mardi 3 novembre 2009
Le Cri du Gonze
posté à 11h54, par
8 commentaires
Je suis un crétin : alors que j’ai passé deux mois en Bolivie, je n’ai découvert l’existence de Mujeres Creando, collectif anarcha-féministe rentre-dedans, qu’à mon retour. Circonstance aggravante : je n’ai jamais trouvé le temps d’assister à la projection parisienne d’un de leurs films. Un crétin, te dis-je… Ceci dit, ça ne m’empêche pas de te parler de leur travail. La preuve...
« Je ne suis pas une mariée plantée sur l’autel. Je suis une enfant au cœur mutilé. On m’a brûlé les sentiments avec de l’acide, avec de l’eau bouillante, avec du venin. Je ne suis une fiancée plantée sur aucun autel. Je hais les hommes, peut-être qu’à cause de cette haine, les jolies choses qui sont en moi ne se réveillent jamais, peut-être. Mais écoutez-moi, je dois les haïr pour survivre dans la rue. Je dois me méfier d’eux. Leur mentir du regard, leur démontrer qu’ils ne peuvent s’approcher. Je hais les hommes et la haine que je ressens me protège, pour qu’aucun ne m’exploite, pour qu’aucun ne me touche. J’ai mes raisons que je ne vais pas vous expliquer. J’ai mes raisons que personne ne comprendra. Je ne suis pas heureuse, c’est sûr, parce que la haine ne me laisse pas être heureuse. Je ne suis pas libre non plus parce que la haine ne me laisse pas libre. Mais je ne rencontre pas d’autres façons de les arrêter, je ne trouve pas d’autres formes pour me lier à eux, et qu’ils ne m’embêtent pas. Je ne trouve pas d’autres formes pour répondre à la vie. »
Ça remonte à un moment, pas loin d’un an, et pourtant je me rappelle encore très bien de cette discussion, presque mot pour mot. C’était une femme d’une quarantaine d’années, rencontrée par hasard lors d’un bal de campagne bolivien. Elle était en habits traditionnels, sur son trente-et-un folklorique, et se montrait d’une patience angélique vis-à-vis de mes piètres capacités en espingouin. Faut dire que ça l’intéressait bigrement de comprendre ce qu’un Français aviné pouvait bien fiche dans la cambrousse des environs de Tajira, au Sud-Est de la Bolivie, à s’ingénier (en pure perte) à reproduire une danse folklorique tarabiscotée. On a parlé un moment, en se partageant une bouteille de vin.
J’étais un peu bourré ce soir-là, comme tout le monde. C’était pendant le carnaval et, dans cette région comme dans toute la Bolivie, le carnaval est l’occasion d’ un mois de fête éminemment éthylisée2. Chaque soir ou presque, il y avait un nouveau bal dans les environs, animé par un orchestre du coin et par des troupes de danse folklorique. Des armées de danseurs bourrés envahissaient chaque bal de campagne, souvent Indigènes mais pas que. Ce soir-là, ils étaient venus en force, anticipant le clou des festivités : le lendemain devait se tenir dans le centre-ville de Tajira la fête des Comadres, célébration censément réservée aux femmes et à leurs élus (Compadres) mais qui ne tarderait pas - comme à chaque fois - à s’étendre à toute la ville et à ses habitants. J’en parlais à cette femme, me réjouissant d’avance de la chose, mais elle semblait un peu blasée. Et puis, sans prévenir, elle m’a rétorqué :
Tu sais, il y a quelque chose qu’il faut savoir. Ici, les jeunes n’ont aucune éducation sexuelle, c’est un peu tabou d’en parler sérieusement, à part entre mecs mais là ils paradent dans le vide. Alors, pendant le carnaval, et spécialement demain pour la fête des comadres, les femmes et les filles vont se lâcher, boire comme des trous, les mecs vont en profiter pour draguer, il y a plein de couples qui vont faire la chose dans les fourrés ou contre un arbre, la plupart du temps sans capotes. Et dans neuf mois, il va y avoir l’habituel pic des naissances. Ça ne rate jamais. Et personne n’avorte ici, c’est interdit. Pour la plupart de ces filles ce sera dramatique, car le mec avec qui ça s’est passé refusera généralement de reconnaître le gosse. Être fille mère ici, c’est très difficile à assumer.
Sur sa lancée, elle avait continué à me parler de la situation des femmes boliviennes, s’attardant sur les caractéristiques d’une société éminemment macho et patriarcale, me fournissant des chiffres hallucinants en matière de violence conjugale. Mon enthousiasme d’occidental ravi de la crèche bolivienne avait légèrement flanché. Et puis, plus tard, toujours à Tajira, on3 avait rencontré Anna, mère d’une famille de trois gosses. Son mari était plutôt sympa, ses gosses étaient des merveilles. Ils (sur)vivaient avec une paie chétive pour tout le monde, accueillant également les enfants de la sœur d’Anna dans leur maison en tôle, mais ils ne se plaignaient pas, nous invitaient presque tous les jours. On amenait du poulet et du vin, les enfants piaillaient en se moquant de mon accent de gringo et on faisait la fête toute la nuit. Un soir, au détour d’une conversation, alors qu’il n’était pas là, Anna nous avait confié que son compagnon, qui semblait si sympathique, la battait parfois quand il rentrait bourré d’une soirée avec ses potes. Elle le disait presque d’un ton anodin, résigné. Devant nos airs consternés, elle avait ajouté que, de toute manière, son ancien compagnon la battait aussi, c’était banal par ici. Blam.
J’ai par la suite souvent entendu ce genre de discours, dans la bouche de Boliviens et de Boliviennes. Évidemment, je ne me propose pas ici d’entrer dans le pourquoi de cette situation. La société bolivienne5, si elle en train de se transformer, reste une société profondément machiste et salement intolérante quand aux formes de sexualité non hétérosexuelles. C’est un fait. Les femmes indigènes, les prostituées, les gays, les lesbiennes, les filles mères, les femmes mariées, etc. sont tous confrontés aux pesanteurs d’une société bourrelée de tabous. La télé, les journaux, les discours ambiants, dans l’attitude des jeunes boliviens, reflètent tous ça. L’arrivée au pouvoir de Morales, si elle a été signe d’espoir à ce niveau (après tout, la nomination de femmes à quelques postes clés, comme Silvia Lazarte à la tête de l’Assemblée Constituante, était facteur d’espoir), n’a pas fondamentalement changé la situation. Il n’a pas dépénalisé l’avortement ni pris de mesures en faveur des minorités sexuelles (à ma connaissance, en tout cas). Dans ces conditions, l’existence de Mujeres Creando, collectif activiste basé à La Paz qui se qualifie lui même d’anarcha-féministe n’en est que plus salutaire.
« Il est temps de passer de la nausée au vomissement. »
Mujeres Creando (littéralement : « femmes qui créent ») a été fondé en 1992 par Julieta Paredes, María Galindo et Mónica Mendoza, ainsi que par une poignée d’autres femmes déterminées. Dès ses début, l’association a accueilli dans ses rangs les rares femmes ouvertement lesbiennes du pays et a cherché à lier les revendications féministes et minoritaires à celles, moins marginales, des inégalités sociales6. Là où d’autres collectifs se focalisent sur la seule question du féminisme, ou des droits des minorités sexuelles, Mujeres Creando a une approche globale de la question, considérant qu’on ne peut lutter sur un front sans prendre les autres en question. Aux activités artistiques (graffitis, théâtre de rue, réalisation de films expérimentaux ou documentaires) ont donc rapidement répondu d’autres formes d’engagements.
Le collectif s’est fait connaître à l’étranger suite à sa participation en 2001 à l’occupation mouvementée de l’Agence de Supervision des Banques de Bolivie, en solidarité avec la Deudora, une organisation qui lutte pour désembourber les endettés. L’idée était de faire effacer des dettes illégitimes et les insurgés avaient mis les petits plats dans les grands question détermination, puisqu’ils étaient armés de dynamite et de coktails molotovs (dans cet article, Hns-info décrit ainsi comment certains hauts fonctionnaires de la banque étaient ficelés à des charges de dynamite). À cette occasion, Julieta Ojeda, membre de Mujeres Creando, expliqua pourquoi le collectif soutenait cette action7 : « En réalité les institutions financières commettent usure et extorsion, escroquant les gens et exploitant leur ignorance, en leur faisant signer des contrats qu’ils ne comprennent pas. »
Dans cette action comme dans nombre de leurs réalisations - Mujeres Creando publie aujourd’hui une revue, Mujer Pública (Femme Publique, depuis 1995), produit une émission de radio hebdomadaire, et gère un lieu d’accueil appelé Virgen de los Deseos (Vierge des Désirs) situé à La Paz, qui offre logement, nourriture, éducation et ateliers artisanaux aux femmes de la rue - , les femmes de Mujeres Creando luttent aux côtés de plus pauvres et démunis. Comme l’explique sur cette vidéo (en espagnol) une de ces activistes, l’idée est de faire reculer les pesanteurs sociales de la société bolivienne : « Nous ne sommes pas du tout intéressées par un projet de pouvoir. Ce qui nous intéresse, c’est un projet de transformation sociale. »
Rentre-dedans, elles se sont d’abord fait connaître des habitants de La Paz par leurs graffitis provocateurs. Entre autres : « Je ne veux pas être la femme de ta vie, je veux être la femme de ma vie », « Ni dieu, ni maître, ni mari », « Notre féminisme ne recycle ni ne colmate, il supprime, il déplace, il émeut », ainsi que mon préféré, le très beau « Si Evo avait un utérus, l’avortement serait dépénalisé et nationalisé », déjà cité plus haut et qui marque leurs profondes désillusions après l’arrivée au pouvoir de Morales.
Faisant écho à cette discussion que je citais plus haut, les activistes de Mujeres Creando militent également pour que l’éducation sexuelle se généralise en Bolivie et pour que l’avortement soit légalement reconnu8. Un de leurs livres, Sexo, placer y sexualidad, a récemment été adapté à la télévision sous le titre Creando Mujeres (en créant des femmes). Filmés directement dans la rue et traitant de thèmes largement absents des médias (homophobie, sexualités alternatives, prostitution…), ces huit épisodes ont suscité un intense débat en Bolivie. En passant, inutile de dire que la plupart de ces militantes, détestées par la police et les milieux réactionnaires, ont déjà eu l’occasion de tâter de la prison.
Ce féminisme qui dynamite
Pour les Mujeres Creando, il n’est rien à attendre des féministes officielles (qu’elles qualifient d’ailleurs de « technocrates du genre »), auxiliaires d’une domination qui se contente de lentement changer d’apparence. Inclassables, elles professent un radicalisme féministe à la sauce anarchiste qui se construit au jour le jour, avec l’apport de chacune des participantes, des femmes de la rue ou des foyers, comme l’explique Maria Galindo (extrait pioché, ici, sur le portail de la Fédération Anarchiste. Tu y trouveras d’autres textes intéressants) :
Notre proposition n’est pas née d’un courant féministe... nous ne sommes pas un courant de pensée… Lorsque les femmes rejoignent le mouvement, elles apportent leur vie propre, leur corps, et surtout leur biographie personnelle qui nous paraît être la base pour que chacune d’elle construise sa position idéologique. C’est à partir de l’exploration des rebellions de femmes que je parle d’un féminisme intuitif c’est-à-dire qui ne dispose d’aucun concept, d’aucun mot, ni même d’aucun référent symbolique dans une culture patriarcale.
Le refus d’adopter les postures attendues, la volonté de rester en dehors des institutions et de continuer à dynamiter à leur manière se traduit par un recours constant à une forme de provocation qui ressemble presque à du happening. Dans Acciones de Mujeres creando, documentaire diffusé par Le Peuple qui Manque, elles définissent ainsi leur action :
Nous sommes loin du geste militant, héroïque, messianique, nous, nous convoquons, à des fêtes de rue, qui sont mutineries et des mutineries qui sont fêtes de rue. Elles sont mutineries car nous ne demandons pas la permission et parce que nous ne concevons pas notre présence dans la rue comme un spectacle avec public mais un engagement, une façon de tisser des complicités insolites et interdites.
Plus proche d’Emma Goldman (« If I can’t dance I don’t want to be in your revolution ») que d’Isabelle Alonzo, les dynamiteuses de Mujeres Creando, qui ne se définissent jamais de la même manière (la dernière que j’ai lue : « Nous sommes un mouvement d’indiennes, de putes et de lesbiennes ensemble, mélangées et fraternellement liées. ») continuent à revendiquer une approche transversale de l’action féministe. Contre le machisme, la violence et l’intolérance, mais aussi contre le néo-libéralisme, le racisme, les inégalités sociales, la stagnation culturelle… Une dernière citation, pour finir, parce que les mots utilisés par Mujeres Creando touchent terriblement justes :
Nous ne sommes pas des intellectuelles, ni des artistes. Réfléchir, sentir et s’exprimer sur le corps n’est pas l’affaire d’artistes ni d’intellectuels. L’affaire des artistes et des intellectuels c’est la dissimulation et les bonnes manières, c’est la mode et les apparences. Tant que l’art sera aussi blanc, convenable, masculin, décoratif, inoffensif, égocentrique et si loin d’une bonne soupe ou d’un beau pavage, nous ne serons pas des intellectuelles ni des artistes. Nous ne sommes pas des artistes, nous sommes des agitatrices de la rue, des cuisinières, des débitrices, des féministes, et des graffiteuses.
1 Les vidéos de Mujeres Creando sont diffusées par le Peuple qui Manque, structure de distribution et de programmation montée par Aliocha Imhoff & Kantuta Quiros qu’Article 11 interviewait ici. Je ne peux que t’inciter à surveiller d’un œil attentif leur programmation sur leur site.
2 La région de Tajira est productrice de vin et, de manière générale, les Boliviens ne sont pas de petits joueurs questions picole, oh que non.
3 Bibi et une amie.
4 Ielena, fille d’Anna, lors d’un bal de campagne bolivien. Photo bibi.
5 A l’image d’une Amérique Latine profondément imprégnée de culture machiste.
6 De quoi ajouter du grain à moudre au débat qui a suivi le billet de JBB sur Walter Ben Michaels
7 Même s’il nia en être à l’origine, comme l’affirmèrent certains membres du gouvernement.
8 Il y a peu, le collectif s’est adressé au ministère de la Santé pour qu’il mène une enquête sur la multiplication logique (puisque l’avortement est toujours interdit) des mortifères laboratoires clandestins, requête restée bizarrement sans réponse…