mardi 6 décembre 2011
Textes et traductions
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« Nous qui n’étions rien, soyons tout ». Les paroles de la célèbre « Internationale » résument très bien l’ambition de la 1re Internationale à sa création : donner au mouvement ouvrier les moyens théoriques et pratiques de son émancipation. Retour sur cette période fondatrice via le compte-rendu d’une conférence de Mathieu Léonard, auteur d’un ouvrage sur la question.
« C’est nous le droit, c’est nous le nombre :
Nous qui n’étions rien, soyons tout »
Eugène Pottier, « L’Internationale », 1871
Le terme d’ « Internationale » a beau être l’un des plus récurrents du « folklore » musical d’extrême-gauche, rares ceux qui en connaissent la genèse historique. Dommage : on retrouve dans les débats qui ont agité la création et les premières années de l’Association internationale des travailleurs (AIT) des lignes de force qui structureront le paysage idéologique des différents courants de la gauche socialiste, communiste et anarchiste jusqu’à nos jours. La Première Internationale n’a peut-être duré que huit ans, de 1864 à 1872, mais elle a posé les bases des débats à venir chez les enfants de Proudhon, Marx, Blanqui et/ou Bakounine. Petite structure d’entraide ouvrière à sa création, elle n’a pas tardé à prendre de l’importance à l’échelle européenne, voire mondiale, suscitant parfois une frousse disproportionnée chez nombre de gouvernants/possédants...
L’auteur de L’émancipation des travailleurs, une histoire de la Première Internationale (Éditions La fabrique, 2011), l’ami Mathieu Léonard, a écumé les bibliothèques pour faire revivre les débats et problématiques de cet épisode charnière de l’extrême-gauche, sur fond de contexte historique chargé. Le résultat se lit comme un roman : écharpages récurrents entre Marx (stratège des coulisses) et Bakounine, manigances pour imposer telle ligne, blanquistes en maraude et proudhoniens en déroute, débats agités au sujet de La Commune de Paris, dévouement de personnalités injustement oubliées de l’historiographie du mouvement ouvrier (comme Eugène Varlin ou César De Paepe), congrès et grèves en pagaille... Au fil des réunions annuelles de l’AIT, le tableau se précise, se complexifie, se densifie. Jusqu’à la scission de 1872.
Il y a quelques semaines, Mathieu Léonard présentait son ouvrage au Lieu-dit (Paris, 20e) ; voici les grandes lignes de son intervention.
« Cet ouvrage est né d’un étonnement partagé avec l’éditeur Éric Hazan, lui-aussi passionné d’histoire. Celui de noter certaines lacunes parmi les ouvrages disponibles sur la Première Internationale. Le sujet a bien sûr été traité, que ce soit par des chercheurs1 s’attardant sur certains aspects particuliers, ou par certains auteurs d’histoires générales du socialisme2 ou d’ouvrages d’idéologies politiques.
Sachant parfaitement que ma recherche n’était pas inédite, j’ai donc essayé de restituer une synthèse historique du processus ayant amené des militants ouvriers et des penseurs de diverses tendances à constituer une force commune de pensée et d’action. Une association de travailleurs liée aux luttes de classes qui montaient en puissance à la fin du Second Empire – pour ce qui est de la France – jusqu’à un événement extraordinaire, la Commune de Paris, qui trouvera par la suite un très fort écho au sein de la classe ouvrière mondiale.
Qu’est-ce que j’allais amener de nouveau en écrivant ce livre ? Aurait-il une résonance contemporaine ? Je ne voulais pas traiter d’idéologies politiques, des tendances devenues doctrines (syndicalisme, anarchisme, social-démocratie, etc.), mais plutôt raconter l’histoire « par le bas », par ceux qui l’ont faite. Parler de tous ces gens qui n’avaient devant eux que la belle possibilité d’imaginer un projet, de bâtir un programme à force de débats, de confrontations. Je ne souhaitais pas non plus résumer la Première Internationale à une querelle de protagonistes influents (Marx, Bakounine, etc.), comme on le fait souvent, mais m’intéresser aux rencontres, aux congrès successifs, aux réactions face aux grèves de plus en plus virulentes, aux insurrections ou à la répression. »
« Dès le premier rassemblement de l’Association internationale des travailleurs, le 28 septembre 1864, les participants sont évidemment animés par la force de leurs idées mais aussi – c’est peut-être ce qui est le plus important – par une nécessité historique. Celle de s’organiser après plusieurs séries de défaites ayant conduit à des massacres de la population ouvrière – les trois glorieuses en juillet 1830, la révolte des Canuts en 1831 et les journées de juin 1848, entre autres. Une idée germe dans les esprits : plutôt que des insurrections aux issues quasi certaines et malheureuses, il faut chercher un moyen d’organisation permettant au prolétariat de se constituer en force. Et celle-ci ne peut venir que de l’union.
« Trouver un lien entre les travailleurs du monde », écrit Flora Tristan. L’union ne peut trouver sa forme que dans le débat, la rencontre, et non dans une structure ou une discipline de parti. Ces gens-là ont un besoin impérieux d’échanger, à une époque où les moyens de communication restent pourtant limités. Ils se rendent dans les lieux de congrès, ils confrontent leurs points de vue, tous orientés vers un horizon commun : L’Emancipation des travailleurs3. Malgré des antagonismes, des affrontements d’idées, ils maintiennent leur volonté de rassembler des voix dans un même idéal de justice sociale et de liberté.
Les protagonistes de la Première Internationale se rencontrent à Londres en 1864 pour établir un comité de liaison et un réseau entre des groupes ouvriers à travers l’Europe. Le modèle politique de l’Angleterre, à cette époque, autorise une certaine forme de liberté d’expression, qui a permis à des proscrits de différents pays de s’y installer, après 1848. À l’initiative des dirigeants du Trades Union Congress, un syndicat britannique assez puissant – plusieurs centaines de milliers de membres –, ils se rassemblent et conviennent de la nécessité de tisser des liens de solidarité effectifs entre ouvriers européens pour éviter qu’ils se retrouvent en concurrence les uns contre les autres. Il s’agit d’opposer une force organisée aux patrons capitalistes qui cherchent à les diviser. C’est avant tout l’intérêt pragmatique qui pousse tous ces ouvriers à se regrouper pour défendre leurs conditions de vie et imaginer même un dépassement de leur exploitation. Dans L’union ouvrière, Flora Tristan écrit déjà : « L’affranchissement des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. » Ce mouvement d’organisation de masse acquiert une vraie force et met en œuvre une communauté d’actions tournées vers les intérêts du prolétariat. »
« Au sein de l’Association, on trouve des ouvriers mutuellistes– souvent parisiens – inspirés par les théories de Proudhon. Eux sont initialement moins impliqués par les grèves que par la construction d’un projet alternatif de société. Ils préconisent l’auto-organisation des ouvriers sous une forme de coopérative ou d’association de production, afin qu’ils ne soient plus tributaires du patron mais construisent une alternative au salariat. Ces ouvriers mutuellistes viennent de l’artisanat et ont un rapport au métier qui n’est pas celui des ouvriers de l’industrie lourde, confrontés à une mécanisation et à une division du travail accrues. Le débat autour de la conception proudhonienne mutuelliste entre ouvriers artisans et industriels est prépondérant lors des deux premiers congrès de la Première Internationale mais, par la suite, il évolue vers des principes collectivistes : il faut s’approprier les moyens de production les plus essentiels (les transports, les communications, les routes, les canaux, les mines, mais aussi la terre).
Un autre clivage apparaît, par ailleurs, entre les socialistes étatiques partisans d’une organisation par le haut – l’État collectivise et organise la production – et les partisans du collectivisme par le bas – les forces productives passent directement aux mains des travailleurs, avec l’idée que l’État est forcément l’outil de la domination (voire la domination elle-même), un instrument d’asservissement et de despotisme. Avant même que ne se constitue l’idéologie de l’anarchisme stricto sensu, il y a déjà cette défiance par rapport à l’État chez certains ouvriers parisiens, mais aussi italiens et espagnols.
La Commune met concrètement la question en pratique. Marx lui-même, dans une adresse de l’Internationale – connue depuis sous le nom de La Guerre civile en France –, s’interroge : les ouvriers doivent-ils s’emparer de l’État, pour faire jouer ses leviers au nom de la classe ouvrière, ou bien détruire la machine étatique (« bureaucratico-militaire ») et en inventer une autre forme ? Pour lui, si la classe ouvrière doit prendre le pouvoir politique, c’est pour qu’il y ait une socialisation de l’État, c’est-à-dire pour que la société l’investisse massivement. L’État ne doit pas être institué en tant qu’organisation administrative coercitive mais investi en permanence par les forces sociales. Socialiser l’État plutôt qu’étatiser la société.
Ces différentes conceptions se manifestent à un temps fort du mouvement ouvrier, qui est aussi un moment de rupture. Après la défaite de la Commune, les divergences vont croissantes, divisant des ouvriers qui ne réussissent plus à s’entendre ni même à se parler. Les anarchistes se radicalisent refusant tout lien, tout jeu avec la politique. Et les socialistes étatiques veulent constituer un parti fort qui permette à la classe ouvrière d’avoir une organisation et surtout une représentation politique. Ce qui mènera l’Internationale à une scission en 1872. »
« L’histoire de la Première Internationale révèle la genèse des grandes idéologies politiques qui se sont constituées à cette époque. Elle trouve sa richesse dans l’expression d’une volonté politique qui refuse l’état des choses existant et invente un futur. Une réelle force de dépassement qui peut, aujourd’hui, dans un contexte où l’on a désormais la certitude que le monde est gouverné par les diktats des marchés, donner envie d’une réappropriation du politique, sous des formes à imaginer. »
1 « Parmi les historiens qui ont écrit sur la Première Internationale, on peut citer Jacques Rougerie, Jean Maitron, Maurice Moissonier, Marc Vuilleumier, ou encore Michel Cordillot », ajoute Mathieu Léonard.
2 Histoire générale du socialisme, de Jacques Droz.
3 « L’ouvrage de James Guillaume (L’Internationale), qui m’a beaucoup servi pour écrire L’émancipation des travailleurs, décrit très bien cette euphorie de la rencontre, cette joie de débattre chez des gens qui ne pensent pas forcément de la même façon mais qui ont, au fond, la même aspiration », précise Mathieu Léonard.