. Ce ne sont pas des héros moraux, immanquablement dignes et justes. Eux-aussi se déchirent, cèdent à la violence. Mais l’irruption des colons signe la fin d’une innocence, d’une vie liée à la nature, ne cédant pas aux délires de la conquête pour la conquête. Un monde se meurt, et celui qui le remplace ne reluit pas vraiment. Demain, Mohawk Valley ressemblera à Londres. Alors, tout sera fini. Ça, le « Grand Diable » l’a bien saisi, épitaphe parfaite pour un monde qui se meurt : « Tandis qu’il assistait à la progression du cortège, Philip eut une vision : Londres étendue au monde entier. Unique énorme excroissance, faites d’immeubles et de tours dressés, des habitats délabrés, des esplanades théâtrales, des fontaines et des jardins, un dédale de ruelles où le soleil n’arrivait jamais. […] Un monde de lumières artificielles et de beaucoup de ténèbres, salut d’un petit nombre et condamnation pour la majorité : la noble ville de Londres et de Westminster. »
1 Ils y déclarent ainsi : « Nous ne ne sommes pas anonymes. Nos noms ne sont pas secrets. Nous utilisons cependant cinq noms de plume composés du nom du groupe plus un numéro, suivant l’ordre alphabétique de nos noms de famille. »
Portrait de famille :
2 Soit, il publie sur A11. Mais aucun copinage là-dedans : c’est une simple constatation.