mercredi 16 mars 2011
Sur le terrain
posté à 22h09, par
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Moins massives que celles ayant secoué l’Égypte, la Tunisie, le Yémen ou la Libye, les récentes manifestations au Maroc n’en sont pas moins symboliques d’une profonde évolution politique. Auparavant muselée, la parole se libère : les critiques se multiplient à l’encontre de Mohammed VI. Tristan, qui se rend régulièrement au Maroc, y était récemment. Il témoigne ici des mutations en cours.
Je ne suis pas journaliste, ni spécialiste du monde arabe. Et je n’ai pas la prétention de livrer ici une analyse poussée de la situation politique marocaine. Mon témoignage se base simplement sur mon dernier séjour dans ce pays, que je connais bien : j’ai été étonné (et réjoui) de constater une certaine libération de la parole, au sein d’une population beaucoup plus critique qu’auparavant envers le pouvoir de Mohammed VI. Les Marocains ont envie de parler, de s’exprimer sur des tabous trop longtemps réprimés. C’est tout sauf anodin.
Je me rends au Maroc depuis plus de 15 ans, et l’omniprésence du culte du roi m’a toujours frappé. Pas un établissement sans photographie de Mohammed VI sur son trône, engoncée dans un cadre doré. Quant aux critiques à son encontre, elles étaient d’ordinaire plutôt rares. Mais pas cette fois-ci : à peine embarqué dans l’avion, mon voisin - la cinquantaine, originaire du Nord du Maroc - m’a confié son sentiment sur la situation :
« On dit qu’il ne se passe rien au Maroc, mais c’est de la désinformation : il y a eu des morts à Tanger et des manifestations dans tout le pays (le dimanche 20 février). Bien sûr, ce n’est pas la même situation qu’en Tunisie, en Égypte ou en Libye, mais les gens en ont assez. Les jeunes, surtout. La génération de mon père n’osait rien dire : la politique et le roi étaient des sujets tabous. Mais ma génération commence à faire entendre ses critiques. Et les jeunes sont encore plus remontés.
Mohammed VI a fait des progrès par rapport à son père. On a vu quelques hauts gradés être condamnés. Alors que personne dans l’entourage d’Hassan II n’a jamais été jugé, malgré une énorme corruption. Et Mohammed VI a au moins le mérite d’avoir fait cesser la forme d’esclavage qui avait cours dans son palais. Mais il lui reste d’énormes réformes à faire ; et je ne suis pas sûr, qu’il y soit prêt. Il y a aujourd’hui deux choses à faire pour moderniser le Maroc : faire cesser la corruption et instaurer la sécurité sociale.
Je suis musulman pratiquant et, il est dit dans le Coran qu’un pays doit donner chaque année 20 % de ses bénéfices aux pauvres. Tu crois que c’est appliqué quelque part dans le monde musulman ? Bien sûr que non... »
Ces critiques entendues dès mon départ étaient récurrentes tout au long de mon séjour - chez les gens qui m’ont accueillis, mais aussi dans les bars, les taxis... À Casablanca, M. me fait un compte-rendu de la manifestation du 20 février, qui a eu lieu sur la place des Nations-Unies (rebaptisée « Mohammed V » par la royauté) :
« Avant la manifestation, les riches ont pris peur. On pouvait voir dans les magasins les rayons de pâtes complètement vidés ; mais que les Barilla, hein, pas les pâtes bon marché !
Près de 2 000 personnes ont manifesté le matin, et plus de 5 000 l’après-midi, avec quatre groupes distincts : les Berbères, qui réclament la reconnaissance de leurs droits, l’extrême-gauche marocaine, les islamistes et les étudiants/groupes Facebook. C’est un peu le problème : personne ne porte les mêmes revendications, même si tout le monde rêve de changements dans cette monarchie poussiéreuse.
L’après-midi, la police s’est déplacée en nombre, pour encadrer sévèrement les manifestants. À cause d’elle, beaucoup de gens n’ont pas participé à la manif, par peur de la répression. »
Plus tard encore, un chauffeur de taxi me confirme que c’est la « catastrophe ». Au début, je ne sais dans quel sens il utilise le mot. Grave, il me confirme alors que les gens ont eu peur de venir manifester et que le Maroc est peut-être passé à côté de sa révolution.
Cette imminence de la révolte a toujours été officiellement occultée par Mohammed VI. À preuve, cette précision de B., journaliste, la quarantaine : « En raison des évènements dans tout le Maghreb, le roi avait préparé un discours. Il était écrit depuis une semaine, et malgré les manifestations qui ont eu lieu dans tout le Maroc, pas une ligne n’a été changé. Il les a complètement ignorées. »1
Le roi a la trouille, pourtant. Et la peur de la contestation se lit notamment dans l’omniprésence policière : les rues de Casablanca sont truffées de patrouilles mobiles qui circulent en moto, à toute heure du jour et de la nuit. Les Casaouis s’en amusent sans être dupes.
Autre signe : une gigantesque campagne d’affichage envahit toute la ville. Une main de Fatma avec l’inscription « Touche pas à mon pays ! » est censée protéger le Maroc de cette « néfaste » révolution arabe. Ce n’est pas une campagne d’État, mais un soutien privé. L’homme qui l’a commanditée n’est autre que Mounir Majidi, le secrétaire particulier du roi, propriétaire de l’agence d’affichage FC COM qui possède tous les panneaux 4 X 3 du pays... Une campagne symbolique venant s’ajouter à la manipulation des médias, qui, lors des émeutes dans le nord du Maroc, ont unanimement dépeint les manifestants comme des casseurs.
Les quelques journaux libres ne passent pas sous silence les évènements. Actuel couvre les différentes manifestations dans tout le pays, là ou le roi les ignore. Tel quel propose cinquante réformes pour moderniser le Maroc - mais sans évincer le roi. Comme la plupart des représentants de l’élite critique, ces titres veulent passer à une monarchie constitutionnelle et initier des réformes structurelles. Parmi celles-ci : réformer l’article 24 de la constitution marocaine, qui permet au roi de nommer son Premier ministre même si les élections ont désigné quelqu’un d’autre ; autoriser les sondages d’opinions et assurer la liberté d’expression ; garantir la liberté de cultes et l’indépendance de la justice ; mettre en place une sécurité sociale pour tous ; s’assurer que le roi ne prenne pas de lourdes décisions économiques sans consulter les élus (comme ce gros cadeau fait à la France d’implanter une ligne TGV entre Tanger et Marrakech – un chantier de 20 milliards de Dirhams, dont le résultat ne servira qu’aux touristes et à la bourgeoisie marocaine) ; etc...2.
Mais si ces journaux s’expriment plus ou moins ouvertement, ils le font en français, ce qui limite leur portée. Quant à la presse en arabe, elle use de l’arabe littéraire, et non de la Darija, le dialecte du Maroc. La Darija n’est en effet jamais utilisé à l’écrit, ce qui crée une césure entre le langage officiel et la langue du peuple. L’officialisation de ce dialecte est d’ailleurs une revendication chère aux Marocains.
Cette césure entre l’écrit et l’oral permet au pouvoir de limiter et contrôler l’information (d’où l’importance des réseaux sociaux tels que Facebook). Il en va de même pour l’éducation, comme le rappelle M. : « Le roi laisse son école publique se dégrader. Les programmes sont vieux de 30 ans ! Seule les écoles privés, comme la Mission française, ont un bon niveau : cela permet de construire une élite, tout en s’assurant que les pauvres garderont un niveau médiocre. »
Des tentatives de garder le peuple sous contrôle et dans l’ignorance, à l’écart de la tentation de la contestation, qui pourraient ne pas suffire à enrayer l’espoir de changement qui anime une partie de la population. Les marocains parlent entre eux et aux autres. Et l’esprit critique fait son chemin...
1 A noter, que depuis le voyage de Tristan au Maroc, le roi a promis des réformes.
2 Pour une liste complète, consulter cet article de « Tel Quel »