mardi 18 mai 2010
Entretiens
posté à 17h39, par
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On le connaît surtout pour son travail de presse ou ses dessins militants, moins pour ses toiles. Grave erreur. Mathieu Colloghan est un peintre enthousiasmant, les pinceaux fermement arrimés au réel. Loin des stériles milieux de l’art et des chapelles picturales, il construit une œuvre aussi graphiquement réussie que politiquement engagée. Ses tableaux pètent, son discours tranche : entretien.
Défilé. Au coin d’une rue, une Bolivienne, vêtue des habits traditionnels des paysans Aymara, hurle un slogan, mains en porte-voix. Dans une usine occupée, des ouvriers s’affairent à leurs postes de travail, une grande banderole « Occupada » à l’arrière-fond. D’autres ouvriers, réunis en assemblée, votent à l’unanimité la grève générale, toutes mains levées. Un quidam, plutôt baraqué, ramasse un pavé en gros plan. Un Palestinien portant le keffieh s’écroule, abattu par une balle. Etc. Les sujets sautent d’un continent à l’autre, de l’usine à la rue, des luttes noires à celles des femmes bretonnes, du quotidien du peintre à celui de la femme de ménage. Mais le fond reste le même : les luttes sociales. Sous toutes leurs formes.
Mathieu Colloghan peint. Mais pas que. Il prend position, met à jour ce qui l’indigne ou le réjouit, pioche dans son vécu et dans l’actualité les thèmes de ses œuvres. Approche rare, revendiquée haut et fort : « Je crois que la fonction des gens produisant de la culture devrait être de parler de ces mouvements et bouleversements, de contribuer à renverser le rapport de force. C’est en tout cas ma démarche : je veux contribuer à rendre visible des luttes aujourd’hui absentes de l’espace public. »
Une peinture férocement engagée, donc. Mais qui ne se limite pas à cette dimension, de loin. Entre pop-art (sans le cynisme argentier) et peinture murale, Nouveau réalisme et cubisme, les toiles de l’ami Colloghan ne sont pas des tracts, ni des resucées de ses dessins de presse (Mathieu publie dans de nombreux canards, dont Fakir et le tout juste auto-sabordé Plan B). Souvent drôles, jamais agit-prop’, elles s’inscrivent dans une histoire artistique, une tradition picturale combattive, accessible à tous (les fresques de Diego Rivera, certaines périodes de Picasso, l’anarchisme de Vlaminck) et qui, de n’avoir plus le vent en poupe, n’en reste pas moins essentielle. Contre-exemple réjouissant et camouflet aux FIACeux moyens : l’élitisme pictural ne s’est pas encore imposé partout.
Les lecteurs de ce site le savent, Mathieu Colloghan - qui milite par ailleurs aux Alternatifs - est un ami et collabore parfois à Article111. Comme on aime beaucoup son travail (que tu peux retrouver sur son blog, ici), on en a profité pour l’écouter en parler et pour le laisser discourir sur un sujet qu’il maîtrise sur le bout des doigts, l’histoire de l’art et de ses rapports à la politique. Pour ne rien gâcher, l’entretien est illustré de photos de ses toiles.
(En passant, tu noteras que Mathieu Colloghan expose un grand nombre de ses œuvres à Rouen, du 22 au 29 mai2. Si tu passes dans le coin, ce serait dommage de rater ça…)
Pour toi, peindre est un acte socialement marqué ?
Historiquement, la peinture a eu une fonction sociale très précise en Occident. C’était une corporation, littéralement, un véritable corps organisé, à l’écart, avec ses représentants, son système d’adoubement, ses armoiries… C’est au XIXe siècle que ça a commencé à réellement changer, que la fonction sociale de la peinture a fondamentalement muté. Cette fonction sociale est propre à l’Occident : c’est surtout en Europe que le pouvoir politique ou religieux commandait une œuvre à un artiste, en exigeant qu’il se conforme à un dogme aussi précis. C’est aussi en occident que la bourgeoisie s’est à ce point imposée comme l’interlocuteur principal des artistes.
On ne retrouve pas aussi fortement cela dans les autres continents ou, du moins, il y a une fonction populaire réelle. En Amérique Latine, elle est beaucoup plus intégrée à la société, avec les peintres muralistes, ceux qui interviennent dans les favelas et « l’école Rivera ». En Afrique, en Inde ou en Thaïlande aussi : l’art était beaucoup moins exclusif, socialement parlant.
En Europe, un rééquilibrage s’est fait au XIXe siècle : certains peintres – c’est le cas de Millet, Courbet ou Cézanne – ont commencé à représenter les classes populaires, comme sujets et non plus seulement sous forme de scènes. Certains, comme Courbet, se revendiquaient même militants révolutionnaires. Sont alors apparus des artistes proches des classes populaires – la bohème – et vivant de peu, tandis que les galeristes et critiques d’art s’affirmaient comme un milieu spécifique, dévolu à la satisfaction des acheteurs qui étaient de grands bourgeois. On avait là trois milieux bien différents, comme une séparation des pouvoirs…
Une nouvelle mutation de fond s’est produite après 1968 : les artistes se sont affirmés comme intellectuels, ils étaient parfois aussi très proches des galeries – voire étaient leurs propriétaires - , enseignaient dans des écoles d’art, faisaient office de critiques, jouaient le rôle de conseillers auprès des structures d’État… Tout s’est mêlé et s’est mélangé. S’est aussi imposée l’idée que pour comprendre une œuvre d’art, il fallait détenir certaines clés, un capital culturel bien précis ; bref, il fallait être du milieu. Cette idée-là est bien sûr toujours présente aujourd’hui.
Selon eux, sans capital culturel, impossible d’aimer et comprendre une œuvre ?
Oui. Regardez le cinéma : les gens ont le droit de dire quelque chose du style « Kaurismäki m’emmerde ». Dans la peinture, par contre, il existe une sorte de respect mortifère pour les œuvres, les gens n’osent pas dire la même chose. Parce qu’il y a une parole sacrée, légitimée. Et parce que, comme pour la critique des médias, t’attaquer à cette parole sacrée fait de toi un conservateur, un idiot ou un nazi. Alors que tu devrais avoir le droit de penser que le travail de Jeff Koons est merdique sans te faire traiter de bouseux ignorant…
C’est un peu hors-sujet, mais ça me fait penser à cette scène, sur un plateau de télévision, entre le leader des Conti, Xavier Mathieu, et Jacques Attali ; le syndicaliste s’y attaquait aux élites et s’est attiré une vertueuse réponse d’un Attali assimilant la critique des élites à une attaque contre la démocratie. L’élite qui qualifie de fasciste toute critique à son encontre. Vous avez le même processus de la part des propriétaires actuels du marché de l’art contemporain.
Cela renvoie aussi à la notion d’avant-garde : longtemps, ce terme a été utilisé pour caractériser historiquement des mouvements dans le passé. Désormais, cette notion est censée être actuelle, pouvoir appréhender l’immédiat. Elle est profondément inégalitaire : ce qui est d’avant-garde n’est donc pas compris par la majorité des gens. Une position inacceptable, qu’il faut bousculer.
D’autant plus « inacceptable » qu’elle a perdu toute correspondance politique ?
Bien entendu. Il y a eu une longue période, au XIXe et début du XXe siècle, où les peintres novateurs étaient pour la plupart à l’extrême-gauche. C’est bien terminé.
Aujourd’hui, la vision que les mouvements politique ont de la peinture est plutôt déprimante. Rien d’étonnant pour l’extrême-droite, qui a une analyse cohérente avec le reste de ces idées, avec une optique très réactionnaire. Jean-Marie Le Pen s’est ainsi attaqué à ce qu’il appelle presque « l’art dégénéré ». Il n’y aurait plus rien depuis depuis les Impressionnistes. Les villiéristes, c’est plus intéressants : ils ont sorti un autocollant représentant la Joconde et une toile de Kandinsky ; en-dessous, ce slogan : « Si, le beau existe ! ». C’est un positionnement anti-post-moderne, qui répond aux débats contemporains sur l’Art. Au regard de leur approche politique, c’est cohérent.
Par contre, la gauche n’a finalement même pas cette cohérence. Chez elle s’est imposée cette idée – très étonnante pour des démocrates– qu’il revient à l’État de définir ce qui est d’avant-garde, ce qui est novateur. Tous les dispositifs - pas forcément mauvais à l’origine - mis en place par Jack Lang ont ainsi servi cette idéologie. Ce qui a donné naissance à une avant-garde d’État, elle aussi très réactionnaire : c’est par exemple cette oligarchie de l’art qui a décidé pendant 20 ans que la peinture n’existait plus, que seuls comptaient l’art conceptuel, les installations et la vidéo. Aujourd’hui, les commissions d’État décident quel artiste a droit à un atelier d’art, quel autre peut être acheté par les Direction régionales des affaires culturelles (DRAC) : c’est l’État qui définit ce qui est censé être beau ou novateur.
Et à droite ?
Sans surprise, la droite propose de l’art une vision très classique : c’est le marché qui définit ce qui a de la valeur ou non. C’est aussi ce discours qui l’a emporté auprès des artistes ; eux ont totalement assimilé les idées libérales et se réclament d’une idéologie individualiste. Laquelle renvoie à la façon dont on les présente : on raconte les mouvements picturaux en mettant en avant quelques figures précises, comme si ces gens avaient tout inventé en solitaires. C’est d’autant plus bidon que le choix de ces figures peut varier. Au milieu des années 1980, Poussin avait ainsi complètement disparu des bouquins d’histoire de l’art, on n’en parlait plus du tout ; à la fin des années 80, il est réapparu. Même chose pour Picasso, tombé en disgrâce à un moment. L’histoire de l’art est très fluctuante…
Pour revenir aux artistes… Ils devraient accepter d’être payés comme des OS. Mais la très grande majorité d’entre eux – qui dépendent pourtant en grande partie du RMI – seraient totalement opposés à cette idée si elle se faisait jour dans le débat public. Parce qu’ils ont totalement intégré les lois du marché, qu’ils acceptent de gagner très peu aujourd’hui dans l’espoir de gagner énormément demain.
C’était ton but quand tu as commencé, gagner énormément demain ?
Eheh… pas vraiment. Pour moi, ça a vraiment débuté sur un malentendu. Je me suis retrouvé élève dans une École supérieure d’art, à Cergy. Un endroit avec une forte sélection à l’entrée, très élitiste, où les gens usaient d’une insupportable novlangue, façon « processus pictural », « intermédiation »… Le truc, c’est qu’en même temps, je livrais des dessins de presse à L’Humanité, très loin de ce qu’on me demandait à l’école. Et que quand je sortais de cette dernière, je fréquentais des gens disant ne pas aimer la peinture, ne jamais fréquenter les musées. J’étais un peu balloté entre les deux, façon « grand écart ».
C’est la lecture d’un entretien d’Hervé Di Rosa dans Révolution qui m’a permis de passer le cap. J’en ai retenu qu’il revendiquait la qualification d’ « art modeste » pour sa peinture, c’est-à-dire une certaine exigence (il parle d’art, et non d’artisanat) mais sans aucune prétention sociale à être supérieur, sans aucune arrogance. En fait, ce n’est pas exactement ce que voulait dire Di Rosa, c’est plutôt ce que, moi, je cherchais…
Ça a été un déclic ?
En partie. Mes dessins de presse sont devenus plus « artistiques ». Et j’ai essayé d’intégrer plusieurs niveaux de lecture à mes peintures. Avec cette idée que l’œuvre en tant que telle doit pouvoir plaire à quiconque – culture artistique ou pas. Qu’elle doit en même temps s’intégrer à l’histoire de l’art. Et qu’elle doit être le résultat d’un vrai travail artistique, maîtrisé et pas clinquant. Je n’ai pas la prétention d’y parvenir, mais je crois que si tous ces niveaux de lecture sont intégrés on est face à un chef d’œuvre, qui parle à la fois au néophyte, au béotien et au passionné.
Il me semble que certaines peintures de Diego Rivera entrent dans ce cadre : elles sont en même temps très accessibles et raffinées – parce que d’une grande maîtrise technique - , et renvoient aussi à l’histoire de l’art, avec des clins d’œil à Velasquez et à Goya. Daniel Mermet raconte que pour Là-Bas si J’y suis, à Mexico, il a emmené des indiens voir des peintures de Rivera : eux n’avaient aucune culture artistique, mais ils ont adoré les œuvres exposées. Pour moi, c’est ça, un chef d’œuvre ! Ça fonctionne aussi avec Basquiat : le graffiti parle à tout le monde, mais c’est un travail très maîtrisé et qui s’inscrit dans l’histoire de l’art – avec notamment beaucoup de références à l’art africain. À l’antithèse du pop-art, en fait, où les artistes prétendent donner une légitimité artistique à un objet en le sortant de son contexte.
Tu te revendiques comme un artiste politique ?
Bien sûr. Même si, dans le milieu artistique, c’est une peau de banane : le genre est considéré comme méprisable, les gens rejettent toute idée de peinture engagée. Alors que la création engagée existe bel et bien. Dans l’histoire de l’art, on peut en citer de très beaux exemples, dont les peintures de Goya contre l’envahisseur français ou Guernica, ou la guerre de Corée chez Picasso. Ou encore Malévitch qui, au début de la Révolution russe, a participé à une expédition s’étant donnée pour ambition de propager les idées révolutionnaires dans les campagnes reculées. Lui ne voyait ainsi aucune contradiction dans le fait de créer et de s’adresser aux masses. Idem pour Rivera. Mais cette réalité est niée par les bourgeois qui crachent sur l’art engagé et revendiquent « l’art pour l’art » comme dogme. Quelle connerie ! Comme si on disait « la plomberie pour la plomberie »…
Je crois que le milieu de la peinture est désormais plombé par la maladie du post-modernisme, cette posture déplorable où plus rien n’est vrai, où tout devient relatif. Les artistes doivent être revenus de tout, blasés, et n’ont d’autre ambition que de participer à la spéculation de l’art.
Pour répondre à votre question : oui, je suis un artiste engagé. Et je le revendique.
Ce qui n’empêche pas l’humour, la distance…
Il faut savoir jouer avec les stéréotypes, garder une certaine distance. C’est obligatoire. De même que tu peux avoir une forte sympathie pour la révolution à venir tout en sachant que ce ne sera pas forcément ce soir, que le rapport de force nous est pour le moment très défavorable. Si tu ne le penses pas et que tu es révolutionnaire, qu’est-ce que tu fiches ? Pourquoi n’es-tu pas en train de dépaver les rues ? Il faut en ce domaine garder une certaine distance. C’est la même chose pour la peinture.
Mais s’il y a bien un point où ma peinture est à prendre au premier degré, c’est dans le choix de mes sujets. Peindre un ouvrier, ce n’est pas anodin ; et j’en représente beaucoup. J’y mets de l’affection, mais pas seulement : je veux aussi aller contre une légende très répandue celle que les ouvriers n’existeraient plus. Comme pour l’avérer, la presse et la peinture ne font plus la moindre place à la figure de l’ouvrier.
Figure que, toi, tu représentes, et de façon plutôt combative…
Je ne veux pas le peindre comme une victime. Ni, comme on me le reproche parfois, le caricaturer, en le représentant sous forme de costauds à casquette. Il n’y a pas là tellement d’exagération : regardez les ouvriers de Conti débarquant dans une manif, ils semblent plutôt costauds, non ? Je n’en fais pas un culte, c’est juste une réalité.
Mais c’est évident, mon travail renvoie aussi à l’imaginaire. À mon imaginaire et à l’imaginaire collectif. Au début, la séquestration des patrons ne m’évoquait rien de pictural. Ce n’est qu’après avoir vu à la télé ces images de patrons sortant humiliés de leurs usines, sous les quolibets, que mon imaginaire s’est mis en route. Ces images, je les ai ensuite remaniées à ma sauce.
Mon ambition est finalement d’essayer de participer à l’émergence de « l’espace public oppositionnel » théorisé par Oskar Negt. Lui analyse les révolutions bourgeoises du XVIIIe et XIXe sciècle et pose qu’une phase préalable – celle des Lumières - a permis l’émergence de valeurs politiques bourgeoises, d’une littérature bourgeoise, etc… Ce n’est qu’une fois que l’espace public bourgeois s’est imposé qu’une révolution bourgeoise a pu avoir lieu. De la même façon, il remarque que le XIXe siècle a vu l’émergence d’un espace public prolétarien : un imaginaire s’est constitué, avec une littérature, des chansons et une presse spécifiques. Et Oskar Negt appelle pour notre temps à l’émergence d’un espace public oppositionnel - qui réunirait les valeurs et l’imaginaire des prolétaires, des marginaux, des ouvriers – comme préalable à tout bouleversement d’ampleur.
Et la peinture doit y participer ?
À sa mesure, sans doute. Je vais prendre un autre exemple. Au Chiapas, il y a tout une zone qui est tenue par les Lacandons, des indiens très pauvres. Et au milieu de cette zone se trouve une très jolie ville, San Cristobal de Las Casas, remplie de cyber-cafés et de touristes américains. On n’y rencontre, par contre, aucun indien, à l’exception de femmes très discrètes vendant des produits artisanaux aux touristes américains. Dont un objet revenant très souvent, une poupée représentant un combattant zapatiste, mais armé d’un bout de bois au lieu d’un fusil-mitrailleur.
San Cristobal est ainsi une colonie occidentale en zone zapatiste, où les seuls indiens visibles sont ceux qui vendent la caricature de leur propre révolte. C’est pour ça que j’ai voulu représenter cette même poupée sur grand format, avec un vrai fusil-mitrailleur entre les mains.
Cela renvoie à ce qui est pour moi la dimension la plus importante de la politique : pour que les choses deviennent probables, il faut d’abord qu’elles soient possibles. Nous nous trouvons dans un contexte politique plutôt désespérant, où nos rares victoires se trouvent très vite enterrées – prenez l’exemple du « non » au TCE, il a disparu très vite de nos écrans radars ; par contre, la victoire de Sarkozy aux présidentielles a été célébrée pendant deux ans… Et nous oublions aussi qu’il se passe en ce moment beaucoup de choses sur la planète - et pas seulement en Amérique Latine. Qui s’intéresse à l’explosion de mouvements sociaux à grande échelle en Chine ? Qui sait qu’en Inde, le mouvement naxaliste ne cesse de gagner du terrain, contrôlant déjà plusieurs régions ? Je crois qu’il nous faut intégrer et faire vivre chez nous ces représentations, si nous voulons avoir une chance de nous en rapprocher un jour. Ça me fait penser à cette image récurrente de quelques CRS réussissant à faire reculer des centaines de personnes, alors que le rapport de force leur est clairement défavorable. S’ils y arrivent, c’est parce que nous avons intériorisé notre défaite.
Et l’art pourrait contribuer à renverser ce sentiment de défaite ?
En partie. Je crois que la fonction des gens produisant de la culture devrait être de parler de ces mouvements et bouleversements, de contribuer à renverser le rapport de force. C’est en tout cas ma démarche : je veux contribuer à rendre visible des luttes aujourd’hui absentes de l’espace public. C’est d’ailleurs frappant : si vous avez l’habitude d’écouter la radio, vous avez dû vous rendre compte que celle-ci parle toujours de la fin d’une grève, mais jamais de son début.
Pour revenir à votre question… Je ne suis sans doute pas le seul à penser cela : je crois qu’il y a 46 000 artistes-plasticiens inscrits à la Maison des artistes, il doit y en avoir d’autres qui ont une démarche semblable à la mienne. Le seul problème est qu’ils ne sont pas visibles, notamment parce que les acheteurs institutionnels sont conservateurs, et que les galeristes le sont donc aussi. Mais je suis convaincu, au fond, que les artistes ayant une énorme résonance médiatique en entassant des montagnes de fringues3 ne sont pas plus nombreux que ceux de notre camp.
Il y a eu des tentatives pour rendre visible un art différent. Par exemple, la Fiac Off, un pendant de cette caricature du marché de l’art qu’est la Foire internationale d’art contemporain de Paris : la Fiac Off, qui n’existe malheureusement plus, se tenait à Ris-Orangis, et le tarif des œuvres exposées était indexé sur l’heure de Smic. C’était une belle idée. Mais le truc, c’est qu’il y a toujours un moment où il faut vivre et manger. Un moment où, comme dans la presse ou l’édition alternatives, ceux qui font ça en ont marre des vaches maigres.
C’est ton cas ?
Je ne suis pas dans cette situation, jarrive à vivre de mes images – et non uniquement de mes peintures ; je n’expose d’ailleurs à peu près jamais dans les galeries. Le fait que mon travail de dessinateur soit publié m’amène parfois un peu d’argent, et permet surtout à certains de découvrir ce que je fais. Et puis, il y a des gens sympas qui m’achètent une œuvre de temps en temps…
Dessin de presse et peinture : ce n’est pas difficile de mener ces deux démarches de front ?
J’essaye de garder une certaine cohérence entre les deux. Mais c’est difficile. J’ai par exemple renoncé à représenter des femmes ou des noirs dans mes dessins de presse, parce qu’il existe une figure neutre dans l’imaginaire collectif et que celle-ci est forcément un homme blanc d’âge moyen. Si je fais dire une ânerie à cette figure neutre, c’est l’ânerie qui compte. Tandis que si je la fais dire à une femme ou à noire, cela devient une femme ou un noir disant une ânerie. C’est dramatique. Et cela dit beaucoup de choses sur le droit à la neutralité pour les femmes et les noirs dans l’imaginaire collectif…
Le dessin de presse marche pourtant bien en ce moment…
Oui, mais cela n’a rien à voir. C’est sûr que, depuis une dizaine d’années, il y a une explosion du dessin de presse. Avec de vrais progrès esthétiques. Par contre, l’évolution sur la contenu des dessins est plus lente : l’idée qu’un dessin de presse ne doit pas forcément être drôle commence doucement à être acceptée, mais c’est lent, très lent.
Explication de toiles
Mathieu a aussi accepté de parler plus précisément de deux de ses œuvres, un triptyque sur l’esclavage et une peinture titrée « Le communisme de la sardine » :
« Ce triptyque est parti d’une proposition de participer à une exposition sur le bicentenaire de la fin de l’esclavage. Le premier tableau représente une forme d’esclavage « classique » : enchaîné, l’homme effectue un travail de force – disons dans l’Ouest américain, et l’image renvoie à la grande lutte citoyenniste du XVIIIe siècle. Le deuxième tableau montre un prolétaire travaillant à la chaîne dans une usine, référence évidente à la lutte des classes au XIXe siècle. Enfin, sur le troisième tableau, on voit la femme du prolétaire, soit la prolétaire du prolétaire : il évoque la lutte pour l’émancipation des femmes menée au XXe siècle. »
« Les trois tableaux reposent donc sur un même phénomène d’aliénation, à des dates différentes. Et l’idée est que ces trois luttes se tournent le dos, qu’elles ne sont jamais convergentes. Il y avait donc une exigence formelle, puisqu’il est logiquement impossible que les personnages de trois tableaux différents composant un triptyque se tournent le dos. Et j’ai dû jouer sur les perspectives, ainsi que sur un jeu de concordance des couleurs et de la composition, pour que cela fonctionne. Sans prévoir que les tableaux ne seraient pas forcément affichés dans l’ordre que j’avais conçu : lors de l’exposition, ils étaient dans le désordre, toute ma composition s’est cassée la gueule… »
« Dans sa réalisation, celui-ci a été plus simple. L’idée était de parler ici d’un mouvement peu connu, le communisme de la sardine. Au début du XXe siècle, il y a en effet eu des mouvements très durs dans les sardinières de Bretagne, luttes conduites par les femmes qui y travaillaient. C’était un mouvement radical, qui a été soutenu par toute la région. Et qui a subi une répression brutale : le maire rouge de Douarnenez, qui était venu apporter son soutien aux grévistes, a ainsi été blessé par balles par les hommes de main des sardineries, lesquels ont ensuite été se réfugier à la préfecture. La population n’a alors fait ni une ni deux : elle a mis le feu la préfecture. »
« Ce mouvement fait partie des choses qui ont disparu de l’histoire, et il me paraît nécessaire de les remettre en avant. C’est d’ailleurs une responsabilité collective que de ne pas les oublier. On retombe ici sur la question de l’imaginaire et de l’espace public oppositionnel. Il y a toute une mémoire qu’il faut ainsi maintenir, sans tomber dans l’auto-célébration. Il faut être conscient des écueils du mouvement ouvrier, être critique par rapport à ses erreurs, mais aussi être conscient de sa dimension positive. »