mercredi 16 juin 2010
Sur le terrain
posté à 12h57, par
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Les voici revenus à Paname ! Après un mois de marche de Paris à Nice - avec pour terminus le fief d’Estrosi, son sommet franco-africain et son déploiement policier démesuré - , les 90 marcheurs sans-papiers sont rentrés à la maison. Fiers et heureux, mais le cœur pincé de voir s’achever l’aventure. Retour sur une très belle randonnée jaune fluo, unanimement boudée des médias.
NB : Anita avait déjà réalisé un article sur le début de la marche des sans-papiers et sur ses raisons, ICI.
Par ailleurs, les photos illustrant ce nouvel article sont aussi œuvre d’Anita.
« Tout le monde dit « les papiers, les papiers ». Mais ce qu’on a fait, c’était pas seulement ça… Il y a eu tout le reste, comment dire, les gens, les choses… C’est plus que les papiers, ça… » Dans son pyjama bleu de l’hôpital Bichat, Moussa s’agace de ne pas trouver les mots de son émotion, les liens tissés au fil des jours de cette traversée du pays que beaucoup ne connaissaient pas : « Je suis à Paris depuis cinq-huit-dix ans, je n’avais rien vu de la France ! » Dans chaque ville, dans chaque village, dans le concert de tam-tams et de slogans inlassablement criés, Moussa a soufflé dans sa trompette de tifosi aux couleurs bleu-blanc-rouge, ramassée un soir de match. Il pense que c’est ce qui lui a valu son infection au poumon : pour lui, la marche s’est prolongée d’une semaine d’hôpital. Une cigarette à la main, il descend au bas du bâtiment des maladies infectieuses pour guetter Mohamed, qui vient lui rendre visite après son boulot, les bras chargés de fruits. Et qui a un autre avis sur la question : « C’est pas la trompette. Où est-ce que tu vis ? Il y a du chauffage ? » Non, depuis plusieurs années Moussa habite un squat insalubre et il n’aime pas le chauffage : « Ça fait des odeurs bizarres… » Marie arrive à son tour aux nouvelles, elle qui a emmené Moussa aux urgences trois jours après l’arrivée à Paris, « juste à temps ». Voisine de l’occupation rue Baudelique, depuis des mois elle passe quotidiennement aider les occupants à remplir les formulaires de demande d’Aide médicale d’État, dont beaucoup ignoraient qu’ils y avaient droit. « On a des piles de photocopies, et on fait ça à la chaîne. On a dépassé le millier de personnes couvertes. »
Lorsqu’on demande aux délégués comment s’est fait le choix des marcheurs parmi les centaines de candidats au départ, ils répondent qu’être couvert par l’AME était la première des conditions ; la répartition s’est ensuite faite entre les quatorze collectifs qui composent le MRSTP (ministère de la Régularisation de tous les sans-papiers). Si le départ fut un peu chaotique – pour ne pas dire bordélique – les choses se sont améliorées au fur et à mesure. En quelques va-et-vient pour trouver baskets et duvets manquants. Avec la location d’une remorque accrochée au cul de la vieille Volvo de François, qui s’est tapé les bagages pendant un mois. Et par des ajustements de trajets après quelques couacs, comme à Cesson : après une vaine attente dans son village, le maire a couru après la troupe embarquée sur une fausse route, pour finalement faire son discours le long des prés, son écharpe tricolore au vent. Même si les premiers jours furent difficiles, avec des refus de maires d’héberger les marcheurs (à Vitry, à Evry), de longues étapes, de la pluie et du froid, des bobos sur des pieds peu habitués à ce type d’exercice, la troupe s’est renforcée peu à peu. En Bourgogne, les oiseaux de mauvaise augure qui avaient annoncé « Vous ne dépasserez pas Melun ! » ont dû fermer leur clapet.
Se confirmant chaque jour, l’engouement suscité par la marche a sidéré les marcheurs. « Ils nous accueillent, nous trouvent un logement et à manger, et en plus ils nous disent merci ! », s’étonne Salim. Fêtée partout où elle passait, la marche a été reçue par des élus, des militants, des villageois, des artistes, des religieux catholiques ou musulmans, par des associations, partis ou syndicats, unis pour l’occasion… Une question d’organisation aussi, explique Ambre du NPA, qui a, avec Simone de la Fasti, planifié l’itinéraire depuis Paris : « On a défini le trajet en fonction du kilométrage, de la taille des villes ; puis, on a contacté les mairies. Elles ont parfois fourni hébergement et nourriture, ou bien le collectif d’accueil s’en chargeait. Quand on rencontrait un problème, on appelait les villes alentour. Au début, c’était le bordel, puis ça s’est amélioré au fur et à mesure de la marche. À Roussillon, la mairie PCF a tout pris en charge ; à Cliousclat, c’est une femme qui a mobilisé son patelin de 500 habitants ; à Saint-Vallier, c’était tendu, mais on a trouvé la solution dans la journée… Et on a reçu chaque jour des appels et des mails de gens qui voulaient recevoir les marcheurs, de partout ! Il y a parfois eu une dynamique folle ; comme dans l’Yonne, on ne s’y attendait pas… »
À Lyon, étape de la mi-parcours, les marcheurs s’arrêtent deux jours, accueillis par une belle manifestation et hébergés chez les artistes de l’immense squat de la Friche. Visite guidée sur un mode burlesque, projection des premières images réalisées par l’association Combats ordinaires, qui suit la troupe et monte tous les cinq jours un carnet de la marche en vidéo, intervention de l’association Survie, débat… Le porte-parole Sissoko en profite pour souligner la chaleur de l’accueil dans les villes traversées : « Nous avons vu que les Français soutiennent les sans-papiers. Nous avons été reçus par plus de dix maires, dont deux UMP, qui sont sensibles à la cause des sans-papiers ! On a même reçu des médailles ! » C’est vrai : à Rully, le maire a fait dresser des tables aux nappes blanches et remis la médaille du Mérite aux marcheurs …
De quoi motiver. Samia, l’une des deux femmes sans-papiers présentes à la marche, prend désormais la parole partout : « J’ai l’honneur de faire la marche, je représente ici toutes les femmes sans-papières. Merci à toutes les soutiennes ! » Cette « déléguette », comme elle se nomme elle-même, est aux anges : « Depuis Melun on est bien. Il y avait trop de problèmes de pied, mais maintenant ça va. On trouve l’ambiance, et nous-mêmes on fait l’ambiance. Maintenant on se connaît, entre hommes et femmes ça va... On voyage, on fait comme les scouts. On voit tout, on traverse tout, et gratuitement ! Personne ne nous demande le Pass navigo, la police ne nous embête pas… Je ne veux pas qu’on rentre tout de suite, je veux que la route soit longue ! »
On avance vers le sud et le temps se réchauffe, côté météo et côté marcheurs. On moque les délégués, on chambre Djamila qui, malgré son manque d’entraînement, met un point d’honneur à marcher en tête. On repère qui s’éclipse acheter des clopes ou la presse locale – qui le plus souvent fait son travail. Au fil des jours, des amitiés se tissent, le malien Abdoulaye, infatigable lanceur de slogans, mange aux côtés du discret Cheng, roulant le riz dans sa main tandis que le second le mange à la baguette. Des amours naissent, des talents sont découverts, on découvre les voix de Hakim, de Salim qui adapte un vieux tube de Zao repris en chœur : « Tout le monde cadavéré, et moi-même cadavéré ! Marquer le pas, 1, 2 ancien combattant ! », Waël écrit un rap qu’il tente de traduire : « J’suis un blédard, j’travaille au noir… » On réclame un discours du Haïtien Châtaigne, surnommé Victor Hugo pour ses diatribes enflammées toujours applaudies par le public : « Nous ne sommes pas des sacrifiés ! Y a pas de sacrifices quand vous souffrez ! Y a pas de sacrifice quand vous fuyez devant la police ! Je marche, j’ai envie de marcher, de montrer que je suis libre. Ce n’est pas une question de papiers qui me fait reculer ! Parce que j’ai la loi avec moi ! Nous travaillons, nous payons nos impôts et nos taxes ! Donc nous avons le droit d’exister ! » La France toute entière est là, chaque étape voyant arriver quelques nouveaux marcheurs qui se mêlent au flot pour un ou deux jours, discutent, interviewent, donnent des contacts et repartent en chantant.
Le soir, lors des installations dans les gymnases, dans un méli-mélo de matelas, de sacs, de linge à sécher et de théières où bout un thé noir, on voit passer les silhouettes des militants de Médecins du Monde qui assurent un relai quasi quotidien auprès des marcheurs, leur apportant soins, massages ou chaussettes. C’est l’heure où quelques-uns cherchent un coin où poser une tente, échaudés par les nuits collectives : entre ceux qui se couchent tard avec fracas, la démarche zigzagante d’avoir refait le monde sous les étoiles à coup de rosé, ceux qui ronflent ou se lèvent faire pipi, ceux qui - même - lancent les slogans en dormant, et enfin ceux qui font sonner leur réveil à 4 heures du mat’ pour la première prière, le sommeil est incertain. La consigne est de rester groupés, certains craignant des agressions racistes. Mais à part un caillou et quelques insultes jetées des voitures, rien de ce genre ne ternira la marche, même dans le Sud.
En région PACA, c’est la dernière ligne droite, après deux jours de repos à Avignon, dans un centre de vacances du PC, où parmi les militants anonymes chantent à pleine voix Ilham Moussaïd du NPA, qui déclencha la tempête médiatique que l’on sait1, et Pauline, six ans, qui demande à sa maman si « ces gens vont faire le tour du monde ». L’accueil de Salon-de-Provence est un peu surréaliste : le maire socialiste ayant refusé d’ouvrir un gymnase « pour raisons de sécurité », on dormira dans un lycée catholique où une jeune masseuse s’occupe de quelques dos fatigués, tandis que les bonnes sœurs servent un couscous à la paroisse du père Michel (« Accueillir l’autre, c’est toujours accueillir le Christ, même s’il est sans-papiers »), couscous préparé par une Marocaine tout juste régularisée.
À Marseille les marcheurs sont reçus par la maire du 15e arrondissement, manifestent pour les retraites puis devant la préfecture et devant la statue des colonies de l’escalier de la gare Saint Charles, boivent le café au Conseil régional… Le soir, c’est fête et courts-métrages porte d’Aix où une énorme cuisine de rue sert un repas terrible aux marcheurs, aux militants et à tout le quartier pendant des heures : « On fonctionne en réseau, on est nombreux…On fait des collectes auprès des commerçants et on travaille souvent avec les paysans de la région. » Le lendemain, au théâtre Toursky, quelques marcheurs jouent la première de leur pièce, écrite à partir d’histoires vécues, répétée lors des pauses au fil des étapes, déclenchant des tempêtes de rires parmi le public – les sans-papiers riant de plus belle lors des scènes de tabassage… Quant au petit dej’, il est servi par une association de femmes musulmanes.
À Aix, le collectif a payé l’auberge de jeunesse, et l’on dort dans des draps pour la première fois, après un pique-nique dans la cité voisine qui vire en fiesta grâce aux talentueux agités de la ZEP (Zone d’expression populaire du groupe MAP, de Lille), de passage dans la région. Le lendemain, lors de l’immense cercle de silence organisé en ville, Sissoko prévient les marcheurs : « Les deux derniers jours seront aussi importants que les 28 autres. Même si on vous insulte, même si on vous agresse, ne répondez pas. Restez groupés. »
L’ambiance se tend, en effet, sur la Côte d’Azur. Les maires de Cannes et Nice ont refusé l’arrivée à pied dans leurs villes, et l’on doit louer des cars. À Cannes le rassemblement voit débarquer quelques fachos tenant une banderole derrière un cordon de CRS. Alors que les marcheurs veulent repartir à pied, les flics font barrage, et pas moins de huit camions escortent les deux bus sur Nice, pour empêcher qu’ils ne s’arrêtent avant l’endroit autorisé…
Nice est surfliquée. L’accueil chaleureux du collectif et des clowns venus de Marseille, Lyon, Paris, des militants déjà croisés à Valence, Avignon ou Cannes, anime une manif un peu difficile devant le centre de rétention – un bâtiment qui servait jadis à rassembler les Juifs avant leur déportation – , les sans-papiers enfermés s’agitant aux messages des marcheurs et du concert qui suit, ceux du dehors parfois pris de malaise. Besancenot est là. Dans la ville du mimosa, la CGT06 montre un autre visage que celui de l’UD Paris : ses militant(e)s font pression sur la ville pour trouver in extremis un lieu pour dormir et rappellent qu’ici la CGT, se basant sur les « fondamentaux » de l’organisation, se bat pour le slogan « régularisation de tous les sans-papiers ». Les stands du contre-sommet et la cantine de rue locale sont plantés devant le central de la télésurveillance de la ville, un luxueux immeuble paré d’immenses calicots « Pour votre sécurité ».
Le lundi les marcheurs impulsent une bonne énergie à la courte manif contre le sommet. Malgré les panneaux « Nous voulons être reçus », les marcheurs ne le seront pas. Mais Sissoko réussit à se glisser dans la conférence de presse en présence de Sarkozy et de cinq chefs d’État : il ne pourra prendre la parole, mais un journaliste de Radio Zinzine parvient à poser la question des marcheurs et de leur quête. Sarkozy répond à côté, mais pour le porte-parole du MRTSP, la partie est tout de même gagnée : « Nous avons pu faire entendre notre voix. »
Dernière nuit à Nice. Sur le parking on commente l’assaut du bateau turc par Israël. Tard dans la nuit, Ismaël raconte son périple de 68 jours, de Turquie jusqu’en France et terminé en cette même ville de Nice. Demain, Samira, de la CGT, arrachera aux flics le droit à un bain dans la méditerranée, que beaucoup de marcheurs n’ont jamais vue - ou alors, il y a longtemps, de l’autre côté… Et puis, ce sera le départ.
Le voyage, négocié la veille avec la SNCF, se fait en train de nuit. Passant en gare de Cannes, on aperçoit les copains, qui saluent le train au passage. Samia verse une larme, on se passe les numéros de téléphone, et un cubi de rosé est sorti de sous un siège. Calé dans son fauteuil, Sissoko est fatigué, mais heureux du voyage : « Nous avons vu la France solidaire. Nous avons montré à Estrosi qu’il ne maîtrisait pas tout. Même si le ministère de l’Immigration refuse de nous recevoir nous avons gagné la confiance des Français. » Evelyne renchérit : « Même si on n’a pas été reçus, la marche est une réussite. L’espoir revenu, la capacité des sans-papiers à se surpasser, l’accueil chaleureux des Français… » Quand aux marcheurs… ils veulent continuer de marcher : « Ce n’est qu’un premier pas, nous devons marcher sur Strasbourg la prochaine fois ! ». Les irréductibles, cherchant à savourer les derniers instants complices avant la fin du voyage, se sont tassés au fond du dernier wagon pour fumer et chanter, déjà nostalgiques.
Au petit matin, les camarades de la rue Baudelique sont plus de mille à attendre les marcheurs gare d’Austerlitz, les emportant en cortège vers le 18e, avec un arrêt place de la Bastille pour un salut aux camarades du piquet de grève CGT, campés sur les marches de l’opéra. Les rapports entre l’UD Paris et le MRTSP étant ce qu’ils sont, on ne s’y attarde pas trop. Hakim est songeur : « Ils sont sympas, les copains, mais en plus d’un mois, c’est la première fois qu’on démarre une manif sans petit dèj ! »… Hommage aux collectifs d’accueil qui ont bichonné les marcheurs pendant un mois. Le retour est marqué par les arrestations des militants du 9e collectif occupant le Conseil de la Francophonie et l’évacuation des occupants des marches de l’Opéra. Les temps sont durs pour les sans-papiers, la lutte continue.
Un épilogue à l’odyssée a lieu le samedi suivant : tandis que Moussa part pour l’hôpital, les marcheurs retrouvent Samira de la CGT, Odile de l’Asti de Valence, Maud l’anarchiste de Lyon, camarades rencontrées sur la route et invité(e)s au rendez-vous de la manif du 5 mai devant le Ministère de l’Immigration. Chacun prend la parole devant les CRS qui bloquent le château-fort du ministre, et si Victor Hugo est introuvable, sa voix résonne encore aux oreilles des marcheurs : « Besson fait honte à la France ! Mais nous l’avons vu : il y a deux France ! Comme l’a dit Émile Zola, j’accuse le gouvernement ! Nous dénonçons cette politique. Nous n’acceptons plus que les sans-papiers soient traités comme des hors-la-loi. On est là et nous serons toujours là. Nous exigeons ce qui nous est dû : la régularisation de tous les sans-papiers ! »
À noter : la pièce des marcheurs sera donnée ce dimanche 20 juin, aux alentours de 18 h, à la parole errante d’Armand Gatti à Montreuil.