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mercredi 3 octobre 2012

Littérature

posté à 17h22, par Lémi
6 commentaires

Mon Empire pour Doisneau et Prévert

En langage médical, on appelle ça une rechute. Le patient est stable, il est sur la bonne voie, et soudain, bing, il trébuche sur son obsession. Ici, c’est la vision fantasmée d’un Paris du passé qui fait un retour en force et provoque le déraillement. La faute à un petit livre récemment publié, « Robert Doisneau, comme un barbare... », d’un certain André Pozner.

Je donnerais un bras pour une dérive parisienne avec Doisneau et Prévert. Cash. C’est pas du flan. Même, j’y joindrais volontiers d’autres gages de motivations : je donnerais toute la Rive Gauche, paf, d’un bloc, Alain Souchon compris. Et Beaubourg, et les Halles d’aujourd’hui, et Bastille, et la rue d’Oberkampf. Cadeau. Mieux : j’irais jusqu’à offrir mon redoutable vélo-destroyer Jacques Anquetil en échange de quelques heures de déambulation en compagnie des deux susdits. Oui, c’est à ce point.

Hier encore, j’aurais sûrement hésité à sacrifier mon bras, un membre plutôt utile et qui participe largement du succès de ma démarche chaloupée auprès des foules. Quant au bicycle Jacques Anquetil, le sel et le pain de ma vie, je n’aurais jamais imaginé en proposer le don. Mais c’est ainsi : je suis un impulsif. Et puis, c’est peut-être lié - qui sait ? - au fait que je viens d’engloutir un petit livre d’un nommé André Pozner, (très mal) intitulé Robert Doisneau, comme un barbare (éditions Lux, 20121), lequel se focalise en grande partie sur quelques ballades que l’auteur a eu la chance de partager, encore jeunot, avec Messieurs Doisneau et Prévert. Une belle lecture, remuante et puissante. Forcément, ça a dû jouer dans cette acceptation d’une éventuelle amputation corporelle et vélocipédique. Je m’étais d’ailleurs plus ou moins dit la même chose après avoir dévoré Paris Insolite de Jean-Paul Clébert : sur le coup, les pages encore en tête, j’aurais vendu père, mère, fratrie, tatou empaillé et fichier d’abonnés Article11 pour quelques heures à fréquenter ce saint homme qui lisait dans la ville comme dans une Bible ouverte. Oui, un divin tableau s’incrustait dans ma tête, rugissant ses couleurs sépia, en mode « What a Wonderful Capitale  » : Jean-Paul Clébert, un bar interlope, des Gitans, des gitanes maïs, des blancs secs, et votre serviteur trinquant comme un bienheureux sur le cadavre de ceux qu’il vient d’offrir en sacrifice au Dieu Paname. Joie.

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Robert Doisneau : « Jacques Prévert devant le magasin Mérode »

Il y a évidemment une part de stupide nostalgie réécrite dans ces emportements lyriques. De reconstruction fantasmatique solidement ancrée à des lectures poussiéreuses autant qu’envoûtantes. Paris n’est jamais aussi beau que quand il n’est plus. Et comme il est de moins en moins, forcément, ça titille. On voudrait les Halles photographiées par Doisneau, on se retrouve avec un centre commercial plus fake qu’une réduction SNCF. On rêve des gouailleux marchands d’orange de Prévert, on a la caisse automatique du Carrouf. Notre palet salive pour le Vin des rues2 made in Bob Giraud, on l’arrose de Maximator en traînant des savates sur un Boulevard anonyme. Des coups à replonger, comme un seul homme. Même si Doisneau et Prévert – et le poignant de la chose ne t’échappera pas – déplorent eux aussi, en leur temps, ce qu’est devenu Paris ; les scènes décrites se passent dans les années 1970, mais eux pleurent, se lamentent : le Paris des années 1950 a disparu… Il faut croire que dans trente ans je me fendrai de considérations sur la splendeur perdue du Paris des années 2012. O Tempora o Mores.

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Robert Doisneau, « Les Travaux des Halles depuis La Fontaine des Innocents », 1974

Bref. Doisneau, Prévert ; deux guides d’élite pour une déambulation exquise et roborative dans les arcanes de Paris. Prévert apostrophant gentiment les commerçants de son voisinage et multipliant les anecdotes d’une voix de stentor ; Doisneau plus en retrait, dardant ses regards énamourés et ses objectifs amoureux sur les ombres de la ville. C’est avant tout les traces de leurs regards qu’offre André Pozner dans ce petit livre sans prétention, des instantanés fugaces, des clichés développés qui pourraient faire clichés mais vibrent d’émotion. Il débute d’ailleurs sur la pointe des pieds, ce chanceux Pozner3, tant il sait le terrain battu et rebattu : « Doisneau, on lui a tant tourné autour, et il y a déjà tant de livres à son sujet, et on l’a tant décortiqué, que moi, lui enlever encore de l’écorce, pas sûr.  »

Le livre est censé être centré sur Doisneau, Cf. le titre, mais c’est du pipeau, enfin plus ou moins. Ils sont deux à hanter ces lignes. C’est chez Prévert que Pozner rencontre Doisneau. Et c’est leur drôle de couple qui avant tout habite le livre. Deux voyants, chacun doté de ses outils propres mais si proches dans leur démarche. Deux Parisiens forcenés, à l’ancienne, qui déjà dans les années 1970 avaient tout compris : Ménilmuche oui, Montmartre non. C’est pourtant simple.

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Les Halles la nuit, par Doisneau

Sur l’art photographique, ceci dit, Prévert s’efface, et c’est Doisneau qui reprend la main. Ricanant doucement aux rencontres photographiques d’Arles – «  On nous explique que l’image a supplanté le verbe et on se réunit huit jours pour en parler. » Évoquant les magazines people et leurs photos vides : «  Une espèce de fausse monnaie qui sert à faire patienter les gens dans l’autobus ou dans le métro. » Rappelant que seule la marche est l’amie du photographe : « Le pied est fait pour servir l’œil. Un photographe en voiture est un photographe perdu.  » Résumant la photographie d’une phrase définitive : « Un centième de seconde par-ci, un centième de seconde par-là, mis bout à bout, cela ne fait jamais qu’une, deux, trois secondes chipées à l’éternité.4 »

Et c’est encore Doisneau que je convoque pour conclure ce billet désordonné (c’est la rentrée, on fait ce qu’on peut) : « Des cubes, des carrés, des rectangles. Tout tombe droit. Le désordre est banni. Un peu de bordel, c’est bien, pourtant ! C’est là que se niche la poésie. [Dans mon enfance] on n’avait pas besoin que les promoteurs nous offrent, dans leur magnanimité, des espaces ludiques. On les inventait. Aujourd’hui, plus question de bricoler, la commission d’urbanisme débarque. Toute spontanéité est bannie. La vie fait peur. »

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À signaler : l’édition propose une quinzaine de belles photos (inédites, si j’ai bien compris) réalisées par André Pozner lors de ses rencontres avec les deux doux géants.

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3 « Je voulais voir comment ça fonctionnait, Doisneau-Prévert », écrit-il. Bah, moi aussi, j’eus aimé.

4 Citation du livre de Doisneau : Trois secondes d’éternité, 1979.


COMMENTAIRES

 


  • mercredi 3 octobre 2012 à 18h53, par wuwei

    « ...j’aurais vendu père, mère, fratrie, tatou empaillé et fichier d’abonnés Article11 »

    Seulement si c’est pour un cubi de rosé.



  • jeudi 4 octobre 2012 à 13h06, par Isatis

    Hahaha !!! La revanche des vieux a sonnée, héhé……
    j’ai connu les halles, les soupes à oignon et c’était bon, j’ai bien petite mais j’en ai un souvenir parfait, quel monde extraordinaire !
    Modeste et piètre photographe amateur, mes deux chéris dans le genre sont Doisneau et Reza… Ballade (avec deux ailes) dans Paris avec l’un, dans le monde avec l’autre………
    Que ça serait chouette…
    Et hop encore un bouquin à coller sur la liste du libraire, merci :-)



  • samedi 6 octobre 2012 à 18h56, par ramzi

    J’ai fait un bond de 20 ans et j’étais au coeur d’un manuel scolaire de français avec des photos d’illustration.
    La photo de Prévert est sublime. Merci



  • lundi 8 octobre 2012 à 12h27, par pièce détachée

    Quand on était petits mon frère et moi, entre 1957 et 1963 on se levait dans la nuit du mercredi au jeudi pour aller livrer aux Halles avec le père, dans le Citroën antique dont la ferraille faisait tressauter au passage toutes les futailles de Bercy. J’ai peut-être entrevu Isatis et sa petite soupe, mais dans cet apprentissage, tant de choses et de gens, familiers et complètement différents, demandaient une attention fiévreuse... Après, le vendredi, on retournait à l’autre école.

    On était maraîchers-primeurs du côté de Créteil. Il n’en reste aucune trace vivante. Je regarde des photos de Doisneau : voir la gamine dont on sait qu’elle est dedans ? — c’est mort.



  • mardi 16 octobre 2012 à 14h32, par bib

    ... well well, ça me donne envie de relire Jacques Yonnet tout ça...

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